La chute....
Il y a toujours un vide à franchir. Un pas à faire. Et une chute. Je ne l’aimais pas, pourtant le " lien " a été tressé. Oui, le lien. Je crois que j’en ai parlé ici. C’est un truc terrible. C’est l’image du plein entre deux personnes. Une relation sans espace. Sans vide. Tout est occupé. Quand il fallut faire l’armée, j’ai choisi. Je serais parachutiste. Parce que lui, ne l’avait pas été. Et le lien derrière qui se nouait. Toujours un peu plus fort, un peu plus serré. C’est comme cela que j’ai fait mes premiers pas dans le vide. Huit jours après mon incorporation je savais que ce monde n’était pas le mien. Mais j’y étais pour un an. Mes rêves de capitaine se sont évanouis presque instantanément. Ma mythologie s’est effondrée comme un piteux château de cartes. Alors, un an avec les hommes, les vrais, les durs, les tatoués, les fortes têtes. Mais s’était la dîme à verser au " lien ". Je hais les foules, les groupes, les pensées de groupe, les pensées de foule. Sans le savoir j’avais fait mon premier pas dans l’errance. Mais il faudrait détruire le " lien ". Le lien c’est le plein. Et je venais de faire l’expérience du vide. La plus facile. Souvent j’ai pensé à toi, le refus de saut, et j’ai voulu croire que ce qui t’était arrivé ce jour là t’avait sauvé. Sauvé des gueules rasées, des torses bombés. Quand je vois le temps que cela m’a pris… Souvent j’ai marché à coté de ma vie. Même aujourd’hui. Je ne sais pas. Je ne saute plus des avions, mais le vide est plus profond. Franck
Et dans la chute toujours quelque chose d’incompréhensible pour l’esprit. La chute n’est pas naturelle, ni le vide. On est fait pour être dans le plein. En fait on croit qu’on est fait pour être dans le plein. Lui tous les samedi il était plein. Et il me racontait sa guerre. Tous les samedi. J’étais obligé d’écouter et de faire le plein avec lui. Il parait que c’est comme ça qu’on devient un homme. On parle de la guerre, on boit, on fume. Lui il est parti en Indochine faire sa guerre. Et tous les samedi il me racontait. Encore aujourd’hui j’ai l’impression de connaître cette région du monde. Saïgon, la rue Catinat, la cathédrale au bout, l’hôtel, le Continental je crois, et puis bateau qui amenait les troupes, le ¨Pasteur. Les rizières, les buffles.
A Quinze ans je voulais être capitaine. Capitaine aux frontières de l’Empire. A Quinze ans on très bête. Plus tard, aussi. J’avais des rêves de frontières. Je n’avais pas encore lu Buzzati. Je voulais être sentinelle perdue. A la frontière, comme si je me doutais que l’essentiel se trouvait au-delà des nuages. Déjà.
J’écoutais sa guerre. Un peu pourrie sa guerre. Mais a quinze ans j’écoutais. Et je voulais être capitaine. Le " lien " est une chose terrible. Ma seule façon d’exister était de faire comme lui. J’ai donc tout dupliqué, mais plus vite que lui. Parce que s’était un vrai jeu de con. Mais à cette époque je ne le savais pas.
Il fallait que je finisse sa vie au plus vite. Que je meurs pour renaître.
Dans la vraie vie, les choses ne sont jamais aussi claires que cela. Il est parti en Indochine, je suis parti en Afrique. Il a commencé sa carrière comme manutentionnaire dans une grande société. J’ai commencé comme manutentionnaire dans la même société. Il s’est marié avec une esthéticienne, je me suis marié à une esthéticienne. Il était alcoolique, je suis devenu alcoolique.
Il y avait là une sorte de marche de fou. Être le même pour mieux s’en séparer, pour mieux le nier. Echouer, s’était le faire échouer. Lui est mort, moi je renaîs. Sans cesse.
Alors c’était normal. Je voulais être capitaine aux frontières de l’empire. Dans mes rêveries j’étais un soldat perdu, oublié. Le dernier soldat, sur la dernière frontière.
Il a fallut sauter. Bien sûr. En tout je l’ai fait quinze fois. Quinze fois avec la même peur. Mais j’ai appris une chose : que je n’avais pas peur de ma peur.
Le saut militaire n’a rien à voir avec les sauts du dimanche. Les ordres, les cris des largueurs, la sonnerie stridente, d’autres cris et puis la porte… on est aspiré dehors pris dans le vent des hélices et brusquement saisi par le calme. La chute. Courte. Nous avons une sangle qui tire le sac à parachute. Le premier saut, je suis trop près de celui qui me précède. Le largueur veut me retenir. Je suis emporté, mais la prise du largueur me plaque contre la carlingue. Mon casque cogne. Les courroies du casque cassent. Mon casque tombe. Le vide, sur la tête nue. La parachute s’ouvre. Je suis suspendu. Là, il y a un instant magique. Impossible à décrire. La chute lente, vers le sol. Le silence. La peur terrible se dissipe en une fraction de seconde. Seulement une chute lente. Un jour, je suis sorti de l’avion, et j’ai été pris dans un courant ascendant. Les autres étaient déjà au sol moi je restais suspendu. Je l’ai entendais crier. Là aussi se fut magique.
C’est après mon deuxième saut que j’ai compris que j’aurais toujours du mal avec mes congénères. Le gars, devant moi fait un refus de saut. Il se cabre, bloque ses bras à la porte. Hurle. C’est difficile un homme qui hurle comme ça, dans sa peur effroyable, dans le bruit des moteurs, et de la sonnerie stridente. Les largueurs s’acharnent. Ils poussent, ils tapent sur les bras. Rien n’y fait. C’est un instant de violence absolu. Cinq, six seconde, peut-être dix. Le temps presse dans l’avion, il faut continuer le largage. Alors on le tire en arrière et le jette au fond de l’avion. Tans bien que mal je repars. L’air aspire. Le vide à nouveau. Le silence. Le gars à refusé de sauté. Je me sens proche de lui. Cela aurait pu être moi. Je sais qu’il est entré dans une saison de douleur pour un homme. Il est resté dans l’avion. Il a atterri avec l’avion. Ils l’ont raccompagné au casernement, ils lui ont demandé de préparer son paquetage. Et d’attendre, là, devant. J’ai failli vomir. Une glaire de bile a brusquement remonté. Un goût amer, dans la bouche, dans tout le corps. Ils nous ont obligés à défiler devant lui, le refus de saut. Parce qu’il fallait l’humilier. Autour de moi, les insultes, que les autres lui jettent à la face, toute la peur jetée à la face de l’autre, comme s’ils lui reprochaient leur propre peur. Je ne sais plus quoi faire. J’ai honte ? Honte pour eus, pour lui. Je voudrais vomir. Pleurer. Je voudrais le serrer contre moi. Et puis, je ne fais rien. Je me tais. Ce jour là, je me tais, et je les ai haï, les hommes, les durs, les vrais, les tatoués. J’avais eu le courage physique de sauter de l’avion, et pas le courage de sortir du rang dire ma révolte, mon écœurement. J’étais lâche, dans mon silence, et dans ma honte et dans la sienne qui devenait la mienne. Longtemps, cette image m’a hanté. Pourtant elle m’a libérée aussi. Ce jour là j’ai su de quel coté j’étais. Même mal, je l’ai su. Même lâche on sait.
Plus tard, je saurais que le vrai vide est ailleurs. Dans les mots souvent, dans l’espace entre les mots, dans les silences. Et pour cela il ne faut pas être plein. Ecrire, s’est être dans le vide. Dans la solitude et dans le vide. Le contraire de sauter d’un avion.