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J'irai marcher par-delà les nuages
28 avril 2019

Lettre N° 230 – L’étoile de l’attente…

Ma perdue,

 

Mes lettres sont désormais sans réponse.  C’était inévitable. Nous y sommes.
Je continue à honorer le pacte. Écrire, nous a réunis. Écrire, à présent, nous défait.
Je vais te parler de Claire, ma grand-mère, je vais te dire sa vie et son secret.
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Il est un temps d'attente. L'extrême tension du vide. Avec l'appel de la mort en écho. Un temps hors des horloges. Temps dépeuplé. Même la solitude fuit ce temps. Temps d'absence, de pénurie de sang rouge, les veines gorgées d'ombres et de souvenirs muets. Pesanteur de sa propre chair qui s'affaisse sur elle-même. Empilement de la vie morte sur de la vie morte. Vide et pourtant sans espace. Un vide plein. Plein d'un impossible dire. D'un impossible à habiter. Il est un temps d'attente où les gestes se recroquevillent dans leurs intentions. Simplement à l'abri du désir, comme si le ciel s'était débarrassé du bleu, une bonne fois pour toutes, ou des étoiles, ou de sa neige, débarrassé des orages, un ciel où l'oiseau ne saurait plus y laisser sa trace, son trait, l'écriture même de son vol. Temps des marais et des oublis, des odeurs taciturnes et fades. C'est un temps d'avant. Un temps qui précède. Un temps qui prend son temps. Qui prend le nôtre surtout, et le dépense sans compter, avec une prodigalité de forcené. Et par lâcheté on le lui laisse, on l'abandonne comme abandonne notre enfance, et nos amours, et nos jardins. L'abandon à nos complaisances. Temps des lacs aux paupières baissées, et des pierres prudentes. Car les pierres savent l'attente. Elles en sont la mémoire, et la forme. Avec l'usure qui arrondit les cristaux, et la pluie qui épuise leurs derniers mouvements.

Il est un temps d'attente. L'extrême tension du vide. Temps divisé où l'on ne s'appartient plus, quelque chose nous a quitté et l'on reste dans l'hébétude. La désolation de l'âme. Comme ces fenêtres qui cachent l'ombre d'un visage perdu dans l'horizon de la vitre.

Souvent je la voyais assise, les mains posées sur ses genoux, à la fois droite et ratatinée, dans ces poses qu’inflige la vieillesse. Elle était là, calée dans un fauteuil. Calée dans l'inconfort de ses douleurs, des articulations qui se coincent, et qui craquent comme du bois mort. Là, le regard accroché à des souvenirs. Là, prête à partir. Souvent elle restait ainsi. Des heures. Des après-midi entiers, les mains posées sur ses genoux, ne fixant rien de précis, sinon l'invisible présence tu temps. La face droite, la face faisant face à cet au-delà des choses. Sans jamais dormir, sans jamais s'assoupir ne serait-ce qu'un instant. Vigilance calme. Vigilance opiniâtre. Ne rien lâcher, le temps qu'on est là. Ne rien brader. Elle n'avait plus rien, sinon ce temps pauvre et dénudé qu'elle dépensait comme si elle était riche de tous les royaumes. « Qu'est-ce que tu fais, grand-mère ? » « J'attends... » « Tu attends quoi ?... » « J'attends....j'attends.....un jour tu verras, toi aussi tu attendras.... » Elle rajoutait : « J'attends... et je n’ai pas peur... » Lorsqu’elle disait « pas peur », il y avait une drôle de petite lumière qui s'allumait dans son œil.
Elle restait dans le silence, puisque toutes les paroles étaient devenues vaines, imprononçables. Elle était là, dans l'attente, à user son impatience et son reste de vie. Non, elle n'était pas sereine, elle n'était pas dans la plénitude de la sagesse. Claire n'était pas sage. Claire n'a jamais été sage. Etre sage, cela aurait voulu dire, démissionner. Elle trouvait l'attente plus digne. Son reste d’énergie pouvait brûler encore pour ça.
Alors elle attendait, les mains posées sur ses genoux. « J'ai passé ma vie à attendre, alors j'ai appris....à force on apprend… même que l'attente ne nous use plus, c'est nous qui l'usons... Attendre c'est encore tirer sur le fil. C'est d'être encore dans un temps à venir… J'ai attendu parce que je ne voulais pas attendre... j'ai été enceinte à quinze ans.... Après, j'ai passé le reste de ma vie à attendre... Attendre qu'Albert ton grand-père remonte du fournil... toutes ces nuits seule à l'attendre....et puis sa tuberculose et son agonie... attendre chaque jour un peu plus la mort de celui qu'on aime. Ce n'est pas de l'attente, c'est un incendie... Et puis la guerre, cette attente pourrie, avec l'arthrose qui m'a attaqué si tôt...Puis ton père, avec sa guerre lointaine, sa guerre perdue. Quatre ans d'attente… encore, attendre…  toujours attendre.... »

Du plus loin que remontent mes souvenirs, je la vois voûtée sur sa canne dans une marche bancale, écrasée, traînant ses jambes devenues lourdes et sans forme. « L'urgence et l'attente sont les deux maladies de la jeunesse...on les attrape en même temps, elles se nourrissent l'une de l'autre.... Après la mort d'Albert, il y a eu Georges... là aussi j'ai attendu...ses virées le soir, ses absences, ses retours dans ces états impossibles...au début à l'auberge on attendait les clients, on attendait les saisons. En hiver on attendait l'été, et l'été on attendait l'hiver, toujours en retard d'une saison, d'une paix, d'un repos... et puis l'arthrose toujours, jamais en retard, elle... j'avais l'impression qu'elle me prenait tous les os, les uns après les autres.... »

Alors je la regardais, bien calée dans ses dernières résistances, les mains posées sur ses genoux. Ses mains tordues, noueuses comme de vieilles racines déterrées. Et ses yeux qui ne savent plus fixer vraiment, parce que les images qu'ils voient n'appartiennent plus au présent de l'horloge. Elle n'avait plus réellement de lieu, sinon cet entre temps de l'attente. « Tu comprends...l'attente c'est l'arthrose de l'âme, et une fois qu'elle est déformée aux articulations de la joie, les mouvements du coeur sont aussi douloureux que mes genoux, que mes pieds, que mes doigts....un jour tu as quinze ans et c'est la foudre et les flammes dans ton corps, dans ta tête... un fétu de paille... après il te reste les cendres.... Là, je suis sur un lit de cendres...et je n'ai pas peur... je n'ai plus peur...J'attends... Je ne sais faire que ça, alors je le fais. Toi aussi tu as de l'arthrose à l'âme...soigne-la, ne fais pas comme moi... l'attente est une vraie maladie. C'est la maladie du temps qui passe... en fait, c'est la maladie du temps perdu, une sorte s'excroissance de temps, comme un cancer, une prolifération de temps sur le temps à vivre... »
« L'attente vide ta parole, elle avale tous tes mots...dans l'attente jamais rien ne vient, jamais, ou si peu, ou si décevant....moi, j'ai été au bout de ce temps vain, alors parfois j'en ressens une sorte de jouissance... mais tu sais, c'est rare.... »

Souvent je la voyais assise, les mains posées sur ses genoux, à la fois droite et ratatinée, dans ces poses qu’inflige la vieillesse. Elle accompagnait ainsi le déclin de la lumière, sans bouger, comme si elle s'exerçait à l'immobilité ; ce n'était pas la paix, pas la sérénité, c'était l'attente tenace et orgueilleuse, inutile, mais qui valait mieux que l'abandon. Comme si la dernière attente portait une révélation glorieuse.

Puis elle partit, tout s’éteignit, elle fut enfin paisible, raide dans son dernier lit. C'était au petit matin. Claire avait anticipé la pose en croisant ses mains sur sa poitrine sur les draps blancs à peine froissés. Ses mains calleuses, ses mains de racines amères et douloureuses. Les traits de son visage étaient adoucis, soulagés. Elle était à l'heure au rendez-vous.

Pourtant, l'attente est aussi l'autre folie de l'amour, son autre nom...
Elle, elle l'attend.
Lui, il est parti pour quelques occupations d'homme vain, le travail, la guerre.
Elle, elle est restée derrière la porte,
elle a embrassé une dernière fois ses lèvres, puis le creux de sa main et elle a fermé la porte.
Elle a respiré à plein poumon ce silence nouveau.
Peut-être qu'elle a pleuré... un peu...en silence, puis elle s'est assise au plus profond de son cœur.
On pourrait la voir s'agiter en tous sens, on pourrait la croire aux prises avec mille taches, mille travaux....non, même vibrionnante elle est assise, elle attend. Elle est dans la pénombre de son amour, Elle veille sur la flamme qui la consume, Elle brûle d'une joie indicible et secrète.
Et plus les jours passent, plus elle grandit cette flamme. Et plus les heures s'étirent, plus elle devient immense. Souveraine.
Elle, elle entre, doucement, sans aucun savoir dans la toute-puissance de l'amour. Et c'est l'attente folle, déraisonnable. En accueillant cette attente, loin de s'éteindre, Elle s'augmente. Et chaque heure est un échange lumineux. C'est l'offrande pure. Car il est des attentes qu'aucun retour ne saurait retenir ou apaiser, il est des attentes inaltérables. Elles sont aussi blanches qu'un paysage de neige, aussi profondes qu'un océan. Ce sont des attentes folles. Les premières marches pour l'éternité.

Voilà, Ma Perdue… ! Tu le sais désormais, je suis de cette attente folle sans raison, c'est ma façon de déchirer mes chairs assez fort pour y faire tenir le ciel et son infini. Ce soir je respire le silence, et j'attends. Je n'attends rien, ni Toi, ni personne, j'attends au plus large de ma raison et de mon cœur… ouvert, offrant cette béance aux étoiles....

Franck.

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