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J'irai marcher par-delà les nuages
4 novembre 2017

Longue marche...

Je n’ai pas de peuple, pas de terre, à peine quelques morts. Je viens d’une cicatrice.
Je n’ai pas de tribu, pas de village, je ne fais que traverser. Anonyme. Inconnu à moi-même. Inexplicable. Je ne viens d’aucun ventre. Je suis sorti d’un cri à l’approche du crépuscule. D’une plainte. Ma seule roulotte, c’est la langue et quelques mots pour tracer un chemin autour de flaques sombres. Je viens d’avant, maintenant je vais vers toi. Aveugle comme Œdipe, les mains salies par le sang, mais les mains tendues vers toi. Tu le sais, je n’ai pas de royaume. Je n’ai que ce chemin, mes hésitations, mes maladresses, mes inquiétudes, mais je vais vers toi. Je suis en route bien avant que tu le saches. Il y a dans les étoiles un savoir qui nous devance. Les évidences sont inscrites sur le marbre des Tables de la loi. Et même les dieux n’ont pu effacer nos deux noms.
L’écriture est ma canne blanche. Elle tinte à chaque pierre du chemin. Je te sais mieux que moi. Je te sais mieux que tout. Car mon aveuglement me protège. Car ta voix me fait une aurore.
Te rejoindre est l’histoire de ma vie. Je l’ai su dans tes yeux, bien avant toi. J’étais l’aveugle. Tu étais la voix. Nous serons navire.
Il m’a fallu du temps pour me dépeupler, il m’a fallu du temps pour cet exil sacré, il m’a fallu du temps pour cette solitude souveraine, n’être qu’une errance. Il m’a fallu du temps pour tout oublier, n’être que cet étranger les mains tendues, il m’a fallu traverser tant de rêves. Je ne viens d’aucun ventre, je vais seulement vers le tien. Oui, je suis de ton ventre, de ta peau, demain je serai de ton souffle. Demain, je serai de ton chant.
Je suis sorti d’un cri, je n’ai pas de peuple, pas de terre, mais ton océan m’habite, je vais vers tes marées de silence, sans crainte désormais. Demain, tu seras mon oraison.
Tu sais, il est des pays où ressusciter n’a pas de sens. Dans tes yeux je suis vivant, dans ta voix je suis immortel.
Je viens d’avant, comme un vagabond, sans tribu, sans village, riche de sa poussière, du désordre des étoiles. Je viens d’avant, maintenant je vais vers toi, à pas lent, frottant ma vie aux heures. Écrire est ma seule patrie, tu es mon unique privilège. Tu viens de demain et je suis tes empreintes. Depuis toi, je suis sans sommeil, je n’ai plus besoin d’autres rêves, puisque tu m’as retrouvé,  que tu laisses tes traces dans chacune de mes nuits.
Tu le sais, je n’ai pas de royaume, désormais, à partir de toi, il n’y a qu’exactitude.
L’exactitude des diamants.
L’exactitude du silence.
L’exactitude du baiser.
Sous tes doigts mon cri changera d’âme.

Franck.

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17 mai 2020

Oratorio (1)...

 

Quelque chose se souvient. Quelque chose se souvient de la première nuit du monde. Épaisse, souveraine. La première nuit du monde. Une plénitude dans l’épaisseur. Grande nuit des dieux. Sans temps. Sans paroles. Toute en prière. Première nuit du monde, où l’homme parlait seulement aux dieux. Où les dieux répondaient à l’homme. C’était un dialogue silencieux. C’était la première nuit du monde. Chaque destin s’accomplissait, car il n’y avait pas d’évènement, pas de quotidien, seulement des jours et encore des jours, seulement des miracles ou des tragédies. Seulement de la rocaille, du vent.
Le laboureur levait sa face aux cieux, sa face de sillons lourds, sa face de glaise ravinée. Puis le laboureur baissait les yeux. Il s’attelait. A creuser sa vie. C’était la nuit du monde, la première, la seule, la grande. Un temps sans écriture. Seulement des signes, des marques, des traces, des stigmates. Puis des incantations sous les étoiles. C’était le temps de l’ordre, de l’éternelle présence. Les ombres avaient plus de vie que la chair. Temps fixe. Brulant sous le soleil et le regard accablé des dieux. C’était un temps sans écriture. Le temps des pierres, sans futur, sans passé, sans issue. Un temps habité, sans espace. Des matins, des soirs, avec la tragédie du vent entre les deux.

Franck

31 mai 2020

Las...

Il me faut remonter le temps des mots. Pas à pas. Pour retrouver le mouvement juste. Le juste balancement de la vague. Retrouver la marche sur le fil tendu entre mes rêves et la réalité. Il est temps de se séparer de l’inutile pour renouer avec l’essentiel. C’est-à-dire le pauvre. Le nu. L’évident. J’ai trop perdu de temps à suivre des routes qui n’étaient pas les miennes, ou des jupons trop courts sur des cuisses trop légères. Espérant l’impossible parce qu’il était impossible, en mettant du symptôme au cœur même du désir. Je suis las de moi, de mes errances vaines. De mes amours adolescentes, sans issue. Je suis las des anges, des diables, des saintes ou des catins, de ce cortège d’ombres qui traverse mes nuits. Je me suis tant perdu à vouloir l’impensable. Il est temps de laisser les morts aux morts, de souffler sur ce qui me reste de vie. Je suis las des trahisons, des promesses sans lendemain. Je suis las, infiniment las des bassesses, des veuleries, de ceux qui parlent trop fort, dans des écritures trop pleines, sans espaces, sans attente, sans espoir, sans silence.

Franck.

13 septembre 2020

La porte de l’infime…

 

Mes journées d’écriture sont vides. Intensément vides. Voluptueusement vides. Une place infinie pour chaque instant. Avec l’attente dénudée, sans impatience. Une avancée lente et cadencée dans le texte. Avec ce sentiment d’une urgence sacrée.
Car dans ce temps, il existe aussi des luttes cosmiques. C’est un temps ouvert. Vif. Ardent. Brulant. Fait d’absence totale. De déraison, aussi. Car dans ce temps, il y a des douleurs, des douleurs accueillies. C’est le temps de l’infime. Du petit, du fragile. Du consentement. On s’offre à notre vie pour enfin l’inviter, la reconnaitre. La recevoir en retour.
À la jonction des mots, dans cet espace qui les sépare, des univers font leur révolution. Dans ces silences qui trouent le texte, des arcs-en-ciel se faufilent. Chaque texte pèse le poids des siècles lorsqu’il passe la porte de l’infime.

Franck.

20 septembre 2020

Une chose que l’on ne sait pas faire…

 

Alors, on consent à la dérive, comme ces glaces lourdes, majestueuses, dans les océans froids du nord. Écrire, aimer, vivre, c’est toujours un peu dériver, se perdre avec lenteur, avec grâce. Avec constance. Passer d’un silence à l’autre, jusqu’à n’être plus que de l’eau dans de l’eau.
La fonte des glaces dans l’océan, c’est la grande tragédie de la vie, de l’amour et de l’écriture. Être de grands navires à la dérive sur un océan sans horizon.
Car l’écriture fond à mesure qu’elle se dit.
Car la parole de l’écriture est une eau trop salée.
Car écrire, c’est retrouver la voix de nos premières ignorances.
Car c’est une chose que l’on ne sait pas faire, pourtant on la fait, cette chose.
Jusqu’aux larmes.
Et c’est extravagant.

Franck.

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7 février 2021

De grandes flaques…

 

On ne guérit pas de la disgrâce. Car c’est la maladie de la séparation, du désaccord. L’impossible retour à l’intérieur de son corps. Il y a dans la disgrâce l’irréparable détachement des temps, l’irréconciliable mouvement des chairs. La disgrâce tue l’attente plus surement que l’exil. Quelque chose nous quitte. Quelque chose de nous ne veut plus de nous. Il y a en soi des flaques d’absence, de grands marais aux boues sombres, et odorantes. La disgrâce est le mal qui atteint le silence au cœur de ses vibrations, au cœur de ses consonances. À la place, une irrémédiable immobilité. Vacuité de l’oubli. L’inespéré est l’ordre des choses. Ainsi, le fil des jours. Ainsi, la mort inatteignable. Un rendez-vous toujours manqué. Trop tard. C’est le nom de la disgrâce.

Franck.

14 février 2021

Aller au bout de la jetée…

 

Car ce qui compose nos vies est si insignifiant, si négligeable, si futile. Les grands évènements sont si rares. Il y a tant d’heures oubliées, vaines. Tant de gestes ternes, inconsistants. Tant de faiblesse et de lâcheté. Un immense gruyère où ne subsistent que les trous, les vides, les riens. Les attentes interminables. Les gestes répétés. Les naufrages dans des sommeils de pierres. Toutes ces paroles prononcées avec des mots si creux, si absents d’eux-mêmes.
Chaque heure se tisse dans la banalité, l’imperfection, la platitude. Chaque heure rejoint le fleuve des jours, des ans, dans la perte, le manque, et l’infinie tristesse des flots qui s’écoulent.
Car ce qui compose nos vies, c’est le malentendu, c’est l’espérance désenchantée, ce sont tous ces culs-de-sac, ces labyrinthes inextricables, ces occasions gâchées. C’est notre entêtement à vouloir comprendre ce qui n’a pas de sens, à désirer ce qui est hors de notre possible, et au bout de tout à se lamenter, ou à se taire. Mais continuer.
User jusqu’au bout la comédie de l’espèce.
Alors, c’est là au cœur de cette piètre et médiocre tragédie, c’est là, dans notre dénuement, notre déficience, dans cette langueur, là, au point d’orgue de notre irrésolution, que l’écriture déploie sa palette la plus tremblante.
Car l’écriture nous vient d’abord d’un creux, d’une insuffisance, de l’hémorragie qui s’ensuit, d’une rareté, d’un déficit.
Elle vient de nos dernières résistances quand elles cèdent, quand l’être, en nous, s’abandonne, et se perd.
Elle vient de notre marche sur la jetée quand celle-ci s’arrête, et que l’océan est ici, devant, démesuré, terrifiant, que tout en nous se projette vers l’infini. L’écriture vient de cet arrêt brutal, et de ce prolongement. De ce saut dans l’immensité. De cette marche sur les flots. Quand plus rien ne nous soutient, à part le fil tendu de la langue, une ombrelle de désir dans la main droite, et quelques notes de musique dans la main gauche.
Pour écrire, il ne faut rien puisque l’écriture vient de là. Puisqu’elle y retournera. Il ne faut rien sinon se quitter.
L’essentiel de nos vies se construit à l’insu de nos envies, à l’insu de nos rêves. Pour un acte posé, cent stériles ou inoccupés. Pour une rébellion, cent abdications. Pour une aubaine miraculeuse, cent nullités ternes. Accepter la faille comme l’unique possible. La faille qui recueille l’encre, l’encre des mots de l’écriture. La faille qui nous nomme. Interminablement. La faille comme dernières exigences, le lieu des empilements, des étreintes ou des serments ou des éloignements. Le lieu de nos vertiges.
Car il nous faut aborder mille fois ces rivages dévastés de la mort, reproduire sans cesse l’agonie de nos jours, affronter à chaque texte l’effrayante nécessité de disparaitre. À chaque fois plus loin. À chaque fois plus profond. À chaque fois plus définitif. Comme si chaque mot devait enlever des morceaux de peau, les arracher à leur obstination. Jusqu’aux dernières chairs. Jusqu’au dernier sang.
Car l’écriture, c’est bien déterrer des ciels vacillants d’étoiles en réveillant les gisants, c’est bien ce creusement de l’ombre avec toujours cette avancée sur le fil comme une entrée dans la cathédrale : de l’arche à l’autel, du soleil au fanal, tenter le passage impossible du clair au lumineux, du crépuscule à l’aube, des secrets au mystère. Accepter l’envoutement. L’appeler. Messe noire pour noce blanche. Toujours. Toujours. Puis infiniment recommencer jusqu’à ce que plus rien ne subsiste de nous. C’est bien cela, n’est-ce pas ? C’est bien cette folie ? C’est bien cet impossible orgueil des vaincus, qui sachant leur défaite se cambrent une dernière fois, face au néant ? Cet impossible orgueil des déshérités, des dépourvus, des dépouillés ? Rien. N’avoir rien que sa langue, rien que des mots, rien qu’une musique. Rien d’autre. Avoir assez de désespoir, de contradictions, de frontières pour pouvoir les déborder et les excéder. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Dites-moi que c’est bien cela, parce que sinon il faudra que je brule chaque mot prononcé, chaque mot écrit, il faudra que le silence ne soit plus le sacre de la parole, mais son unique sépulcre. Il le faudra bien.
Si mon errance me conduit auprès de cet écueil, au tout près de ce croc insolent, il faudra bien que j’aie la force de m’y clouer. Si la pauvreté de nos vies n’est pas assez cher payée pour le passage de la nuit à la nuit, si notre dénuement ne suffit pas à dédommager Charon ou ses frères, il faudra bien déchirer le pacte, et l’incendier jusqu’à nos plus intimes paroles. Si consentir n’est pas la route, il faudra bien consumer la terre et ses environs.
Puisque pour signifier, j’ai épuisé tous les actes, toutes les routes, tous les chagrins, puisque j’ai osé tous les effleurements, frôlé toutes les peaux, puisque je me suis rassasié à tous les seins, que j’ai dormi sur tous les ventres, que j’ai caressé toutes les cuisses, puisque tout cela fut fait, puisque je fus chevalier, prince, jardinier, conquérant, puisque j’aurais pu être roi, puisque j’ai tenu des étoiles au creux de mes mains, puisque j’ai bravé tous les échecs, toutes les abjurations, tous les reniements, puisque j’ai été courageux et veule, puisque de tout cela, il n’en reste que les cendres. Que demain le vent les effacera ! Qu’au bout de tout, rien ne fut signifié !
Alors…
Alors, en attendant la révélation de la fin des temps, le dévoilement des limbes, il faut bien continuer d’arpenter la langue qui nous reste, à raboter la parole, à élargir la faille, à esquisser des pas de danse sur le fil tendu. Il faut bien risquer l’équilibre pour tenter de le trouver. Il faut bien écrire puisque c’est cela qui nous reste, puisque c’est la seule dignité possible avant la prière. Puisque je n’ai que mon silence à opposer au vacarme du monde, puisque je n’ai qu’une ombrelle de désir dans la main droite, quelques notes de musique dans la main gauche.
Alors…
Alors, il ne me reste que l’incendie des mots, la brulure de la solitude pour invoquer les dernières heures et les ultimes insignifiances. Me dire que là, juste là, à cet endroit de ma vie, à l’endroit de la tremblance, commence le plus grand des voyages. Le plus immobile, le plus terrible. Puisque tout est exigé, là, dans l’instant du mot. Alors, il me faudra rassembler toutes les forces de l’amour. Aller au bout de la jetée et tenter une autre fois le saut dans l’immensité. Au plus nu. Au plus près de l’étoile. Au plus près du désespoir.
L’inouï. Absolument.

Franck.

21 février 2021

Il n’y a plus de lieu…

 

L’écriture est l’autre nom de la mort.
Vivre, c’est se savoir mourant. Écrire, c’est l’être déjà.
Je relis mes derniers textes, avec une sensation d’accablement. Écrire sur l’écriture. Comme une mise en abime dérisoire. Vaine. Le signe, comme s’il en fallait un supplémentaire, qu’il n’y a plus de lieu d’écriture. Comme si j’accompagnais un mouvement de déclin, qui dépasse ma personne, mon geste, ne faisant de moi que le symptôme d’un temps défait, d’une époque où le livre a fini d’épuiser la langue.
Nous sommes d’un temps de bruit, où la nuit n’est jamais vraiment la nuit, nous sommes d’un temps de vacarme fracassé d’images, comme si l’envahissement des sens défaisait notre humanité, nous sommes d’un temps sans peur. Nous sommes pris dans l’ivresse des jours. Nous sommes d’un temps sans épaisseur. Nous sommes d’un monde éviscéré, comme curé, vidé, de sa substance.
Nous venons d’un temps où les mots, ou la langue, racontaient l’excellence et la singularité d’une humanité. Dans la langue s’exprimait la lumière de chacun, les livres étaient objets de culte mémoriel, sacré, ils portaient en eux la voix des siècles passés et à venir…
En perdant les lieux, nous perdons le regard, en perdant le regard, nous perdons la voix, en perdant la voix, nous perdons la grâce… Écrire ne peut dire que la défaite de l’écriture, sous peine de complicité. Écrire n’apparait que dans une sorte de renoncement, dans un refus orgueilleux, solitaire et vaincu.
Aujourd’hui chacun de nos sens est submergé, saturé.
Les voix sont désormais muettes à force de n’être plus silencieuses.
Le livre ne dit plus nos destins singuliers, mais la vague ininterrompue et monstrueuse des faits-divers indécents.
Un univers envahi d’histoires, où raconter n’a plus de sens, comme si le roman, dans sa profusion, était condamné à ne plus rien signifier, déserté qu’il est par les voix devenues inaudibles… Les personnages… La psychologie… L’action… Il n’y a plus d’espace, plus de lieu : le cinéma, la psychanalyse ont tout dévoré. Quant à l’action ? Plus aucun destin ne la porte sinon l’air du temps et les mouvements erratiques d’une histoire envahissante servie à heures régulières dans un flot d’images sordides, de bruits, qui sont devenues incompréhensibles, inassimilables, jusqu’à l’écœurement.
Nos indignations successives, multipliées à l’infini, parcellisées, sont encore une façon d’échapper, par de multiples révoltes inabouties, à la seule qui vaille, qui donne à l’homme sa face tragique, sa beauté, celle de la mort.
Il n’est plus temps de dire nos détestations ou nos adorations. Écrire, c’est entrer dans un lieu où rien du monde n’est dit, où le « je » s’effrite comme une ruine des temps passés, où il ne reste que la trame osseuse du désespoir. Écrire, c’est éteindre chaque lumière, afin que la nuit revienne, dans l’impossible silence.
Alors, il nous faut accueillir la malédiction, l’épouvante, et l’effroi, dans ce qui nous reste de joie. La joie invincible de l’enfant, faite d’éclats de lumière, joie de l’innocence de la lumière qui ne sait pas qu’elle éclaire, qui brille simplement, parce qu’elle ne sait que briller, comme le feu dans l’instant de la flamme.

Franck.

7 mars 2021

Dialogue de l’ange et de l’enfant…

 

Le texte est le labyrinthe obscur de la voix qui tente de le dire.
Le lieu du combat. Le lieu du serment et des dettes. Le lieu des ébranlements, des chaos.
Entre la voix et le texte, il existe toujours une distance. Une résistance définitive. Des temps antagoniques. Des univers irréductibles. La confrontation des points cardinaux.
La parole est une errance qui n’atteint jamais sa cible.
Le destin de l’écriture est un voyage sans fin. Traversée des sables ou des mers. Elle est sans chemin. Elle est en pure perte. C’est ce qui la rend invincible.
Parfois, le silence forme des iles, des portes dans l’océan infranchissable.
Parfois, persévère un reste, un surcroit qui déborde du texte. Parfois seulement. Des mots se décrochent, tombent, comme s’ils avaient trompé la vigilance du porteur de voix. Des mots débordés. Comme le coolie qui renverse l’eau du seau dans son transport. C’est l’eau rare. L’eau fertile. L’eau détournée. L’eau qui ne sera jamais bue. L’eau du retour. L’eau évadée. L’eau libre. L’eau qui fait fleurir les talus, celle qui inventera les routes futures. Des mots perdus. Comme de l’eau renversée.
Parfois, il y a un reste, un surcroit qui déborde du texte.
Parfois seulement.
Cela s’appelle la poésie.
Y a-t-il des paroles qui ne soient pas destinées ? Y a-t-il des paroles qui n’aient pas de direction ? Des paroles évadées, débarrassées des illusions, des sortilèges aussi bien que des grâces. Des paroles sans intention. Existe-t-il des paroles assez égarées, assez perdues ? Existe-t-il des paroles assez pures pour être assez pauvres ?
Coquelicot dans les chaumes d’un champ de blé.
Parole affranchie de la voix des moissons.
La voix se perd dans des paroles jamais assez nues. Toujours impudiques.
Écrire bien au-delà des marges. Dans la pliure. Dans le givre. Dans le désir dessaisi. Écrire dans l’affaissement. Le retrait. La défaite. Voilà, la défaite, jusqu’à l’excès, jusqu’à l’étourdissement. C’est sans doute cela la perte. L’excès, la saturation, le vertige, l’ivresse. Dans la voix suspendue ou dans le silence cent fois enduré. Peut-être que la poésie est aussi, cette transpiration de la voix. Cette sudation. Un excès de fatigue sous le soleil.
Le murmure d’un gisant.
Comme un suintement. L’exhalaison d’un soupir.
Le poème, c’est ce qui sépare la nostalgie du désespoir.
Il y a du fracas là-dedans, comme un éclat de verre qui retient une part de soleil. Coupure du réel. Les vérités sortent de cette coupure. C’est pour cela qu’elles sont rouges.
Il n’y a pas de savoir. Uniquement une voix qui erre dans le labyrinthe sombre du texte. Aucune connaissance ne nous sauve, hormis de pauvres révélations, ce fragile tremblement, qui ne signifient rien de plus qu’un fragile tremblement. Rouge. Nostalgique et rouge et mélancolique. Tremblant.
Une parole dans la pliure de l’univers. Une parole d’angle mort. Un puits abandonné dans le désert, qui s’offre au temps. À la solitude. Au mystère de la soif et de l’attente.
Aux épousailles de l’oubli et du vent.
Alors, seulement commence la parole du ventre, le dialogue de l’ange et de l’enfant.

Franck.

18 juillet 2021

Dire toujours la fin…

 

Écrire, revient toujours à dire la fin du monde. C’est mettre le passé comme horizon, mettre la mort à sa table avec la disparition dans chaque temps du souffle. Écrire, c’est finir, c’est toujours finir, avec assez de joie pour recommencer, inlassablement, dire la fin avant la fin, dire l’insoutenable avec assez d’espoir. Déployer son regard sur la lande, sans frayeur, regarder le désert de la lande, des brumes, du vent, du froid, puis aller, aller sans cesse plus loin, plus au froid, plus au vent, toujours plus vivant.

Franck.

25 juillet 2021

La vie tremblante…

 

Écrire, c’est passer du côté de la nuit. Chaque mot est un lambeau d’ombre, un épuisement, un reste, le balbutiement du néant. Aucun soleil ne se lève aux aurores d’écriture. Rien. Il n’y a que la nuit, celle qui annonce une nuit plus grande encore, celle de nos tombeaux, de nos morts quand le noir s’effondre sur le noir, quand la fin est là, dressée dans le miroir des yeux comme cette ombre plus sombre encore, qui veille sur nous, son aile noire posée sur nos yeux et ses griffes accrochées à nos entrailles.
L’écriture nait d’un singulier mariage, celui de la nuit et du silence.
Écrire nait d’un terrible paradoxe, la mort la plus sauvage au cœur de la vie la plus tremblante.

Franck.

1 août 2021

Le perdu de la chair…

 

« Toute l’expérience poétique tend à restituer au corps l’actualité de la naissance, l’instant toujours imminent, toujours prêt à renaitre où le monde extérieur ne faisait pas échec à l’unité congénitale de l’extérieur et de l’intérieur. Ce but physique éclaire toute la poésie. Toute son action est subordonnée à une expérience physique qui ne tient pas compte de la mort, ou qui prétend en épuiser le contenu comme si nous buvions à petits coups notre verre de ténèbres. »
Joë Bousquet : Papillon de neige

Il y a cette expérience du corps, de la séparation. Au départ, existe cette déchirure. Nous naissons d’un arrachement, d’un débordement de sang. Nous étions sans voix, sans la nécessité de la langue. Nous venons d’un premier hurlement. Nous étions chaleur, nous chutons dans le froid. Nos chairs se souviennent. Toute l’écriture tient dans ce souvenir. Dans cette chute. Écrire est cette tentative impossible de dire l’indicible, le temps d’avant la langue. La voix qui parle en moi, c’est ma chair qui résiste, ce sont mes os qui se remémorent.
La poésie n’est pas une langue, elle est seulement le souvenir d’un silence perdu ou plus précisément d’un mutisme perdu. Écrire, c’est résister au temps, c’est tracer une ligne qui relie des mondes irréparablement déchirés. Écrire est une naissance à l’envers. Pas un retour en arrière, mais plutôt un retournement de la chair. C’est installer un silence dans le bruit de la langue, le primordial silence.
La poésie dit toujours la même chose, la défaite des mots, avec la gloire des ténèbres. Elle cherche la sidération, le silence d’avant la suffocation, d’avant les poumons.
La mémoire ce n’est pas le passé, c’est le chemin sur lequel je vais. Elle n’est pas pour autant le futur, elle est seulement la respiration de la chair. Écrire condense les temps dans le souffle.
Le silence a deux faces : la première est l’extase, la deuxième est l’épouvante. Écrire tente d’effacer ce qui sépare ces deux silences, ces infinis qui nous mutilent en même temps qu’ils nous délivrent.
Écrire, c’est le perdu, c’est ce qui manquera toujours à la chair, mais qui la rend supportable, c’est ce qui l’épuise sans cesse, c’est le froid que je sens au cœur du feu qui brule.
On commence toujours par la mort, écrire nous y ramène irrémédiablement.
Le corps est saturé de mort, elle s’écoule en nous, c’est la seule eau qui nous désaltère vraiment.

Franck.

8 août 2021

Le fil…

 

Écrire tend à dire le silence, car lui seul empoigne l’éternité. Ce que l’on cherche dans écrire, c’est habiter un silence sans fin.
Les mots dits ne valent que par ce silence qui les appelle, par ce silence qui les recueille. C’est à ce seul prix qu’au cœur du présent jaillit l’instant éternel.
Il existe un fil, chacune de ses extrémités porte un nom, l’une s’appelle solitude, l’autre se nomme amour. C’est le même fil, celui qui nous sert à tisser la trame des jours.
Il y a quatre mots qui tiennent la vérité du monde. Ils sont reliés deux à deux : la solitude et l’amour, puis le silence et l’éternité. Seul écrire consent à chacun. Seul écrire les maintient brulants.
Écrire sur écrire, c’est aimer en dépit, ou en surcroit, mais c’est aimer encore, c’est aimer toujours…
Le désespoir n’est pas dépourvu de joie…
La solitude n’est pas dépourvue de dévouement…

Franck

15 août 2021

L’os…

 

Car il est une saison au-delà de laquelle il faut débarrasser la langue des tourments qui l’encombrent, des émotions qui la masquent. Il est un lieu de l’écriture situé plus profond que les chairs : là se tient l’os. Écrire commence à cet endroit. Écrire commence avec la seule confrontation qui vaille, celle des formes obscures, sans nom, avec la langue secrète et mystérieuse de l’os.
Écrire, sans autre projet que d’oser le frottement des ombres, des mots, et de tenter dans la phrase qui se déploie de retrouver les mouvements des siècles, ceux de la mer, du vent, l’inexprimable voix.
Écrire, c’est retrouver une langue qui nous précède.
Dans la désynchronisation du temps, de la langue, dans l’écart, surgit l’écriture, faite d’urgence, et de la folie du vivre.

Franck.

29 août 2021

Deux silences…

 

Il y a deux silences qui accompagnent l’écriture : le taire et le vide. Les deux parfois se confondent. Deux univers du manque s’affrontent en nous. Dans le premier,  nous nous absentons de la langue, dans le second, c’est la langue qui s’absente de nous, l’un résiste, l’autre s’effondre, l’un nous vient d’une fatigue, l’autre d’une innocence perdue…

*

L’écriture ne vient que par des trous de silence. Dans ces espaces désertés se dessinent les contours du sens. Le réel est l’envers de ces trous. L’autre rive du ruisseau. Écrire est une traversée.

*

Nous restons une énigme moins pour les autres que pour nous-mêmes.
L’écriture est la langue de cette énigme. Une clé semble possible. Écrire est cette quête.

Franck.

5 septembre 2021

Ce qui n’a pas de nom n’existe pas…

 

Ce qui n’a pas de nom n’existe pas.
Vivre, c’est nommer. Tout le reste est voué à une longue dérive dans les limbes.
Aimer, c’est nommer. C’est désigner le nom de l’amour.
L’inspiration fait rentrer l’air dans les poumons. Il y a l’échange, la purification des sangs. L’air traverse la gorge. Puis il est pris dans la bouche. Les cordes vocales vibrent. Le nom de l’amour est prononcé. Une fois prononcé, ce nom est inscrit. D’abord dans les chairs. Puis dans le corps. Jusqu’à la peau des os.
Écrire, c’est nommer. C’est nommer passionnément, jusqu’à ce que la langue vienne à manquer. Passer du cri au chant. De la peur à la joie.
Je ne peux atteindre le silence qu’après avoir nommé. Juste avant, c’est la nuit de la nuit. Le chaos. Écrire, c’est vouloir quitter la nuit pour rejoindre le silence. Entre les deux, il y a le nom de l’amour.
Nous sommes tous dans ce voyage. De la nuit chaotique à la nuit silencieuse. Entre les deux, il y a le nom de l’amour. Il faut sortir de la nuit pour pouvoir y revenir.
Nommer, c’est transformer le néant en infini. La frontière du mot créé agrandit l’univers. Dire le nom de l’amour, c’est agrandir l’amour. La pauvreté du mot ouvre sur la richesse de la langue.
Ce qui n’est pas nommé n’est pas vivant. Ce qui brule en nous, c’est le nom prononcé bordé par de vivants silences.
Taire n’est pas le silence. C’est le contraire de l’amour. Ne pas savoir nommer n’est pas l’ignorance, c’est la peur du vivre. Ne pas vouloir nommer, c’est détruire le nom de l’amour.
Écrire, c’est rentrer dans la lumière du nom de l’amour.
Écrire, c’est le surgissement du mot. Aimer, c’est le surgissement du nom. Nommer est dans ce surgissement. C’est faire naitre ce que le silence pourra emporter. Le silence ne vaut que par le mot qu’il contient.
Le poète écrit avec une encre mystérieuse qui s’efface à peine écrite. Les mots s’en vont dans la nuit peupler l’âme des siècles.
Les amants ne connaissent qu’un nom qu’ils prononcent interminablement dans la nuit des corps et de la chair. Le seul nom de l’autre, dit comme une litanie. Ce seul nom qui contient tous les mots de la langue. Cette langue dite avec cette encre singulière, qui s’efface à peine écrite.
Ce qui n’a pas de nom n’existe pas.
Aimer, c’est dire le nom de l’autre. C’est faire un écrin de silence pour contenir l’univers. Le silence d’avant qui est néant, le silence d’après qui est lumière. Deux silences tissés dans la langue.
Écrire est l’histoire de ce chemin qui part d’un silence, et qui va vers un silence.
Un seul silence fait boiter la langue.
Un seul silence fait pleurer la chair.
Deux silences, le premier qui bénit l’autre.
Il nous faudra nommer toutes les étoiles du ciel dans un seul poème pour apaiser la nuit et retourner au silence.

Franck.

23 mai 2020

Oratorio (2)...

Puis le jour est venu. Avec le jour, l’aube des temps. Alors la lumière a pâli les créations divines. Avec le jour, l’écriture. Avec le jour, la mémoire. Avec le jour : la peur. La peur du retour. La peur de la fin. Avec le jour, la fin des prières. Avec le jour, l’absence. Avec le jour, le silence changea de couleur et de destin. Le jour est venu et avec lui, l’aube des temps. Enfin l’écriture, avec les voix de l’écriture, les solitudes de l’écriture. Ses mémoires. Toutes les mémoires.
L’écriture porte en elle la tentation du retour, c’est pour cela qu’elle s’écrit à rebours du temps qui la dit.
Retour sur l’inaccompli.
Sur l’inaccompli des temps à venir. Sur l’inaccompli éternel. L’impossible accomplissement. L’impossible sacre.
La défaite.

L’écriture passe son temps à se suspendre, comme si dans ses stases successives se trouvait sa vérité ultime. La Vérité.
L’écriture cherche son silence, dans l’au-delà des mots ou dans leur accablement. L’accomplissement du dire dans le vide. Le vide d’après.
L’écriture est solaire, mais se souvient de la nuit, c’est ce qui en fait l’éternel chemin de croix, car l’écriture est la mémoire du désastre. Car l’écriture est solaire. C’est pourquoi elle a affaire aux ombres, aux empreintes qui s’effacent, aux rêves qui rattrapent nos gestes, à ce qui respire encore dans les coins  noircis de nos vies.
Comme si le geste de l’écriture avait besoin de s’arrêter pour s’accomplir. L’ultime appel à la vie. Avec le geste qui se resserre. Comme la matière dans l’atome. Resserrement de l’espace de l’écriture pour lui donner la puissance du cri. Le cri. Le mot dénué de parole. Le dire pur. La stridence de la vie dans la chair.
La révélation.
Rimbaud cesse d’écrire. Cesse-t-il d’être poète ? Ou bien commence-t-il à le devenir ? Ou bien l’a-t-il toujours été ?
Qu’importe, c’est toujours l’accomplissement dans l’inaccompli.
L’inachevable.
Le précaire comme horizon infini.
La peau vulnérable du poème se raidit jusqu’à la cassure, jusqu’à la faille d'une lumière brutale.
Écrire, c’est autre chose qu’écrire. C’est avant tout signifier le feu, et tout ce qui pourra détruire le feu.
Le feu. Le feu séparé de la chaleur. Le feu comme principe d’ascension et de disparition. Chemin de retour à la nuit.
Retour à la nuit lumineuse.

Franck.

23 juin 2019

Infiniment.... (berceuse mélancolique)

Rester dans l'axe du centre. L'axe de tension. Ne pas dévier. Se faire sourd aux rumeurs du monde. À la fois, ne pas être dans le mouvement, et être dans le mouvement.
C'est l'heure des marées qui montent avec leurs souffles de nuit. C'est l'heure des marées lancinantes, des marées blanches et bouillonnantes, c'est l'heure de l'eau souveraine. Un autre mouvement. Comme la mer. La mer et la perdition dans l'immense. Dans le même. Ce même jamais pareil. Du même qui se change en même. Du même qui s'enroule en vague à lame successif. L'infini ruissellement du même. Comme si la tension de se survivre était là. Dans cette répétition qui se dépasse un peu plus à chaque fois. Cette sursomption des actes et des jours, et des conséquences. Totalisation.
La marée n'est pas grosse, avant. Avant elle est une simple écume, un reste de houle. A peine l'ébauche d'une vague. Elle est un souvenir ancien qui s'est épuisé, elle est une mémoire fatiguée. Au bout du rouleau. Avant c'est une simple écume blanche. Blanche. Pas encore une dentelle bouillonnante. Blanche. Simplement l'idée du blanc, avant qu'il soit blanc. Au départ il y a tout un ciel étalé sur la mer avec les étoiles qui scintillent et qui flottent. Noces de la transparence, qui fait le blanc de l'écume, comme après la mort. Le corps saigné à blanc. Bercement infini du ciel dans les bras de la mer. Berceuse du temps qui passe « Do.. dinn, do... dan, il est mort Bertrand, qui lo tùa c'est lo limaço, quo faÿ sa caisso c'est l'homo d'aixe, son tro lou maigro, sa prièra quatre bergèra... do dinn, do dan.... » Dors petit bonhomme ! Dors dans le blanc de la mère. Dors dans sa berceuse triste et blanche. Et Blanche. Comme l'écume de l'océan. Dors de ton sommeil d'écume. Dors dans le sein blanc et la parole blanche du lait. Dors dans l'écume des heures, dors ! Dans le lait de la mer. Infiniment naissante, infiniment mourante. Comme la mère. Mourante et blanche. Posée comme Ophélie dans le lit blanc. Blanc de mort. Dors... Avant elle c’est une simple écume. Après c'est un tonnerre, la mer qui s'offre l'abondance illimitée des possibles. Toujours identique et jamais pareil. Ne pas dévier, rester dans l'axe de la marée. Ne pas dévier de l'axe du désir. Comme lorsqu'on marche sur les eaux. Irréfutable et fragile. Comme l'enfant qui dort. Là, dans le bruit des vagues. Sur la peau blanche de la mère morte.
Je suis la source qui rêve d'océan, un océan qui s'essoufflerait à tirer ses marées. Je suis dans le mouvement de l'eau. Je flotte. Je me noie. Je dérive. Je déluge. Je cascade de mots. Je déferle. Je reflux. Je larme. Même ma terre est de l'eau. Même mon sable s'écoule. Je suis une île entourée d'îles. Je suis une eau entourée d'eau. Je vague, imprécis et confus. Vague comme une brume lascive. Et je pluie, et j'orage, et je source. Ruisselant, coulant, ravinant. Mon univers c'est l'eau, mon ciel est d'averses, mes nuages sont gorgés de torrents de tristesses et mes jours s'évaporent comme l'eau des étangs. Je suis un océan dans l'axe de mes marées, en mon centre une source.
Si mes rêves se condensent, c'est l'Amazone qui passe saturé de boues grasses et fertiles où l'opaque et l'obscure s'accouplent aux puissances invincibles du courant. Monte ta marée, petit bonhomme. Une de plus. Courage ! Vas donc chercher ces rouleaux de mémoire, et déploie-les, va plus profond racler le fond de l'océan, vas, n'hésites pas, prends les plus lourds s'il le faut ! prends les plus tristes, n'oublie pas les plus beaux ! Va chercher ta marée dans le fond de ton ventre ! Dans le fond de son ventre. Va ! Tu es l'infiniment vivant, l'infiniment mourant, tu es dans le bercement des mers qui se disent et se redisent jusqu'à l'ultime bord où le ciel agonise dans les flots. Qui a-t-il sous les eaux des mères mourantes si ce n'est de grands pans de ciel ornés de quelques étoiles ? Qui a-t-il au fond des mères si ce n'est le sommeil d'un enfant ? Qui a-t-il dans mon balancement si ce n'est un appel ou un cri, le triste mouvement, infiniment vivant, infiniment mourant, infiniment pleurant dans les os de sa mère ? C'est l'heure de la marée blanche et écumante. C'est l'heure d'appeler la nuit et ses mystères, c'est l'heure de vouloir un peu plus fort, un peu plus loin. C'est l'heure blanche des marées. Blanche comme les ailes déchirées d'un grand cygne mourant. Blanche comme les flammes qui brûlent ma prière. Blanche comme l'aveu d'un aveu. Blanche comme la peau avant l'amour dans le silence à peine froissé des caresses. Blanches caresses, et lente houle des chairs qui s'offrent au blanc du désir blanc. Monte-la ta marée ! Un peu plus de courage ! Dans chaque mouvement, c'est du temps qui déferle, dans chaque éclatement c'est l'amour qui se dresse, dans chaque écoulement c'est ton corps qui réclame, dans chaque déchaînement c'est des liens que tu brises. Et se dire, oui se dire, tout au bout, tout au bout des marées, je suis un homme vivant qui montent ses marées, infiniment vivant, infiniment mourant, et qui le soir venu, pose son front au sol et peut dormir en paix.

Franck

31 mars 2018

Lettre N° 28 - Ta parole....

Mon amour,

Ta parole est une parole ininterrompue, pourtant toujours suspendue.
Toujours attendue, toujours dépassée par celle à venir. Dans le mouvement. L’allant.
Ta réalité me vient du mouvement de la mer. Par l’oubli sans cesse renouvelé.
Ta présence déborde ta réalité, assez pour faire naître une attente toujours neuve.

Mon amour, tu le sais, la parole amoureuse est une parole folle, elle se dit avec les yeux ou avec l'horizon. Elle est folle parce qu'elle raconte la nuit, même en plein jour. Surtout en plein jour. Elle est folle parce qu'elle est pauvre, qu'elle n’est faite que de quelques mots, toujours les mêmes, comme les prières. Faite d'un nom, d'un seul nom, comme un seul clou.
Et qu'elle sort froissée par le silence qui la recouvrait, pour qu'elle se déploie, comme un pétale dans l'aurore, comme le pas maladroit de l'enfant qui commence à marcher.
Et qu'il faut pour la dire un ciel entier dans la bouche.

Ta parole amoureuse est ce lent redressement du murmure qui cherche son souffle dans un désastre de lumières, d'ombres. En se dépliant dans ta voix incendiée, elle semble te déshabiller, et tu es là, au bord de l’impudique, offerte, souveraine. Ta parole amoureuse n'est pas seulement belle, puisqu'elle a quitté la terre, et qu'elle est insensée, comme inaudible. Qu'elle est sans intelligence puis que c'est la seule parole vraie, jamais dite. Qu'elle est sang, feu, dévastation, anéantissement.
Elle n'est pas faite de mots, mais seulement de ton visage, de ta chair brûlée, de ta chair sauvage et désespérée.

Ta parole amoureuse est faite de l'échange des lumières, au crépuscule et à l'aube, car il n'y a pas de temps pour la dire, pas de lieu pour l'entendre, à par les angles. Nos angles. Car elle n'est faite que d'abandon, de nos éternités tissées d'infini. Elle est ta peau qui soude nos lèvres. Elle est ma source au milieu des sables, car elle naît au plus profond de nos solitudes claires. Elle ne sait que glisser sur la neige sans laisser de trace. Elle ne sait qu'effleurer l'océan. Enlacer les nuages.

Ta parole amoureuse ne s'écrit pas, elle est la page blanche, la main qui la caresse, la peur qui l'interroge et ta larme qui m'inonde. Elle s'invente puis meurt dans l'instant où tu la dis ; à sa place il ne reste que le printemps.
Elle est houle insaisissable, où l'espoir à la désespérance se mêle. Lent mouvement du temps sur du sang. Lent tremblement de nos chairs.

Ta parole amoureuse est une parole vaincue, jubilant de sa propre défaite, précipitant même cette défaite. C'est une parole qui naît hors de toi, pour venir mourir sur nos lèvres dans l'éclat d'un silence offert.
Elle contient le monde depuis son origine, elle en sait la fin. C'est pour cela qu'elle est d'abord renoncement, puis consentement.
C'est une parole qui n'a pas de force, seulement de la puissance, assez pour couper le réel en son point le plus dur. Hors nous, personne ne la connaît, elle ne s'apprend pas, mais nous la savons, puisqu'elle tient à elle seule les fils de nos vies.

Ta parole amoureuse s'avance à rebours, car elle tourne le dos à tout ce que l'on a vécu, elle revient vers notre enfance la plus pure, la plus désolée, elle va pieds nus dans la langue comme une gitane ébouriffée. Parole dégagée de la parole. Murmure délacé du murmure. C'est une parole effondrée, car il lui a fallu traverser les peaux mortes, les chairs molles, les os cassants et le mur des silences qui la protège de l'indécence,  de l'impudeur. Elle se consume dans le baiser qui la souffle, puis renaît de son propre désarroi.
Ta parole ne sait que fleurir, la nuit, au bout des doigts et sur mes paupières closes.
C'est une parole qui s'est quittée, pour se donner.
Une parole d'au-delà.
Une parole débordée.
Sans mémoire.
Sans lendemain.
Brisée seulement d'éternité.

Ta parole. C’est une parole ininterrompue, pourtant toujours suspendue.
Toujours attendue, toujours dépassée par celle à venir. Dans le mouvement. L’allant.

Ta réalité me vient du mouvement de la mer. De cet oubli sans cesse renouvelé.
Ta présence déborde ta réalité, assez pour faire naître une attente toujours neuve. Source généreuse d’une attente toujours fraîche, d’une attente juvénile, d’une attente entachée d’aucune défaite. Le vieux temps n’ayant pas de prise sur le renouveau ininterrompu du don.
Ce qui espère en nous, c’est l’ombre d’une présence. Les êtres nous arrivent par leur absence, par ce temps de silence qui précède ce frottement des heures du manque.

Je suis l’évadé d’un temps clôt, comme ces îles échappées du temps clôt de l’océan. L’ivresse d’un détachement sans mesure.
Le chant de nos aveux ne dévoilent jamais nos paroles, il dérobe seulement à la nuit la force des aurores. 

Franck.

6 septembre 2017

- 119 - Entre l'avant et l'après...

Il y a un avant. Il y a un après. Entre les deux, un grand champ de neige. Avec l’écriture, blanche, sur la neige blanche. L’impossible inscription de l’instant. De l’eau sur de l’eau. Que savons-nous de ce que nous écrivons ? Si peu. À part ce mouvement qui remonte des viscères, qui roule sur le thorax, froisse les poumons et qui vient s’effriter dans la bouche. Que savons-nous de ce que nous écrivons ? Rien. L’objet du texte invente le sujet. Écrire pour maudire la parole. Invoquer le silence dans des phrases trop bruyantes. Parler est vain, se taire impossible. Vivre l’écriture entre les deux. Le grand champ de neige. Blanc et l’écriture trop blanche. Le pas de l’écriture s’enfonce, tasse, disparait sous le poids de son insistance. La phrase ne tient rien, et je ne retiens plus la phrase. Elle m’entraine dans le blanc.
L’anachorète a fait trois tas devant sa grotte. À droite, il a posé ses gestes, tous ses gestes, toutes ses actions. À gauche, il a fait un tas de tous ses vêtements. Au centre, il a déposé sa parole. Toute sa parole. Tous les mots de sa langue, même son nom. Puis il est entré dans la grotte, il s’est assis. Il a fermé les yeux. Alors, il n’y eut ni avant ni après. Il n’eut plus à traverser le grand champ de neige. Il était la neige. Un et innombrable.
L’écriture tient les bords du temps.

Écrire conjure le vide.
C’est la tentative d’un dialogue avec sa part la plus irréductible, sans doute la plus douloureuse.
Il s’agit de côtoyer les ombres de les frôler, de les désigner de les ressusciter. Il faut rajouter quelque chose au vivre, soit pour le parfaire soit pour le refaire pour lui donner sa dimension de silence. De fièvre.
En fait, écrire nous dit l’ombre de nos actes, de nos paroles, le trou décelé dans l’écorce crevassée de nos vies démembrées.
Écrire touche à la substance même de ce que nous ignorons.
Ce qui fut ignoré sera écrit.
Ce qui n’a pu être dit sera écrit.
Ce qui n’a pu être écouté sera écrit.
Ce qui a été refusé sera écrit.
Ce qui a été perdu sera écrit.
Ce qui a été espéré sera écrit.
Ce qui a été pleuré sera écrit.
Ce qui a été sali sera écrit.
Alors, alors seulement, ce qui aura été écrit sera chanté.

Rejoindre un cœur est un voyage impossible. Rejoindre un cœur est une vraie folie, parce que les mots tombent, ils nous échappent, se brisent aussi facilement qu’un souvenir, ils ont besoin de toute notre attention pour rejoindre, à force de couleur, de musique, d’élan, une parole juste, attendue. Peut-être secourable.
L’amour court sur la lame d’un sabre, un mot trop lourd, trop pesant et c’est la blessure. La rosée qui l’abreuvait, qui le nourrissait, se transforme en sang, c’est ce que l’on appelle le sang du poète.
Le plus court chemin pour le mot, c’est le baiser.
Combien de temps pourrai-je encore tenir les bords tranchants de l’écriture ?

Franck.

4 septembre 2017

- 118 - L'infinie négligence des dieux...

Écrire, c’est détrôner les dieux. Comment pourrait-il en être autrement ? Que vaudrait une parole qui ne viserait qu’à les servir ? Il n’y a pas d’orgueil là-dedans. Simplement le déploiement d’un geste nécessaire. Les dieux nous ont inventés pour qu’on les tue. Le poète achève la création du monde. Il faut bien une humilité démesurée pour entreprendre ce meurtre lent et silencieux. La terre, l’univers, les constellations appartiennent à ceux qui les prononcent, à ceux qui les nomment. Les dieux nous ont désignés, nous ont assignés, mais c’est bien le poète qui a le pouvoir de les dire, de les nommer en retour. De les effacer.
Écrire, c’est bien tracer le domaine des dieux pour y mettre le feu. Pouvoir contre pouvoir. Magie contre magie. Miracle contre miracle. Le poète a un avantage dans cette lutte, car il n’a pas l’arrogance des dieux, il n’a que son désespoir, parfois sa désinvolture. C’est bien suffisant. Écrire, c’est nommer l’infinie négligence des dieux.
Le Christ ne savait pas écrire, ce n’est pas un oubli de la part de son père. On a bien vu comment il a fini. En piteux état. Le poète a bien retenu la leçon. Et Dieu n’en finit pas de mourir à son tour. Alors chaque mot, chaque texte, chaque note le dénient un peu plus.
Les dieux nous ont inventés pour qu’on les tue. À chacun son destin, à chacun sa misère. Ils ont l’éternité mortelle, ennuyeuse, nous avons l’infini, la solitude, avec le silence qui les accompagne, l’amour qui les brule et le sang qui les sacre. La patience. Le rêve. Tout cela dans le geste du mot. Ils ont la puissance, et nous n’avons que la fragilité en retour. Notre sainte fragilité, notre épuisement, nos coins d’ombres, notre pauvreté. Car c’est bien de là que part ce geste grandiose, c’est bien de notre main vulnérable et tremblante. Nos cathédrales valent les leurs. Car je sais des mots ruisselant comme la lumière des vitaux, je sais des cryptes de silence pétries dans la pierre des prières, je sais des recueillements, des passions, des chemins de croix, qui valent bien les leurs. Chaque texte vaut une église. Le simple murmure d’un poème fait chanceler la moindre chapelle.

Franck.

31 août 2017

- 115 - J'ai vu...

J’ai vu tant et tant…
J’ai vu des visages défaits, par la douleur ou par la peur, j’ai vu des chagrins d’enfant inépuisables, comme ceux-là à la peau si noire, aux ventres si gros sur des corps si maigres aux yeux si effarés, si désemparés. J’ai vu les chagrins ordinaires, que l’on ne console pas, ou jamais assez, j’ai vu la violence des mots, des gestes, des intentions, s’abattre sur des vies innocentes. J’ai vu des solitudes impensables, des terres frappées par le gel et le vide, où les âmes se cassent comme de la glace. J’ai vu les trahisons, ah oui ! Ça, j’en ai vu : elles poussent comme le chiendent, comme le mépris, comme la haine. J’ai vu les oublis, les omissions, les prétentions, charriées par des fleuves ambitieux, inonder, noyer des existences fragiles, aimantes. J’ai vu blanchir les heures dans l’œil noir de la mort, dans le regard de ma mère, dans la grimace de mon père. J’ai vu partir ma vie sur la pointe des pieds, sans tambour ni trompette, simplement, comme cela, un long épuisement sans fin. J’ai vu les espérances gonfler comme d’énormes ballons, crever d’un seul coup, par ignorance ou par bêtise. Bêtise souvent. J’ai vu la lâcheté ramper, les lâches gueuler avec les loups, les loups flatter les lâches, les lâches aimer les loups. J’ai vu l’amour blessé, bafoué, abandonné, mais encore espérant, l’amour démembré recroquevillé comme un animal mourant. J’ai vu les jours sans fin, les nuits sans retour. La peur aussi, celle qui fait trembler, celle qui ne dit pas son nom, mais qui ronge les jours, le sang. J’ai vu l’humiliation s’écrouler devant le dédain… J’ai vu tout ce que les hommes voient. Ni plus, ni moins, ni mieux, j’ai lu beaucoup, souvent mal. J’ai cru aussi que je pouvais écrire. J’ai appris les étoiles espérant mieux comprendre. J’ai même traversé les déserts, les plus grands, pour affermir mon âme. J’ai prié des dieux insensibles ou inconnus. Je me suis abrité sous la lumière des vitraux. J’ai cru aux idées. J’ai même failli aimer ma solitude. J’ai plusieurs fois recommencé ma vie. J’ai voulu être tout, être de mon temps, et n’être rien, n’être rien…
Dix fois, j’ai refait mon bilan, dix fois cela n’a servi à rien. Je suis une âme boiteuse qui marche dans son errance, ni plus, ni moins, cahincaha… Ni sage ni ignorant, assez pauvre ou assez sot pour cueillir de temps à autre quelques trèfles à quatre feuilles, assez pauvre ou assez sot pour lancer en l’air quelques paroles amoureuses, assez pauvre ou assez sot pour croire encore que demain tout est possible, assez pauvre ou assez sot pour n’attendre rien, mais espérer tout, ou le contraire, assez pauvre ou assez sot pour ne plus croire au bonheur, ou faire comme s’il arrivait demain, assez pauvre ou assez sot pour faire encore des rêves, des rêves de peau, de chairs, de baisers mouillés, de mains tendues qui toucheraient mes yeux, de souffles échangés, de silences heureux, de promesses brulantes, de sources bleues, de rêves d’anges…
Assez pauvre ou assez sot pour pleurer à nouveau ou rire aux éclats.

Franck.

4 août 2017

- 96 - Cartographier....

Texte après texte, je tente de cartographier un pays inconnu, inconnaissable sans doute. J’en sais la vacuité, mais j’en ressens l’impérieuse nécessité. Cartographier, c’est dessiner des lieux. Des lieux exacts, des lieux réels. Tracer des séparations là où il n’y avait que du blanc, que des terra incognita. Délimiter. Tracer des routes, des chemins, des possibles. Nommer, surtout. Donner des noms. Un lieu qui n’a pas de nom n’existe pas, ou bien il n’est qu’un rêve. Nommer, c’est faire sortir du néant. Sur la carte, on place des signes, des symboles que l’on arrache au néant. Dans un coin de la carte, on fabrique un petit rectangle, on l’appelle « légende ». Tout tient dans ce mot : légende. On ne peut pas lire une carte sans la légende. Cartographier, c’est écrire une légende. Traduire l’impénétrable. Dire du sens, créer un lien, donner une forme au rêve. C’est inscrire le temps dans l’espace. Raconter.
Texte après texte, je tente de cartographier un pays de légende. Je dessine les plaines, les mers, les déserts, les fleuves, les iles. Je trace avec précaution les frontières, les passages. J’indique les puits, les labyrinthes de la langue. J’inscris l’illimité dans l’infime du signe.
Au départ, il a fallu arpenter la mémoire, puis aller au-delà de la mémoire, placer des jalons sur les lieux archaïques, sur les restes, les ruines, il a fallu marcher, errer dans ses joies, ses douleurs, recueillir un à un les mots de la légende comme autant de trésors cachés.
Arpenter s’exécute avec une chaine d’arpenteur. Là, c’est le mot chaine qui est important : la chaine, c’est ce qui tient deux choses solidement, les rendant inséparables, le réel et l’irréel, l’espace et le temps, la vie et la mort.
Lorsque l’on arpente, on est toujours dans un au-delà, on est toujours dans le lieu d’après, alourdi de tous les lieux déjà traversés. Car il faudra enfanter le langage oublié de la légende. Comme si les mots étaient des enfants perdus. La chaine est là qui tient la parole, l’empêche de s’effondrer.
Arpenter, c’est charger un navire, tracer un horizon, c’est dessiner les lignes du temps, là où elles s’égarent dans les méandres des souvenirs, c’est espérer ne plus s’oublier dans les angles du renoncement, de la fatigue. Arpenter, c’est écrire un lieu où la nuit aurait déserté les jours, mais dont l’ombre serait encore là, toujours menaçante, fascinante, comme l’ultime tentation.
Après, demeure la carte. Où l’on reporte chaque mot, chaque signe. On écrit la légende.
Dans chaque carte, se trouve l’appel d’une autre carte à venir, chaque légende appelle une autre légende, le connu appelle toujours la menace d’un inconnu. C’est souvent cette menace qui nous sauve. Puisque les cartes sont sans fin. Les cartes nous disent toujours celles qui manquent.
Les légendes ne disent pas tout.
Les terra incognita sont des terres voilées. Sous le blanc, demeure la nuit. Cartographier, c’est entrer peu à peu dans la nuit. C’est la faire entrer dans la légende. Dévoiler une nuit, c’est en dire une autre plus profonde encore.
La nuit est immobile, c’est ce qui permet au rêve de se déployer, le songe est le seul mouvement qui s’oppose à la fatalité des jours. Ce qui nous relie à la carte, c’est le rêve.
Le voyageur n’utilise jamais de cartes. Les cartes sont des rouleaux de papier donnés à une humanité lointaine, indifférente. Parfois inquiète. Les cartes sont toujours inutiles, vaines, pourtant nécessaires.
Les légendes sont entre la vie et la mort. Elles sont à la frontière. Elles ont déjà le langage de la mort. C’est cela qui nous attire dans les contes. Comme si, entre le déjà mort et l’encore vivant, il n’y avait que l’épaisseur d’une ombre, que là se tiendrait la légende, dans cette langue qui va vers la nuit et qui peut-être, s’y trouverait déjà.
Cartographier, c’est refaire un voyage silencieusement, en accepter la métamorphose. Les signes que l’on inscrit sont toujours illisibles. C’est pourquoi on les raconte sans cesse, comme les légendes. Comme si rien n’avait vraiment existé. Comme si le sens n’avait pas d’importance. Comme si rien n’avait vraiment d’importance. Hormis la patience à transcrire le long silence languissant qui accompagne les légendes.

Franck.

28 juillet 2017

- 92 - L'Impossible patience amoureuse...

Pour écrire, il faut d’abord entendre une musique. Ce n’est pas vraiment « entendre » et ce n’est pas vraiment « une musique ». C’est une tonalité à l’intérieur. Notre ligne mélodique. C’est sans doute pour cela que nous écrivons toujours la même histoire. Parce que c’est la même musique. Toujours. Les mots sont différents, les situations varient, mais au bout du compte c’est la même histoire. Des étoiles différentes, pourtant c’est le même ciel. Les jours sont méconnaissables, mais c’est le même sang qui les traverse. Avant d’écrire, on est dans la dissonance, on demeure au seuil d’une aube de givre ; après, longtemps après, on ressent une sorte de résonance harmonieuse, quelque chose s’est ordonné. Entre temps, il faut traverser un orage. Ici, il faut ciseler, sculpter, raboter, enlever toutes les excroissances de chair, supprimer le trop-plein de vie. Là, au contraire, on colmate les trous de la langue en ajoutant des mots lumières, des mots cristal pour raviver chaque couleur. Ici, c’est un silence qu’il faut, et là, plutôt un soupir. Trouver le mot inévitable, irréprochable, l’accorder à l’émotion souveraine jusqu’à en être saisi. Ensuite, il faut mâcher la langue avec patience pour en ressentir tout le gout, y déceler les « trop » ou les « trop peu ». C’est en disant à haute voix que ces choses-là s’entendent, les mots dits doivent résonner avec la ligne mélodique de l’âme.
Il y a des jours où c’est un orchestre symphonique, des jours où c’est une simple flute, il y a des jours où c’est un piano virtuose, et d’autres jours où c’est un accordéon éventré. Peu importe : c’est toujours la même musique. Souvent, l’on se trompe, on espère expier au pied d’une rime définitive, ou bien on confond un silence avec l’absence vaine. Souvent, on est de trop dans ses propres mots. Il faudrait les quitter, les abandonner, faire un grand feu. D’autres jours, c’est un espoir rouge qui tisse le fil fragile d’une rêverie miraculeuse. On ne le sait pas assez, il existe en nous des sources magiques à l’eau blanchie par les prières, des sources bordées de fleurs d’oubli, de fleurs savantes. Boire cette eau, c’est blanchir sa voix avec les mots qui la transpercent, c’est marcher au milieu des champs déchirés par une foudre féroce.
Quand tout est fini, quand la parole écrite sonne ou tinte, c’est alors qu’il faut s’y remettre, tout bruler avec ce qui nous reste d’amour en accordant les deux rives du temps, défaire la nuit étoile par étoile, cueillir les seins de la sainte, ou boire aux lèvres de la morte. En fait, on ne trouve jamais : on ne fait que reconnaitre. Un peu comme Toi quand tu es passé devant mes yeux de cendres, je ne T’avais pas trouvé, mais seulement reconnu. Écrire, c’est un peu comme l’impossible patience amoureuse. Un feu sous l’orage.

Franck.

21 juillet 2017

- 85 - C'est le temps du caillou...

Il me faut remonter le temps des mots. Pas à pas. Pour retrouver le mouvement juste. Le juste balancement de la vague. Retrouver la marche sur le fil tendu entre mes rêves et la réalité. Il est temps de se séparer de l’inutile pour renouer avec l’essentiel. C’est-à-dire le pauvre. Le nu. L’évident. J’ai trop perdu de temps à suivre des routes qui n’étaient pas les miennes, ou des jupons trop courts sur des cuisses trop légères. Espérant l’impossible parce qu’il était impossible, en mettant du symptôme au cœur même du désir. Je suis las de moi, de mes errances vaines. De mes amours adolescentes, sans issue. Je suis las des anges, des diables, des saintes ou des catins, de ce cortège d’ombres qui traverse mes nuits. Je me suis tant perdu à vouloir l’impensable. Il est temps de laisser les morts aux morts, de souffler sur ce qui me reste de vie. Je suis las des trahisons, des promesses sans lendemain. Je suis las, infiniment las des bassesses, des veuleries, de ceux qui parlent trop fort, dans des écritures trop pleines, sans espaces, sans attente, sans espoir, sans silence.
Au départ, tous les chemins se ressemblent. On marche insouciant, la tête en l’air, les mains dans les poches. C’est bien après que l’on s’aperçoit que l’on s’est trompé. On s’est aventuré, on est même perdu. On s’entête, on s’obstine.
Alors, il me faut remonter le temps des mots. Pas à pas. Pour retrouver le mouvement juste. Petit Poucet recherchant ses cailloux. Un à un, remonter le souvenir à travers mes forêts. L’endroit exact où le chemin a basculé, où les pas se sont égarés. Remonter au premier caillou. Quelle est la dernière question avant le premier caillou ? Avant. Juste avant. Avant les premières mortes et les premières nuits de cauchemars. Avant l’obscure. Avant la fin. Il y a nécessairement un fil qui tient tout cela.
C’est l’histoire de tous les contes : le héros se morfond, s’ennuie. Puis un jour il quitte sa maison, son pays. Il veut voir le monde, le vent, aimer toutes les femmes. Il veut sentir son sang lui bruler les veines. Il veut être roi, prince, poète, capitaine, jardinier. Il veut la richesse, les honneurs, les amours. Il veut les plus hautes montagnes, les déserts les plus vastes, les océans les plus dangereux. Alors, il part sur les routes, sur toutes les routes. Il court. Il s’épuise.  Mais il s’ennuie toujours. Le monde s’est rétréci. La princesse était une souillon. Il ne fut pas capitaine, à peine sergent. Il ne fut pas poète, à peine s’avait-il écrire. Il ne fut pas jardinier, toutes ses roses se fanaient, ses montagnes ne furent que des collines desséchées, ses déserts de pauvres landes arides, ses océans quelques mares aux canards. Tous ses rêves s’usaient.
C’est l’histoire de tous les contes. Alors, il s’en revint. Il revint au lieu de son départ. Plus il s’en rapproche, plus il se sent léger. Léger, mais triste. Mais plus la marche lui semble douce, plus il se met à pleurer. Plus il se rapproche, plus il se dépouille de ses manteaux d’illusions, plus il est nu, plus il se sent riche. Riche, mais perdu. C’est l’histoire de tous les contes. De retour dans sa maison, il est de retour en lui-même. Il s’habite de nouveau. Il est à l’heure exacte de lui. Mais il ne le sait pas. Pas encore. Il est sans fard. Sans impatience. Sur le chemin, presque devant sa maison d’enfance, une voix l’interpelle : « Tu ne me reconnais pas ? Tu te moquais de moi, il y a longtemps… Tu voulais conquérir le monde, moi, tu ne me regardais pas… Tu voulais des princesses, des richesses… Alors, la pauvre Fanette, tu ne la voyais pas… Pourtant, tu es là, maintenant, où sont tes princesses… Où sont tes richesses ? Qu’as-tu fait de ta vie ? »
C’est l’histoire de tous les contes. Fanette tenait dans ses bras un enfant d’une blondeur de blé tendre : « Ma richesse, à moi, elle est là, dans mes bras, sous mes yeux… À user tout mon temps dans cette terre d’enfance, à labourer chaque jour un peu plus profond cette terre d’espérance faite de chair fragile… Qu’as-tu labouré, toi, durant tout ce temps ? Ta famille avait un champ ? Regarde les ronces : les taillis le recouvrent… Mais si tu veux, je t’aiderais… Mon mari est parti, lui aussi, alors je t’aiderai… Mais tout d’abord, aide-toi !… Commence à creuser ton sillon. Creuse la terre ou le ciel, mais creuse. Creuse ce qui est à toi. Creuse au centre de ton désir. Creuse, ne te relève pas. Creuse ton champ ou le ciel, creuse le chant ou la prière, mais creuse sans t’arrêter. Creuse droit. Dans le sens de ta vie. Va toucher l’os derrière tes chairs molles. Je t’aiderai… C’est l’histoire de tous les contes. »
Il se leva. Puis il creusa.
Longtemps.
Profond.
Un jour, il dit à Fanette : « Viens là ! Viens voir… »
Ils sont devant le champ entièrement retourné, enfin labouré. Avec la terre noire qui fait des boursoufflures, comme des cicatrices.
Il déplia un petit mouchoir. « De mes errances, j’avais gardé quelques morceaux de rêves, ils sont en poussière, mais c’est ce qui me reste. Ces quelques cendres grises. Un rêve, c’est comme une étoile, c’est loin, cela brille quand il fait nuit. Un rêve, c’est silencieux, comme une étoile. Mais les rêves meurent comme les étoiles. Voilà ce qui me reste. Voilà ce qui reste de mes élans, de mes tentations, de mes peurs, de mes larmes. Voilà ce qui reste des chemins que j’ai parcourus. Regarde, comme c’est pauvre. Regarde cette poussière de vie comme elle est fragile et si triste. Comme ces étoiles qui meurent en silence, dans l’indifférence du temps, de l’espace. Voilà, tout est là… Alors, si tu le veux, maintenant que cette terre noire est toute retournée, maintenant qu’elle est prête, nous allons semer ensemble. Je crois que ces rêves-là, sur cette terre-là, sauront donner de belles moissons. La cendre des rêves est un bon engrais.
C’est l’histoire de tous les contes. Au départ, on est là, dans l’ennui et le désespoir de nous-mêmes. Après l’on quitte sa maison, laissant tout en désordre. Sourd, aveugle, remplis de soi, d’orgueil. Plus l’on s’éloigne, plus l’on se quitte. Mais on ne le sait pas. On est dans la distance de soi. Puis un jour, au détour d’une aventure malheureuse de plus, on comprend, alors on consent.
On consent à ce retour vers le centre. Vers le lieu. Vers le seul endroit de soi habitable. Là où l’on est nu, pauvre. Mais entier.
« Tu vois, Fanette, cette poussière, c’est ce qui me reste, cette terre noire sera grosse de ces cendres. Le noir de ce champ sera demain l’or d’un blé. Le pain qui cuira aura la saveur des aurores… »
Les contes naissent dans la nuit, c’est pourquoi on les murmure. Ils ont besoin de la pénombre d’une flamme. Ils ont besoin d’accrocher leurs mots au rouge sang d’un feu ardent.
Ils ont surtout besoin de notre écoute, de notre attente, de cette paix qui les précède, de ce silence qui les suit…
Les contes naissent d’un épuisement.
Ils naissent d’un retour et d’un abandon.
Je suis las de mes errances, las du vacarme des anges maudits, las de cette mort rampante qui empoisonne mon sang, las des chants macabres, des agitations verbeuses, des danses de Saint-Guy… C’est le temps du retour.
Un caillou… Puis un caillou… Puis un autre…
C’est le temps du début, celui de la création et de l’écriture.
Celui du silence, et de l’aube.

Franck.

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