Page d’un souvenir. Un livre qui s’ouvre au hasard. On laisse glisser sous le pouce les pages du livre, toujours à l’envers. On remonte les mots. Les phrases. On revient vers le titre. Parfois le pouce se crispe un peu et le défilé des pages s’arrête. Au hasard. Alors on cueille ici ou là quelques mots dans l’espoir d’être saisi ou appelé. Et le pouce lâche. Et le défilé des pages reprend De la fin au début. Comme ces souvenirs qui reviennent aujourd’hui. Le pouce de ma mémoire vient se crisper.
Elle s’appelait Pascale. C’était une âme brûlée. Un mélange d’urgence et de nonchalance. Durant quelque mois nos routes se sont croisées C’était, il y a longtemps. Pascale était brune. Magnifique. Tout en rondeur et en harmonie. Un éclat de lumière noire. Des yeux sombres, une bouche gourmande, sensuelle et un rire sorti tout droit des enfers. Un jour j’ai posé ma main sur la sienne, et elle simplement dit " non ", avec un sourire bordé d’une infinie tendresse. Mais elle m’avait laissé dans le trouble, l’émotion, comme si elle avait jeté un voile d’ombre sur nos deux cœurs. Un voile de soie noire, où l’on pouvait voir le soleil en transparence. Pascale voulait être actrice. Comédienne en fait. Elle me disait qu’elle aimait cette peur qu’elle éprouvait sur les planches. Une peur qu’elle apprivoisait, qu’elle dominait au fil des tirades. Pas comme cette peur d’enfance qui parfois la submergeait. Le souvenir de sa mère suicidée sous un train. Et un père invisible. Translucide. Pas comme ses peurs d’adolescence avec les premières mauvaises expériences de la sexualité. Une sexualité brutale, volée, comme des fleurs arrachées et jetées parterre. Elle ne savait plus dire si elle avait été consentante. Elle avait eu peur. Après elle avait pleuré. " J’ai regardé ce sang qui coulait sur mes cuisses, j’ai regardé ce sexe qui ne m’appartenait plus… j’avais peur que le sang ne s’arrête pas. " Sur les planches elle se sentait entière. Comme une vraie femme. Elle m’avait dit non, et puis elle s’était presque excusée. " J’aime Paul… " Et elle a déposé un baiser sur ma joue. Un vrai baiser de joue. Long et tendre.
Elle est venue habiter chez moi. En amie. Elle ne connaissait personne à Paris. Pour chercher un cours, Paris c’était mieux. Alors elle a déposé son sac. Elle était jeune mais savait déjà l’errance. Rassembler sa vie dans une valise pas trop lourde. Elle savait les consignes de gare, l’entre-deux portes. A vingt-trois ans elle savait toutes les formes du regard des hommes sur elle. Elle savait toutes leurs paroles. Le savait se défier, se méfier, s’esquiver. Elle a posé son sac et s’est endormie sur la banquette. Tout de suite. Pour rattraper un siècle de sommeil. Recroquevillée comme un enfant perdu. Epuisée. Rêvant sans doute de tragédie antique et d’applaudissements. Ou d’une mère. Ou de Paul. Moi j’ai veillé sur son sommeil. C’était mon rôle dans cette pièce. Veilleur. Sentinelle. Elle était belle Pascale, avec ses cheveux noirs qui lui couvraient la figure et sa bouche entrouverte. Elle dormait. Elle était une île et j’étais l’océan.
Après, je lui ai donné ma chambre. Je voulais qu’elle soit bien. Pascale allait et venait sans contrainte. Elle partait le matin et rentrait une heure après ou douze heures après. Parfois en pleine nuit. Elle était déroutante. Chaleureuse, presque tendre et l’instant d’après distante. Volubile et enjouée, puis silencieuse. Très silencieuse. Grave. Absente. Discrète mais d’une présence absolue. On ne pouvait pas ne pas l’aimer, à cause du feu. Elle semblait brûler l’air qui l’entourait. Innocente ou ingénue, on ne savait jamais. Elle traversait la lumière comme une ombre étincelante. Elle m’avait dit " non ", alors nous n’en avions plus reparlé. Je me contentais d’être un veilleur attentif. Souvent, le soir quand nous parlions, elle devenait triste, brusquement. Et les larmes perlaient. Elle posait sa tête sur mes genoux et s'endormait. Je caressais ses cheveux, presque en tremblant. Pour ne pas effrayer ses rêves.
Paul était son amour. Il est venu plusieurs fois la voir à la maison. Il habitait la province. Loin. Elle, elle voulait être comédienne à Paris. Au premier regard ils paraissaient ne pas aller ensemble. Pourtant elle l’aimait c’était l’évidence. Il était instable, fragile, il était tout pour elle. Elle était sa mère, sa sœur, son amante. Elle le portait, et le ramassait lorsqu’il trébuchait. Elle le secouait quand il se laissait aller à quelques démons, l’alcool ou d’autres filles. Elle le menaçait mais avec tellement de douceur. Elle se moquait des autres filles, parce qu’elle savait ce qu’il devenait quand sa bouche touchait son sein. Et Paul repartait.
Elle était déroutante, Pascale. Comme ce matin là, où j’ai traversé la chambre pour aller dans la salle de bain. Ce matin là, où elle dormait. Nue. Les draps repoussés au pied du lit. Elle était allongée sur le dos, un bras replié au-dessus de sa tête, les cuisses nonchalamment ouvertes. Et la lumière du jour passant au travers des doubles rideaux, colorait de rose sa peau. Elle était belle Pascale dans son sommeil. Elle dormait comme une reine. Mon cœur battait. Ce corps si beau. Posé comme une offrande du jour. Je ne bougeais plus. Fasciné. Ses seins lourds s’écartaient légèrement, sa respiration lente faisait frémir son ventre et ce sexe. Aux poils noirs et drus. Touffu. Un sexe fait pour les caresses, les baisers, la damnation. Elle avait dit " non ". J’ai pris le drap et avec mille précautions j’ai recouvert ce corps. Le corps de Pascale. Elle était une île, et j’étais naufragé. Le drap comme une nouvelle peau. Après ma douche j’ai retraversé la chambre. Elle s’était tournée sur le dos, le drap avait glissé et découvrait ses fesses. Rondes. Belles comme un soleil. J’étais en feu. C’était presque douloureux, comme lorsque le cœur se mêle au sang, se mêle au corps. J’ai refermé la porte. Doucement. Elle était déroutante Pascale. Dormait-elle ou non, je ne l’ai jamais su. Il ne me reste que cette image d’un corps de femme nue, posé sur un lit comme une gerbe de fleurs sauvages. Un corps de printemps dans le soleil du matin, un corps de vierge obscure et brûlante à la fois.
Elle était déroutante. Comme ce jour, où rentrant à la maison elle se trouvait en grande conversation avec une autre fille. Une amie d’enfance. De pension plus précisément. Claudy. Elles étaient assises sur le tapis et semblaient être dans la joie des retrouvailles, des souvenirs. Claudy était une fille pleine de charmes. Très mince, presque maigre. Sans poitrine. Elles étaient déroutantes, dans leurs souvenirs. Presque les mêmes. Il semblait que je n’existais plus dans cette pièce. Les même souvenirs. Un père pour l’une, un beau-père pour l’autre. Je ne le savais pas. Je le découvrais. Là. Pascale ne m’en avait jamais parlé, de ce beau-père. De ses mains d’homme sur son corps d’enfant. Pas vraiment violée, mais souillé à jamais. Blessée. Cassée. Déroutante lorsque qu’elles se sont embrassées. Là. Devant moi. Un baiser d’une tendresse inouïe. Un baiser qui n’en finissait pas. J’étais troublé. Pascale tenait la tête de Claudy et je voyais leurs langues se mêler, leurs lèvres s’écraser, leurs bouches se boire. Je me suis éclipsé dans la cuisine. Un long moment. Puis, je suis revenu. Elles étaient allongées nues sur le tapis. Leurs corps emmêlés. Soudés dans une étreinte irréelle. Quand elles m’ont aperçu, elles se sont simplement dénouées, et redressées, sans cacher leurs nudités, avec un naturel déroutant. Je ne savais que faire. Rester. Partir. M’enfuir et les laisser seules.
Pascale s’est levée, a enfilé une chemise sans la fermer, elle s’est approchée de moi et à déposer un baiser sur ma joue. " Tu peux rester…. Je veux que tu reste… " " Pourquoi ?… " " Chut !… Tais-toi… reste, n’en profite pas, mais reste… ". Elles ont disparu dans la chambre. J’ai défait la banquette. J’ai essayé de dormir sans y parvenir. Je me suis assoupi. Le jour commençait à blanchir. Et Pascale est venue se glisser à coté de moi. Elle s’est serrée tout contre. " Non, Franck, seulement comme ça…. Comme un frère et une sœur…Comme deux amis…". Son corps a brûlé ma peau. Comme une torture. Elle était si proche. Si collée à moi, que ses seins s’appuyaient sur mon torse, que ses jambes s’enroulaient aux miennes, que son sexe frottait ma cuisse, que son souffle frôlait ma gorge, que sa tête pesait sur mon épaule. Non, je n’ai pas dormi. Quand j’ai touché sa toison elle a simplement écarté un peu plus les cuisses. " Doucement… fais doucement… " Elle s’est glissée sous mon corps, et quand j’ai voulu baiser ses lèvres elle a seulement détourné la tête. " Pas la bouche… " Elle m’a accueilli dans son corps. Lentement. Au plus profond de ses chairs. Lentement. Dans un incendie. Lentement. Elle appuyait sur mes reins. Lentement. J’étais au plus près de sa source, ivre de ces instants qui m’échappaient. Elle était là, dans moi, et moi dans elle, et pourtant elle était si loin. Où étais-tu Pascale ? Dans quel ciel ? Dans quelle galaxie ? Ses cuisses se sont nouées dans mon dos, ses bras m’ont serré terriblement fort. Alors ce fut une trouée de lumière, une fulgurance. J’étais devenue une île, elle était l’océan, et ses vagues battaient mes côtes, mes digues. Elle était l’océan qui montait sa marée du plus profond de l’horizon. Elle venait de loin Pascal. D’un pays inconnu. Plein de mystères. De silences. Elle voulait être comédienne, elle voulait Paris, elle aimait Paul, et Claudy, elle n’avait jamais d’heures pour rentrer, et là, elle était dans la profusion de sa chair, de ses eaux, elle était don, cadeau, richesse, opulence, elle était le déluge, le débordement, la fournaise, toutes les saisons à la fois. " Pas la bouche... " Mais elle donnait tout le reste, presque avec rage, comme pour franchir une ligne imaginaire, comme pour atteindre un pays, une frontière, un espace. Sa chair s’offrait avec ce voile de désespérance et d’exaltation, de frénésie. Où étais-tu Pascale ? Où allais-tu ? Nos sexes se sont cognés, nos ventres se sont heurtés, nos sueurs avaient le goût salé des tempêtes, nos râles racontaient les orages. Et ta houle à tout emportée. Tout. Tout.
On a dormi longtemps. Lentement. Claudy nous a réveillé avec du café. Pascale a déposé un baiser sur ma joue. " J’aime Paul…tu comprends, alors c’était juste cette nuit. Promets-le-moi…n’abîme rien….. "
Elle est restée trois mois. Nous n’avons jamais évoqué cette soirée, cette nuit. Elle a repris ses vadrouilles, ses absences, ses mystères…
Un jour elle m’a dit qu’elle déménageait, qu’elle allait habiter avec une copine de son cours de théâtre. Parce que Pascale voulait être comédienne. Elle aimait cette peur, sur les planches face au public. Elle disait qu’elle se sentait entière dans ses instants. Elle a bouclé son sac. Elle a tiré la porte. Je vois encore son sourire triste au moment de partir. Elle a tiré la porte.
Nous sommes téléphonés quelques fois. Puis, tous s’est éteint.
Je l’ai aperçu deux ou trois fois dans des téléfilms. Des seconds rôles.
Elle était déroutante Pascale. Je l’ai profondément aimé Pascale. Elle a laissé une trace de soie noire et incendiée entre les pages de ma mémoire.
Parce qu’elle était déroutante, Pascale.
Franck..