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J'irai marcher par-delà les nuages
7 décembre 2013

Quelques brindilles pour le feu... ( variations )

Je suis resté sur le bord du fleuve. Je ne sais plus combien de temps. Plusieurs jours. Là, sur le bord brûlant du fleuve. Il n'y avait rien, hormis le fleuve et le désert ; et moi, assis entre les deux, juste à la frontière des terres vides, et des eaux larges, à regarder le temps passer. Cela devait être un peu avant Bourem. A l'endroit où le fleuve se met bien à plat, là où il s'étire pour passer sur les sables incendiés. Un fleuve à plat ventre, ondulant lentement comme s'il traversait des sables mouvant ou sa propre mémoire. Temps contre temps. Usure contre usure. Etalé dans le plus large de ses eaux aux risques de perdre ses rives. D'ailleurs elles se perdaient parfois derrière le pli d’une dune ou dans l'œil humide d'un mirage.

Si la mer parle à notre âme, le fleuve, lui, parle à notre histoire. Il y a dans le fleuve l'ébauche d'un dialogue avec ce qui était avant nous, et ce qui sera après. L'homme au bord du fleuve se sait mortel. Et cela le rend triste. Infiniment triste. Comme ces journées assis sur le bord du fleuve. Le Niger. Au Mali. Il y a longtemps. Tout au début des temps.

Six, peut-être sept jours à attendre, assez de temps pour la création des mondes et des univers, assez de temps pour que s'écoule l'infini tristesse, et pour sentir la lente mélancolie du fleuve. Fleuve des terres brûlées, fleuve des enfers aux langueurs mystérieuses. Fleuve lent. Grave. Aux flots austères et silencieux. Car il y a des lieux où les paroles n'accrochent pas. Rien ne peut se dire. Tout est écrasé par lutte lente des éléments. Lutte antique, immémoriale, puissante confrontation des silences, celui du désert, celui du fleuve et pour les sacrer tous les deux, celui du soleil. La rencontre du temps et de l'espace. Je suis resté sur le bord du fleuve. Assis, sur le lieu même de la folie, de l'incommensurable folie de l'existence, à regarder le fleuve, comme si l'apocalypse devait surgir de l'horizon consumé.

Il y a des lieux où la pensée devient inutile,  vaine, presque indécente, où la raison ne peut plus se survivre, où l'intelligence n'est qu'une excroissance du malheur et d'un mauvais hasard. Il y a des lieux où toute pensée n'est qu'une écorce morte, l'enveloppe desséchée de nos vanités. Il y a des lieux où si tu ne sais pas rêver, tu meurs.

Six jours, peut-être sept, à me demander ce que je faisais là, sur les rives du fleuve, pris dans l'étau primitif, originel, radical des lieux. Lieux métaphores. Assis dans la gueule même des mythes. Il est paradoxal d'imaginer que toutes les paroles sont parties de ces lieux impossibles. Sans doute que pour poser le premier mot fallait-il un espace infini ? Peut-être fallait-il un feu solaire pour compenser le feu du mot ? Peut-être est-ce le premier mot qui brûla tout ? Peut-être...Peut-être faut-il faire traverser à notre verbe un néant embrasé, et rester assis six jours, ou sept, pour qu'il puisse signifier ?

Prends une parole, fais lui traverser un désert, et si au bout tu peux la dire sans trembler, sans pleurer, si tu sais dire chaque mot, articuler chaque syllabe, sans que ta langue ne tombe de ta bouche, alors cette parole est vraie. Alors cette parole est puits qui désaltère, fruits juteux qui nourrit, elle est chemin des étoiles, et ceux à qui tu l'offriras, entendront le puits, et recevront les fruits, et recueilleront l'or de chacune des étoiles apportées. C'est comme si les portes de la cathédrale s'ouvraient.

Le silence est beau d'une parole qu'il porte, comme le désert qui recèle un puits. Le silence est riche de l'enfant qu'il porte. Le silence est un champ labouré gorgé des graines de la moisson à venir, il est mûrissement de l'absence. Ainsi dieu et son infinie mesure, et son immense retrait. Car depuis qu'on fait parler les dieux on ne les entend plus.

Six jours, peut être sept, sans action, à rester là, assis, à raboter les gestes, à façonner l'attente, et à se laisser pénétrer par le fleuve, lent, large, comme un sang ancien chargé du temps qui passe. Comme un arbre qui devine la sève dévorer sa fibre. Car il y a des lieux où toutes actions s'épuisent, il y a des lieux où agir est dérisoire, où l'acte n'atteint plus que son propre néant, où précisément le désir de l'acte s'effondre sur lui-même. Il ne reste plus que les gestes simples, chercher l'ombre ou l'inventer, préparer le thé, manger des gâteaux secs avec quelques dattes, arpenter la rive pour trouver assez de petits bois pour faire un feu le soir. Étirer chaque geste, pour lui donner l'ampleur suffisante, le souffle, et la parcimonie, et l'efficacité nécessaire pour maintenir la vigilance, l'attention précautionneuse, sans rien oublier de l'essentiel : regarder le ciel, se perdre dans les horizons, et tout le jour désirer intensément la nuit, et la nuit venue, souhaiter  avec encore plus de force, le jour.

J'ai peu prié dans ma vie. Pourtant, là, je me souviens avoir risqué mes premières prières. Je me souviens de la timidité de ces premiers élans. Les lieux imposent bien sûr, encore faut-il vouloir s'y soumettre, accepter, et ne pas craindre l'immense vide au fond de soi ; cette peur qui surgissait. Accepter l'envahissement par le fleuve, par le sable,  cette sensation de perte absolue, comme si rien ne pourrait jamais nous sauver. Et que désormais c'était sans importance. Oui, sans importance...

Durant six jours, peut-être sept je me suis appliqué à mettre une majuscule pour honorer l'aube naissante,  j'ai mis des virgules après chaque heure, j'ai ouvert des parenthèses pour envelopper le fleuve, posé un point à l'instant du zénith, au bord de la nuit je n'avais plus que des étoiles à accrocher aux points de suspensions...

Ecrire me renvoie à ces temps où je pouvais m'assoir juste à la frontière des terres vides et des eaux larges, à regarder le temps se perdre et s’oublier. Cela devait être un peu avant Bourem. Bien avant mes premières morts, bien avant mes premières renaissances. Chaque texte est comme un jour passé sur les bords du fleuve, à retenir les gestes, et à ramasser quelques mots, comme des brindilles sèches pour allumer le soir venu le feu de ma parole, afin qu'il ne reste rien. Rien. A chaque fois rien. Ecrire est un horizon consumé.

Franck.

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14 décembre 2013

Nuit du ventre ... ( prélude et fugue )

Le jour replie sa lumière, tire sa grande voile claire avec lenteur et faste, avec ce geste large et ample du crépuscule. Le jour se retire emportant dans sa ruine les lambeaux, et les hardes usées par le soleil, les images fatiguées, les paysages exténuées et toutes ces couleurs éreintés, ces nuances élimées par tant de regards frivoles, irréfléchis, par la pauvreté de nos regards, par l'insignifiance de nos croyances incertaines portées sur les lieux, le monde, les âmes. Capitulation du jour, défaite des vérités éphémères. Déroute de nos fraternités provisoires. De nos amours qui s'effilochent, nos amours trop lourdes, impossibles à endurer, impossible à hisser, oriflammes froissés, chiffons délaissés.
La nuit.
J'ai une nuit sur le bord des paupières et jusqu'au fond de l'œil. Une nuit dans la chair de mes mots. Tapie au creux de ma parole. Une nuit ouverte comme une déchirure florissante. J'ai une nuit plantée dans le ventre, une nuit de viscères. Une nuit intestinale. Une nuit archaïque, séculaire. Une nuit d'avant les temps, d'avant les saisons. D'avant le jour. Nuit ouverte et sans fin. Noire. Trop noire. Flots noirs de ténèbres. Hémorragie d'ombres inquiétantes. Car c'est la nuit que les choses irrévocables  adviennent, c'est la nuit que naissent les contrées que nous habitons.
C’est une nuit sans partage. Une vaste lande de solitude et de dénuement. Nuit du ventre. Car je viens de là, car nous venons tous de là. Du ventre et de la nuit. D'un ventre opaque et abondant, d'une nuit interminable. Nuit sans regard. Nuit du chaos primordial. Abyssal. Liquide de nuit. Flottement aveugle de nos peurs. Je suis de cette première nuit qui ne porte pas ne nom, de celle qui ne se dit pas, de celle qui s'invente elle-même, de celle qui se prolonge de sa propre épaisseur. Je suis de cette nuit qui s'arrache au néant, de celle d'avant la mort et d'après la mort. Temps cloaque. Temps du bercement. Temps sans mémoire, sans lendemain. Temps élémentaire, informe, brutal. Sans issue. Temps plat de mes premières noyades, de ce premier naufrage. Inondation des gestes, de la respiration, dans cette mer saturée de nuit, dans ce débordement d'exigences sans forme, sans mot. Rien. Rien, que cette nuit et ce premier désir confus. Rien, que cette surenchère, que cette excroissance, que cette tumeur d'envie cellulaire. Je suis un débordement de chair, de néant, d'ombres flottantes, une simple exagération de la nuit, une outrance des ténèbres. Je suis la démesure de ce rien, qui s'épuise à s'ennuyer, et à vouloir malgré tout. Un vouloir comme une fatalité, une damnation. Un vouloir sans grandeur, pourtant illimité. Monstrueux.
Nuit.
Je suis d'une nuit sans possible. Une nuit bordée d'aucun crépuscule, d'aucune aube. Une nuit sans étoile. Une nuit fascinée. Affolée. Une nuit d'épouvante. De linceul. Une nuit sans rivage, sans continent. Une nuit faite de nuit. Sans autre recours qu'elle-même. Enfantement de nuit. Ombre sur ombre. Agonie sur agonie. Océan sur océan. Pierre sans visage. Pierre tremblante. Pierre recouverte de la peau d'un seul et singulier rêve. L'unique soie d'un rêve sans sommeil. Unique viatique pour passer de la nuit à la nuit. Toujours de la nuit à la nuit. L'unique muqueuse d'un rêve interminable. Membrane inquiète du désir.
L'écriture vient de cette nuit, de cette membrane, de cette inquiétude. Ecriture du ventre. Ecriture intestinale. Ecriture ouverte, béante. Ecriture qui n'a pas d'autre issue qu'elle-même. Ecriture de viscères et d'ombres. Ecriture du premier mouvement, qui s'exagère pour se survivre qui s’excède pour s’épuiser.

Car juste après le chaos, il y a le premier mouvement, le premier mot, le seul, celui qui nous nomme, celui qui nous sacre, celui qu'on ne sait pas dire, celui qu'on cherchera tout au long du jour, celui qui s'effacera de nos encres. Mot trou. Mot néant. Mot nuit. Mot d'avant le silence. Mot creusé, excavé, évidé de son sens. Mot océan, au destin de marées infatigables. L'écriture vient de l'impossibilité de dire ce mot, de l'inventer même. Il est pourtant là, gisant dans le sang des veines, à l'affût de nos renoncements et de nos abandons. L'écriture est ce retour incessant au ventre de la mère, ce retour à cette première nuit sans forme. A cette première solitude débordante, comme un engloutissement. Et c'est un désastre. Et c'est une exaltation. Et c'est le seul chemin. De nuit. Toujours de nuit. Puisque c'est là que tout s'élabore. Puisque que c'est là que tout macère. Nuit, avec son suintement d'aurore. Nuit où les mots se dépeuplent ; du cœur au sang, et du sang aux premières lueurs du jour. Là où le rien s'effondre un peu plus pour laisser la place à la plus faible des lumières, à la plus fragile des paroles, la plus précaire, la plus vulnérable, celle née de sa propre impuissance à se dire, et de cette douleur qui accompagne les résurrections, et de ces chagrins accablants, et de ces souvenirs gluants.

Ecriture du néant posée sur la nuit, avec juste la peau d'un rêve autour des mots. Juste une membrane frissonnante dans la chair de la langue, juste ce désir comme la première étoile dans le tout premier ciel.

Franck.

15 décembre 2013

Vacillant... ( nocturne )

Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop plein et le trop vide. Entre l’infime et l’immense. J'ai quitté chaque être, chaque chose, chaque lieu. J'ai quitté ma maison, mes ancêtres, ma mémoire, j'ai laissé derrière moi les aubes blanches et leurs promesses, j'ai ouvert des portes et franchi des seuils de chagrins, j'ai déplié un à un chaque souvenir, j'ai prononcé tous les mots pour me défaire des paroles vaines. J'ai déshabillé chacun de mes désirs. J'ai abandonné toutes mes richesses d'or et de pierres. J'ai oublié toutes les grandes pensées, toutes les morales, toutes les fois, j'ai renoncé à tous les dieux. J'ai rompu tous mes liens, répudié toutes mes épouses. J'ai parcouru les chemins les plus pauvres, traversé les landes amères, les déserts lumineux, j'ai grimpé sur les sommets les plus hauts, habité les grottes les plus profondes. J'ai eu soif. J'ai eu faim. J'ai eu peur. J'ai débarrassé mon sommeil de tous les rêves. J'ai attendu, jusqu'à ce que l'attente se lasse et se décompose. J'ai même aimé jusqu'à la douleur. J'ai agrandi l'univers pour y loger de plus grands désespoirs, j'ai inventé des océans violents pour être sûr de mes naufrages. Je me suis vêtu de silences et d'ombres. J'ai même connu l'ivresse et ce qu'il y a après l'ivresse. J'ai épuisé mon sang et ce qui reste après le sang. Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop plein et le trop vide. Entre l’infime et l’immense. Entre la pesanteur et la grâce. Car il nous faudra choisir entre les tremblements et les frissons. Et n'être qu'un souffle vacillant.

Franck.

22 décembre 2013

Un chant introuvable... ( sonate en si mineur)

Chaque jour l'épreuve. La page. Pourquoi ce chemin ? Qu'attendre de cette confrontation ? Le texte est long à s'élaborer. Toujours. Avancée, ratures, effacement. Quelques grappes de mots qui viennent en saccades, puis la lente mastication. L'exercice de la bouche. De l’épaisseur. Du son. Du rythme. Des syncopes. Des stases. Le texte résiste. Il y a comme une lutte. Contre qui ? Contre quoi ? Mot par mot, ligne par ligne. Aller un peu plus loin. Sans savoir, ni la destination, ni la signification. A l'intérieur, je sens qu'il a une chose à atteindre, il semble même que les mots pourraient venir de cette chose, mais il n’y a pas d’accès, pas de chemin. Les paroles dessinent mon lieu d'exil. En creux. Dans le creux, les mots. Alors ils suintent avec étrangeté, comme si je pressais une masse poreuse et informe. Ils viennent avec lenteur, avec parcimonie. Ils raclent. Ils s'arrachent de l'ombre, traînant avec eux ce mystère. Et l’impossible connaissance. A l'intérieur il y a comme un frottement difficile à décrire, et les mots viennent de ce frottement. Copeaux d'une conscience à la dérive, ou d'un entêtement insensé, déraisonnable. Tout le corps est engagé, je le sens dans mes bras, mes doigts qui frappent le clavier, ma poitrine, mon ventre, surtout le ventre, une sorte de tension sourde, l'intention du corps qui vient frotter un endroit vide, qui n'existe pas et qui pourtant est là, puissant, invincible, imprenable. La page est là, au lieu du frottement.
C'est une lutte. Une lutte froide, austère, sévère, sans éclat, monotone. Simplement entretenir la tension. L'exacerber. Comme s'il s'agissait de contenir quelque chose qui ne sortira pas, qui de toute façon ne sortira pas. C'est une lutte froide contre quelque chose qui n'est ni ennemi, ni ami, quelque chose qui n'est que dans le creux, que dans le contre temps, qui ne dévoile sa présence que par le manque. Le paradoxe. Ton absence me manque, dit le frottement, dit le mot qui suinte. Ton manque manque à mon manque réponds la chose en creux. Ton temps manque à mon temps. Il y a le frottement du manque sur le manque dans cette lutte distante, sans éclats, sans grandeur. Il y a la page chaque jour qui se dérobe un peu plus, avec ce temps de face à face, ce drôle de temps qui ne se raccroche à rien d'autre qu'à lui-même, un temps qui n'a pas d'histoire. Lente mastication des mots, scansion, succion, dissection. Il semble que tout réside dans cet enchaînement consenti. Cette volonté de le maintenir, et en même temps de le réduire.
***
Peu à peu l'amour c'est résigné, a renoncé, c'est absenté de mes mots. Il ne reste plus que la trame vidée de sa broderie, vidée de ses motifs, de son désir, de ses fils de vie, la matrice vidée de son élan, de son exaltation. Extinction progressive de la lumière dessiccation des chairs de la parole. Le mouvement c'est rétréci. Il ne reste plus que la trame desséchée, dépouillée de sa faim, de ses tentations, un enchevêtrement laminé, accablé, où le souffle ne s'accroche plus.
Aimer, écrire sont le même mot, la même arche....
***
Car chaque mot est une porte étroite. Un passage dans un labyrinthe de miroirs étranges. Singuliers. Qui nous renvoie des images déformées. L'effrayante face qui rebondit dans une cascade d'icônes aplaties par les saisons révolues, l'usure. Car chaque mot est une scarification, une chair de terre sur un temps de pierre. Sillon d'une parole qui creuse un sol raviné et sec. Chaque mot dissèque un peu plus l'autre côté de la peau, l'envers des gestes, cette part de retrait, l'incertain de la course, son enroulement autour du coquillage de la mémoire. Chaque mot est une porte étroite, un passage, un crépuscule, un glissement. C'est un endroit de chute, le lieu d'une avalanche. D'un excès de néant ou de nuit. De nuit, surtout de nuit. Le kyste d'un désir impossible.
***
Car la parole raconte une autre histoire. Elle n'est que forme vide. Et le mot vient boucher un silence mortel. Bâillon des rêves, couvercle insignifiant d'un sens inaccessible. Impudeur. Dénudement dérisoire. Négligeable. Un acte décomposé qui sent le renfermé, le rance.
Car rien n'est dit, ou si peu.
***
Car il nous faudra signifier au-delà de nos paroles, dans l'avant du dire, dans l'intention claire, dans le chant inaudible, murmurant, et n'être que cantilène, n'être que berceuse.
Je cherche un chant introuvable et me perds dans des mélodies obscures. Je cherche la litanie cristalline de la vague, ce refrain qui ouvre droit sur l'aube et l'horizon. Je cherche la trajectoire du verbe, celle qui perce l'ombre, celle qui dénoue les sinuosités du temps, je cherche le mouvement sans détour, sans recoin, sans repli. Je cherche et me perds infiniment. Mon balancier oscille sur l'abîme de mes mers introuvables. Alors je cherche à rebours des marées sur un océan désert, comme un radeau empêché, désorienté au large de mes souvenirs. Une navigation hasardeuse dans les reflets éblouissants des amours inanimées.
***
Car il m'a fallu considérer les étendues devant et celles derrières. Et j'ai voulu les mesurer, comme si elles recélaient un savoir, peut-être un pouvoir. J'ai regardé longtemps ces espaces fragiles. Et j'ai additionné, et j'ai soustrait, et j'ai fait toutes sortes d'opérations vaines, inutiles, J'ai voulu peser chaque souvenir et chaque espérance, j'ai voulu équilibrer les plateaux du trébuchet à chaque pesée, j'ai pris des microscopes pour voir ce qui ne se voit pas, comprendre la molécule des rêves, étudier l'atome du moindre silence, j'ai lu les savants, et les sages, et les poètes, j'ai été scrupuleux, attentif, mais les étendues devant, et celles derrières restaient toujours aussi muettes et inconnaissables, alors j'ai étudié les astres et leurs mouvements secrets, j'ai mélangé les siècles passés et les siècles à venir, j'ai fait parler les étoiles et j'ai interrogé les anges, même les démons, et plus j'avançais dans les étendues devant, plus les étendues derrières me paraissaient lourdes. Lourdes, si lourdes. Car il m'a fallu considérer toutes les étendues et n'être qu'un naufragé au milieu d'un océan de vagues amères. Car chaque leçon apprise fut une leçon oubliée, chaque connaissance un fardeau de plus.
***
Alors je flotte. Je flotte sans direction, considérant toujours les étendues devant et celles derrière, déchirant l'instant, écorchant les heures avec des mots, encochant chaque jour comme un bagnard, qui mesure le rêve à l'aulne de l'éternité. Prison sans porte, sans barreaux, simplement traversée de suspensions, de lassitude, d'affaissements inépuisables. Alors je flotte au centre de cet espace borné par les étendues devant et celles derrière. Espace infime, vulnérable, précaire.
***
Faute d'aller loin, j'ai cru aller profond, j'ai cru traverser l'épaisseur de mes catacombes, briser l'arche gothique de ma mémoire, désensabler l'édifice ombrageux  enseveli sous les gravats des jours, des saisons, ces citadelles invincibles et arrogantes. 
***
Le temps fuit par les deux bouts comme une hémorragie de
braises palpitantes, une messe d'adieux. Le temps fuit par tous les bouts avec cette indolente désinvolture.
***
Sur la page d'écriture il y a une tache. Juste à l'endroit du mot. Une encre noire. Epaisse qui absorbe. Elle n'est ni grande, ni petite, cette tache, elle est là, elle absorbe. Chaque parole écrite semble y tomber, comme si elle était un puits, comme si elle trouait toutes les pages de la création. La tache. Récif inévitable où chaque mot se brise. Elle est le lieu de l'instant, comme si toutes les étendues de langue, celles devant, et celles derrière, venaient y mourir.
Une souillure qui s'élargit sous ma peau, entre mes lignes. Souveraine. Corrosive. 
***
Qu'est-ce qui peut se dire une fois que tout a été dit ? Qu'elle est le premier mot qui vient, juste après les dernières paroles ? Quelle œuvre s'édifie sur les décombres de la langue ?
Car l'écriture n'est pas le radeau, elle n'a ni voile, ni rame, l'écriture c'est la mer, avec son infini mouvement, son infini tristesse solitaire. Elle épuise sans s'épuiser, elle s'étend sans rassembler, elle appelle sans jamais répondre, nul secours dans ses vagues, nul pardon dans son écume, nul recours dans ses lancinantes marée, seulement l'horizon qui se déploie. On ne traverse pas la mer. On ne traverse pas l'écriture.
***
Il y a une tache, juste à l'endroit du mot, large comme une mer. Une mer d'encre noire. Epaisse. Souveraine. Impitoyable.

Franck.

24 décembre 2013

Quitte ta maison....! (oratorio)

Comme une injonction divine. Ouvre ta maison en grand ! Les volets, les fenêtres, les portes, surtout les portes, ouvre tout, et invite le verbe, et s'il ne vient pas, alors quitte ce lieu de vent et d’ombres, quitte tout ! Quitte-toi !
Tu croyais que cette maison était ta seule mesure, sur les murs il y avait tes souvenirs, chaque objet te rappelait le temps des instants, des rencontres, tu te croyais élu, tu n'étais que maudit. Et tu ne le savais pas. Tu étais plein de toi-même, si plein que nul n'osait, ou pouvait franchir le seuil de ta porte, si plein de toi-même que tu n’avais plus de place pour accrocher un rêve, plus de place pour l'élan d'un désir, si plein de toi-même que tu n'osais plus sortir de peur que l'on te dépouille. Vanité qui te faisait croire à ton importance. Tu vivais dans la peur de ta perte, et le trop plein. Tu te croyais riche, possédant, pourtant tu mangeais ta tristesse à tous les repas. Tu étais sûr de ta raison, car les nouvelles du monde qui te parvenaient, racontaient les mêmes destins que le tien. Alors tu voulais croire au bonheur, il te suffisait de toucher les murs de ta maison pour te gonfler d'orgueil et de certitudes. La femme qui vivait à tes cotés avait elle aussi amené ses meubles, ses bibelots. Du trop-plein sur du trop-plein. Et le soir, sous la lampe vous mangiez en silence la même soupe de chagrins. Et quand tu voyais son corps de chairs lasses, tu n'avais plus la force de pleurer. Tu attendais la mort, mais elle était déjà là, depuis longtemps, et tu ne le savais pas.
Ainsi la vie des hommes, et leurs jours, et leurs joies, et leurs amours.

Donne tout et ne renonce à rien... !
Ouvre ta maison ! Quitte-la ! Brûle-la s'il le faut ! Et part, n'importe où, mais pars ! Ne prends rien avec toi, aucun bagage, aucun bibelot ! Rien ! Prends le premier chemin de lumière que tu trouveras et avance ! va... ! va au plus loin de toi ! Sois vagabond, pèlerin, nourris-toi d'espace et de vent, et d'orage. Ne possède rien, et surtout pas toi-même. Sois seulement dépossédé, sois nu et fragile. Sois l'errant de l'errance, le désir du désir, le rêve du rêve. Sois la couleur des chemins, l'odeur des aurores, ne sois rien que la musique des torrents, sois l'océan, sois ses marées, sois le vol des oiseaux.
Et là, seulement là, laisse monter en toi le premier chant. Réapprend le verbe dans le murmure. Et souviens-toi de la langue du lait. Car elle est le seul langage qui nourrit.
Le seul.
Alors dépouille-toi de toutes ces vies inutiles, de toute la crasse de tes heures vaines, de toutes tes illusions sociales.
Ecris. Ecris à partir de l'os. Racle ! Sois dans l'arrachement, sois au plus pauvre de toi-même, au plus nu, au plus seul.
Car il te faudra arrêter de parler à haute voix, et refuser le vacarme des paroles vaines, et la tonitruances des pensées faciles.
Retrouve le murmure.
Le son du ventre. La résonance première.
Celle qu’on appelle, la langue blanche.
La langue du lait.

La langue du lait est d'abord un visage, un son, une mélodie, une voix.
Cette voix qui deviendra ta voix.

La mère serre l'enfant contre sa poitrine abandonnée à une bouche gorgée de vie, la mère baisse les yeux vers cette bouche, elle est dans l'effarement de cet échange insensé. La mère presse sa chair pour l'offrir, presse son sang pour s'oublier.
C'est un monde, là.
A cet instant précis c'est l'univers qui bascule.
La mère parle à l'enfant dans une langue inconnue, elle accompagne les yeux de l'enfants avec des mots impossibles, des mots inventés, des mots presque silencieux, des mots égarées dans le souffle, la mère parle et l'enfant prend son sang, c'est ça la langue du lait. C'est la première langue que l'on entend, c'est la plus douce, la plus vraie, la plus nourrissante, celle qui porte toutes les vérités. Grandir c'est l'oublier. Il nous faudra retourner à ce premier murmure et se nourrir à nouveau de cette première source. C'est sans doute là le sens du chemin, le sens du départ. C'est une épreuve et c'est la seule qui vaille.

Car sur la route il te faudra renaître. Renaître sans cesse. De corps en corps, de rêve en rêve.
Alors peut-être qu’un jour sur cette route de vent, d'errance folle, tu manqueras de trébucher sur un mot.
Tu  le ramasseras.
Tu feras jouer la lumière à travers ses faces aiguisées et coupantes.
Et brusquement tu sauras.
Tout se condensera là, dans ton regard fasciné pour ce mot.
Sidéré.
Et le mouvement qu'il fera naître en toi.
Ce jour-là....
Ce jour-là, tu te retrouveras loin de tout et pourtant tu n'auras jamais été si vivant. Tu seras dans une désolation lumineuse et cela te suffira. Tu seras perdu et c'est justement cette perte qui te ressuscitera. Tu seras perdu et tout te paraîtra plus clair, plus net, plus définitif, plus impératif.
Renaître après des siècles d'agonie.
On n'écrit jamais pour plaire ou séduire, on écrit pour se retrouver. Ailleurs. Chaque mot te rapproche d'un lieu inconnu plein de mystère, un lieu inévitable.Ecrire prolonge un rêve commencé il y a longtemps, dans l'enfance, un rêve commencé quand tu étais blottis dans le plus fragile abandon du regard de ta mère qui t'avait fait  - toi si infirme- roi si rayonnant.
Oui, écrire c'est d'abord retrouver ce sommeil plein de couleur et de chaleur où l'amour n'est pas promis mais donné comme une éternité, offert comme la première nourriture et la seule dont tu n'auras jamais besoin. Ecrire te fait retrouver ce rêve où tu n'es là pour personne sauf pour le murmure incompréhensible et attendri d'une mère devenue folle parce qu'elle s'est enfin oubliée et qu'elle divague dans les méandres de ton visage et de son amour éperdu, un amour océan, sans limite.

Un jour tu écris, et c'est ce seul murmure qui compte parce que lui seul peut couvrir le vacarme du monde. Tu ne sauras jamais si cela peut faire un livre, tu es dans le pur bercement de la langue, dans l'oubli de ta propre présence, dans cette musique qu'il faut prolonger jusqu'à la fin des temps.
Tu es envahi par le blanc de la page et les mots viennent parfois te secourir du vertige, ils sont les traces, les signes, qui te relient au ciel, à la terre et l'encre te retient de sombrer dans la défaite toujours imminente.
Ecrire c'est un grand vent qui secoue les branches de l'âme emportant les feuilles les plus faibles celles qui ne tiennent que par le doute, et qui deviendront les mots les plus brûlés de ta langue.
Ecrire c'est être dans cet arrachement, dans cet envol au milieu d'une tempête, dans cette chute soudaine au cœur d'un vide terrifiant et miraculeux.
Consentir à ce ciel désolé, simplement consentir.Avec un peu de chance un ange te prêtera ses ailes et le vent te poussera dans un jardin de mots prêts à fleurir qui n'attendent que le souffle créateur pour déployer les pétales d'un verbe secourable.
Traverser le rêve d'écriture c'est traverser un amour rouge comme le sang, tranchant et bleu comme une lame aiguisée, ardent comme le feu d'une forge, un amour ravagé de silence et de vent.
Le jour où l'on écrit c'est qu'on s'est mis en marche vers un amour ; qu'on en appelle la brûlure et l'âme souveraine, c'est une marche aveugle main tendue vers un noir toujours plus profond.
On écrit avec ses silences, c'est eux qui laissent leurs empreintes d'ombres et de cendres sur la blancheur des pages. Un silence se couche sur un autre silence et ainsi de suite, silence sur silence, dans un grand lit d'absence pour consommer les unions enflammées de l'espérance et de l'épuisement. Silence sur silence, lumière sur lumière, et ça, éternellement...
Ecrire c'est cette façon d'être au monde, ou de ne plus y être, c'est interroger le silence et en glaner une once de lumière, c'est user le temps, le polir longuement pour en obtenir quelque élixir subtil, c'est entretenir un feu avec de minces brindilles d'encre usée, c'est écouter dans la foule le bruit que fait la solitude et dans la solitude les rumeurs de la foule, c'est ouvrir des portes interdites avec la seule clé des mots, c'est se croire riche et se vouloir pauvre, être désarmé et pourtant invincible, c'est mourir plusieurs fois par jour et renaître pour que demain advienne, c'est dormir dans l'attente et se réveiller dans la prière.
Rien, rien de plus. Née d'un manque l'écriture entretient souvent avec la douleur une relation incestueuse, elle souffle sur nos entrailles pour en attiser les brûlures dans des noces solitaires et sauvages.
C'est tout ça et mille autres choses, c'est la parole la plus épuisée qui puisse être dite car elle gît mourante au fond de notre vie on en cueille parfois les effluves tremblantes dans le creux de quelques mots.
...C'est le moment...
l'encre affaiblie glisse sur les cristaux d'une heure éparpillée et solitaire.
Pesanteur douce, attristée, comme un temps de neige.
Se mettre à écrire c'est distiller du temps bleu en chauffant nos jours au rouge du cœur.
Et la brume qui s'évapore c'est mes renoncements, mes peurs qui se délient.
Et ce qui reste est si infime que je pourrais le perdre d'un simple soupir, si infime et pourtant si abondant que je pourrais en vêtir un ciel entier...

Franck.

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18 juin 2013

La phrase...

Le mystère ne vient pas de la phrase, mais plutôt de ce qui l’entoure. Sa genèse, le silence qui l’a amené aux portes du dire, sa mort souvent. La phrase ne dit pas la victoire sur ce qui veut l’empêcher d’advenir, elle dit toutes les défaites de ce qui ne sera jamais dit, de ce qui s’est effacé  sur la langue. Elle nous saisit surtout dans ce qu’elle tait.
Si elle n’est pas chargée de silence, de gravité obscure, elle se défait à la première lecture. Nous ne lisons jamais que l’écume d’un silence.
Et certains livres sont trop bruyants pour qu’on entende ce qui gît dans la nuit de leurs phrases.

C’est la lenteur qui nous tient éveillé, c’est elle qui nous maintient dans l’attente, c’est elle qui charge nos mots d’un étrange pouvoir, celui de dire l’impossible dire. Chaque phrase est une folie arrachée à la nuit, un coquelicot volé dans un champ de luzerne.

Le sens est un surcroit qui ne vient jamais des mots de la phrase, il vient d’ailleurs : d’un son, d’une lumière, d’une effraction, d’un manque, d’un souffle qui s’épuise.
Elle ne survit, cette phrase, que par ce qu’elle se sait en sursis. Elle est le reste d’un combat où les ombres s’affrontent entre la peur et l’oubli.

Franck

30 novembre 2012

Les hautes terres....

C’est un pays qui va de la nuit à la nuit, d’une absence à une autre absence, comme si le manque n’était jamais assez profond. C’est une terre de douleur, une terre lente, désolée, silencieuse. Lourde. Quelque chose s’accroche dans les landes de bruyères, des morceaux de nuit, quelque chose d’une sauvagerie enfouie, et les hauts sapins noirs gardent dans leur bras serrés de grands pans de crépuscule. C’est une terre qui va de la nuit à la nuit, solide, ivre de solitude, de pesanteur. Les bois denses, qui couvrent les contreforts des hauts plateaux, sont comme la peau des mourants, parchemins de tristesse, où s’écrit un chant désespéré.

C’est une terre noire, une terre digne, une terre de courage, une terre dressée, surgit des entrailles du silence, une terre de vent, une terre de larmes. L’immense territoire des hautes terres, entrelace la permanence au précaire, comme pour nous dire la vacuité de nos vies, comme pour nous inciter à l’humilité, à la pauvreté, à l’abandon. C’est la terre de tous les débuts et de toute les fins, on y murmure des prières, sans dieux, sans bruit, des prières qui courent entre les grandes fougères, des prières épuisées, tremblantes, lourdes comme la terre, mélancoliques comme les ruisseaux qui la traversent. C’est la terre de nos morts, et de l’oubli, on y est nu, plus surement nu qu’au premier jour, plus surement accablé qu’au dernier. C’est une terre sans parole, sans mot pour la dire, hormis le vent qui la chante, et la nuit qui la sacre.

C’est une terre pétrie de temps, de longueur, et d’attente misérable, elle semble immobile, pourtant elle pousse, puissante, en nous. Terre de patience, terre fidèle, elle déploie dans les corps noueux des hommes qui l’habitent, des savoirs millénaires, jusqu’au goût de l’immortalité.

Les arbres s’accrochent à la brume pour s’élever au ciel, ils tordent leurs racines, empoignent à pleine mains la terre noire, pour hausser au plus haut branches et feuilles, comme de larges poumons verts, si proche d’une asphyxie, si proche d’une suffocation. Ici, tout lutte, tout s’arcboute avec la même lenteur, le même entêtement, le même acharnement. Monter, monter toujours, pour échapper à l’écrasement des jours, et des saisons, à la pluie qui défigure, à la pauvreté qui dessèche, comme si la vie s’opposait à la vie, comme si la mort encourageait la mort. Les champs cabossés sont toujours trop morcelés, toujours trop loin des hommes, toujours menacés par la forêt, par l’hiver, par une déchéance, par un abattement, ils sont gorgés de nuit, de souffrance et de solitude.

Ici, la beauté éclate dans la chair, la saisi, la brasse, jusqu’à la désespérance, et l’horizon tout au bout du regard réclame le pardon de nos fautes, comme de toutes les fautes de l’humanité. Et le soir y écrase le jour dans un déchirement toujours renouvelé, toujours plus grave. Les vastes espaces des terres hautes et sombres, semblent rétrécir en nous la moindre parcelle d’espérance. Tout ici, s’écrase, le jour, la nuit, les sanglots, et jusqu’au silence. Ici, aimer est une action de grâce. Ici, dans les hautes terres du Limousin, vivre debout est une expiation, une lente pénitence qui suinte dans le sang, blanchit le regard, et crevasse les peaux tannées par le froid, le soleil, le labeur, et le manque qui coule, ici, en abondance, une manne exténuante, d’une terre qui ne nous attend pas, d’une terre qui s’efforce entre le temps qui l’use, et l’indifférence des dieux.   

 

 

Longtemps j’ai refusé que quelque chose de moi puisse venir de ces terres, moins qu’un oubli, moins qu’une négligence, une peur gisait dans mes chairs, tapie, discrète, une mélancolie engourdie. Elles sont remontées peu à peu, avec lenteur, comme une longue fatalité, ces terres noires étaient là, dans le silence de l’oubli, à distance de ma vie, elles sont remontées avec mes morts.  Une lente imprégnation, une sève venue des tourbières du haut plateau par l’effet étrange de la capillarité des origines et des fins. Elles sont remontées ces terres, imposant leur singulière profondeur, leur beauté désolée, jusqu’à m’apparaitre comme une évidence dont la prégnance diffuse mais tenace m’envahissait pesamment, aussi surement qu’une épaisse marée. Il fallut aussi tant de mort, tant de retour obligé, tant de hasard, tant de perte, tant de renoncement, tant d’appauvrissement, comme s’il avait fallut faire, d’abord, de la place en moi, pour que cette terre farouche se déploie.  Je ne sais, qui d’elle où de moi fit le premier pas. Je ne sais quel mort ouvrit la brèche.

Tout en lenteur, elle œuvrait, noire et lourde. Les vivants disparaissaient, un à un, et cette terre de Creuse, la bien nommée, les reprenait, lente digestion des corps, des souvenirs, des chagrins. Aujourd’hui il ne reste que la terre, cette terre de mes racines, et quelques tombes de pierres grises. Rocs, sur rocs. Granit, contre granit, de quoi peser sur le temps. Ecraser la mémoire, ou la faire éclater.

 

Je ne sais, qui d’elle ou de moi, fit le premier pas. L’écriture m’y ramena, toujours. L’écriture, comme si elle nous venait d’un lieu, comme si une géographie intérieure gisait en nous, en filigrane de lieux bien réels, faits de terre, de pierre, de sang. Il y a dans l’écriture les liens invisibles de notre histoire, la lente incarnation au cœur du vivant en nous. Du singulier. Et nos terres s’attachent à nos gestes, et nos pensées les plus intimes s’alourdissent peu à peu de nos origines, réelles ou mythologiques, comme si finir nous rapprochait d’un début, comme si la marque du temps se nourrissait de paradoxes. Revenir pour finir un peu mieux, un peu plus loin. 

 

 Ecrire c’est définir une frontière. A la fois une limite et un passage. Un au-delà de la limite. Ecrire est le lieu du goulet où la langue et la voix partent pour l’exil. Ecrire, parle déjà une autre langue que la notre, c’est passer la ligne imaginaire de l’être. Le pays d’avant recèle des dangers. Des vies et des morts. Le pays d’après n’a pas de nom. Rien ne le désigne. Il n’est pas innommé, il reste innommable. Ecrire le sait. La voix qui parle « l’écrire », le sait. C’est pour cela qu’elle est trouée. Ecrire trace les contours d’un lieu impossible. C’est une autre langue que la notre. Une autre voix. On n’y reconnaît pas notre vie, ni nos jours, ni nos heures. Ca ressemble un peu à notre mort. Pourtant rien n’est triste. Et même si la mélancolie s’insinue dans la voix, écrire la rend nécessaire et incomparable, surprenante et irréprochable. Le pays d’après est un pays clôt. On ne le connaît pas et pourtant on s’en souvient. L’écriture en fait le tour en un silence. Mais, dans l’infime de cet espace des univers entiers dérivent.

7 novembre 2009

Accomplir la défaite.....

L'inaccompli se prolonge indéfiniment. Dans une tension singulière. L'inaccompli du texte. L'inaccompli de l'amour. L'inaccompli est la marque. Notre sceau. Le poinçon qui perce nos chairs jusqu'aux os. L'inaccompli comme l'empreinte de l'éternité. Le sans fin chutera toujours. Et nous porterons le deuil de l'infini. Nos cercueils brillent haut dans le ciel. Et nous applaudissons au spectacle frémissant. Et le texte se déploie dans un espace de tragédie. Le temps nous attend au détour d'un baiser. Comme une vague scélérate. Le texte s'aggrave dans sa chute. Le renouveau, renouvèle toujours la fin. L'inaccompli. La blessure.

Il n'y a pas de sagesse, simplement un désespoir qui se renie. Chaque jour j'avance et je m'éloigne. En même temps. Chaque geste, chaque pensée, est imprégné par cette plaie, ce suintement de vie. Ce double mouvement impossible. Incompréhensible. Et le texte s'effondre, là, dans cet espace de misère. Le sans fond de cette misère.

De tout temps nous sommes séparés. Inachevable. Il manque toujours un morceau à l'histoire. Il manque toujours de la chair sur l'os. Il manque toujours un baiser à l'amour. Il manque toujours un jour à l'éternité.

Et vivre, c'est être dans le décalage, la non-coïncidence. Et écrire c'est prolonger cet espacement. C'est l'agrandir. C'est l'aggraver. Jusqu'à l'impossibilité de vivre. Il y a une tension singulière dans cet espacement. Comme ce tonnerre qui tarde à venir après l'éclair. L'espace, après l'éclair, est le lieu du langage. Dans cette synchronicité défaillante, perpétuellement défaillante, la parole trouve son chant. Dans cette tension du vide, dans cette brûlure du rien. Dans cet insupportable.

Je vis dans l'attente folle du tonnerre, et cette suspension me laisse sans signification.

Nous vivons des approximations. Tout se tient, mais rien n'est jointif dans nos vies.

Nous faisons des détours. Ecrire est le plus sacré de ces détours, mais c'est quand même un détour. Nous arriverons à Samarcande le jour venu, pour le sacre de l'inaccompli. Ecrire c'est danser sur ses propres ruines. C'est accomplir la défaite.

 

Franck

28 décembre 2013

Chaconne....

(1er mouvement) (Altos, haut bois, bassons, cors et quelques autres instruments) (Mouvement lento, forte) (Étirer les notes jusqu'à ce qu'elles cassent). (Toutes) (Les bémols sont proscrits, même s'ils sont écrits, ne pas les jouer)(Le chœur restera silencieux)(Le piano ne jouera que sur les touches noires)

Quelque chose se souvient. Quelque chose se souvient de la première nuit du monde. Epaisse et souveraine. La première nuit du monde. Une plénitude dans l'épaisseur. Grande nuit des dieux. Sans temps. Sans parole. Toute en prière. Première nuit du monde, où l'homme parlait seulement aux dieux. Où les dieux répondaient à l'homme. Et c'était un dialogue. Et c'était la première nuit du monde. Et chaque destin s'accomplissait, car il n'y avait pas d'événement, pas de quotidien, seulement des miracles ou des tragédies. Seulement de la rocaille et du vent.
Le laboureur levait sa face aux cieux, sa face de sillons lourds, sa face de glaise ravinée. Et le laboureur baissait les yeux. Et il s'attelait. Pour creuser sa vie. Et c'était la nuit du monde, la première, la seule, la grande. Un temps sans écriture. Seulement des signes, des marques, des stigmates. Et puis des incantations sous les étoiles. C'était le temps de l'ordre et de l'éternelle présence. Et les ombres avaient plus de vie que la chair. Temps fixe. Brûlant sous le soleil et le regard accablé des dieux. Et c'était un temps sans écriture. Le temps des pierres, sans futur, sans passé, sans issue. Un temps habité, sans espace. Des matins, des soirs, et la tragédie du vent entre les deux.

(2ème mouvement) (Harpe, violoncelle, violons, piccolo, viole de gambe, timbales, triangle ou carré, guimbarde, et mirliton) (Je tiens particulièrement au mirliton)(Le chœur restera toujours silencieux)(Le piano ne jouera que sur les touches blanches... pour changer)

Et le jour est venu, et avec le jour, l'aube des temps. Et la lumière a palie les créations divines. Et avec le jour, l'écriture. Et avec le jour, la mémoire. Et avec le jour la peur. La peur du retour. La peur de la fin. Et avec le jour, la fin des prières. Et avec le jour, l'absence. Et avec le jour, le silence changea de couleur et de destin. Et le jour est venu avec l'aube des temps. Et l'écriture, et les voix de l'écriture, et les solitudes de l'écriture. Et les mémoires. Toutes les mémoires.
L'écriture porte en elle la tentation du retour, c'est pour cela qu'elle s'écrit à rebours du temps qui la dit.
Retour sur l'inaccompli.
Sur l'inaccompli des temps à venir. Sur l'inaccompli éternel. L'impossible accomplissement. L'impossible sacre. La défaite.

3ème mouvement) (Tout l'orchestre)(Respecter les silences, tous les silences et les soupirs, tous les soupirs)(Les violons devront insister sur la couleur bleue, les cuivres se chargeront du rouge)(Le chœur continuera à être silencieux, il est la voix silencieuse, et la première nuit du monde)(Le chef s'inspirera du printemps et du vol des oiseaux pour guider l'orchestre)

L'écriture passe son temps à se suspendre, comme si dans ses stases successives se trouvait sa vérité ultime. La Vérité. L'écriture cherche son silence, dans l'au-delà des mots. L'accomplissement du dire dans le vide. Le vide d'après.
L'écriture est solaire, mais elle se souvient de la nuit, car l'écriture c'est la mémoire. Et l'écriture est solaire, c'est pourquoi elle a affaire aux ombres, aux traces qui s'effacent, aux rêves qui rattrapent nos gestes, à ce qui respire encore dans les coins les plus perdus de nos vies.
Comme si le geste d'écrire avait besoin de s'arrêter pour s'accomplir. L'ultime appel à la vie. Et le geste se resserre. Comme la matière dans l'atome. Resserrement de l'espace de l'écriture pour lui donner la puissance du cri. Le cri. Le mot dénué de parole. Le dire pur. Le tintement de la vie dans la chair. La révélation.
Rimbaud cesse d'écrire. Cesse-t-il d'être poète ? Ou bien commence-t-il à le devenir ? Ou bien l'a-t-il toujours été ? L'accomplissement dans l'inaccompli. L'inachevable. Le précaire comme horizon infini. La peau vulnérable du poème se raidi jusqu'à la cassure, jusqu'à la faille de lumière brutale.
Ecrire c'est autre chose qu'écrire. C'est avant tout signifier le feu, et tout ce qui pourra détruire le feu, et tout ce qui sera écrit.
Le feu. Le feu séparé de la chaleur. Le feu comme principe d'ascension et de disparition. Chemin de retour à la nuit. Retour à la nuit lumineuse.

Franck.

12 janvier 2014

Les pierres chantent ….. ( concerto pour piano et orchestre)

Polir la pierre du texte. Ou l'user. Ou la casser à l'endroit juste. Se l'approprier intensément dans la violence de sa matière. Sa matière. Quelle est sa matière ? Toujours les mêmes énigmes. Ces questions sempiternelles. Identiques depuis la nuit des temps.

Elle lui donna l'enfant dans ses langes. Lui tendit, comme elle avait fait pour les autres. Chronos saisit le paquet de chair enveloppée et l'avala. Comme pour les autres de ses enfants. Mais cette fois elle avait remplacé l'enfant par une pierre. Lui, dans sa voracité, avala la pierre. Le Temps avala l'Espace. La matière. Le Temps ne voulait pas mourir, il avalait ses heures, ses générations, ses enfants. Vivre sans partage. Il avala la pierre. Jupiter sera sauvé. La petite chèvre Amalthée le protégera, l'éduquera.

La pierre du texte résiste. Elle n'est rien. Elle est tout. Elle occupe tout le ciel de l'instant. Et l'on est dans le granit de la parole. Chercher la forme dans la pierre, comme si elle était séparée de nous. Comme si le texte recelait son propre mystère, sa propre vie. Son autonomie. Distincte de nous. Et pourtant toute en nous. C'est un échange de folie. Cogner la pierre pour en espérer des résonances, pour appeler sa magie, ses veines, ses cristaux, ses éclats. Chercher l'endroit des failles, ses grandes entailles de silences cachés dans la masse compacte des mots, adoucir le geste, ou le forcer, ne rien briser de l'essentiel tout en fracassant les inutiles boursouflures de matières coriaces. Les pierres chantent.

Je me souviens de René. Le maçon tailleur de pierres que Georges, mon grand-père, avait recueilli. J'ai encore dans l'œil ses mains. Ce n'était pas des mains, c'était une histoire d'humanité, c'étaient des poèmes. Epaisses, musculeuses, crevassées, blessées. Au contact du ciment elles avaient perdu leur souplesse, leur couleur. Mains de granit aux marbrures de sang. J'avais cinq ans, six ans, et il me fascinait. Sa casquette de travers, une cigarette toujours éteinte coincée au coin de la bouche. Dégaine de mauvais garçon. Avec sa face de rocaille. René, l'homme de la pierre, et du silence. René, c'était ses mains. Elles disaient tout ce que lui n'aurait jamais pu dire. Qu'il ne dira jamais d'ailleurs. Quand il saisissait la pioche, le burin, l'outil, quelque chose se passait dans ce saisissement, dans cette prise. Puissance et grâce. Simplement dans le geste de prendre. Une conviction calme. L'évidence d'un accord secret. D'une nécessite invincible et sereine. Il crachait dans ses mains. Une fois dans chaque main. Et les frottait ensembles. Comme un rituel. Déjà, là, il anticipait l'adhérence avec l'outil, déjà là il appelait le saisissement, déjà là, il épousait l'outil, il éprouvait par avance le contact, imaginait le serrement de ses doigts. Et tout son corps devenait ses mains. Puissance et grâce d'un geste sûr, clair, net. Pur. Un geste qui ne demande de compte à personne, geste libre. Presque sensuel. Puissance et grâce. Dieu ne fit sans doute pas autrement quand il lui prit de créer l'univers, et le monde, et le ciel, et la terre, et les hommes. René, trogne d'ivrogne, avait les mains d'un dieu serein et travailleur. René triait ses pierres. Il les soulevait, certaines avec peine. Il les posait, les scrutait. Il y avait comme un dialogue muet entre lui et la masse devant lui.

Et puis, c'était le temps des caresses. Ses mains caressaient avec une tendresse impossible à décrire. Il préparait la pierre comme il l'eut fait d'un corps de jeune mariée. D'abord, il l'époussetait de tout ce qui encombrait la pureté des lignes, enlevait la terre, et les éclats superflus. Ses gestes étaient lents, répétitifs, patient, aimant, précis. Là, le temps n'existait plus. Ses mains passaient et repassaient sur la chair de la pierre. C'était le temps de la rencontre, le temps des premiers silences échangés. Chair contre chair. Matière, contre matière. Amour contre amour. Tout le mystère de l’homme se trouve là. Dans ce temps défait de tous les temps. Dans la main qui caresse la pierre et se nourrit d'un rêve inépuisable. A quoi rêvent les pierres ? René le savait. Il me disait : « Les pierres chantent... les pierres chantent parce qu'elles ont une âme, comme toi, comme moi.... » . Puis il se taisait, il caressait les rugosités comme si elles étaient du velours ou de la soie, Il caressait comme si c'était la peau blanche d'une amoureuse, comme si toutes les richesses du monde étaient là, sous ses doigt épais. René le pauvre, René l'alcoolique, René le vagabond.
René l'amoureux magnifique.

Ai-je aimé assez pour caresser de la sorte ? Geste sobre et pourtant intarissable, d'une abondante bienveillance.
Après il disait : « Je sais..... », c'est tout ce qu'il disait, « Je sais… ». Il savait où il devait appliquer son burin. «La pierre est traversée de silences, depuis le commencement du monde le silence dort en elle.... Et moi, je les cherche ces silences. Et quand elle chante tu les entends. Avec les doigts, tu les entends. Et c'est toujours par-là, qu'il faut commencer...trouver le silence de la pierre. C'est lui qui te donnera la forme juste... il ne faut jamais forcer une pierre, sinon elle se brise, elle s'émiette.... C'est un gâchis, c'est un désespoir, c'est une misère... elle meure, et tu es orphelin... et tu restes seul, avec ton marteau, et ta bêtise.... ».
« C'est une misère... » Il répétait.
« Moi je sais le mur, la pierre, elle, chante le mur... on le fait à deux ce mur. Dans chaque pierre il y a déjà l'idée d'une forme.... Comme toi quand tu rêves. La forme dans la pierre c'est un peu son rêve.... »
Parfois, il prenait son marteau et tapotait légèrement la pierre devant lui. Il me faisait un clin d'œil : « Je cherche..... ». « Tiens !.... Tu as entendu ?... » Il me montrait avec son doigt : « C'est là !....dedans !.... »
Il me semblait que tout allait très vite près. Quelques coups de marteaux.
« Chaque pierre doit trouver sa place dans le mur. Elles s'épousent...Il faut les faire travailler ensembles....le mur est fait de chacune des histoires de chaque pierre. C'est pour ça qu'il est beau le mur, c'est pour ça qu'il est fort.... »
« Un jour tu prends une pierre, tu la fais chanter... et tu fais un mur et tu le fais chanter... Après c'est une maison... Après tu l'habites... Après c'est toi qui chantes... »
Je ne comprenais rien de ce qu'il disait. Paroles obscures de magicien, de chaman.
« Une pierre grandit dans son accord avec les autres. Déjà elle est beaucoup plus qu'une simple pierre. La pierre veut. Et le mur est plus que le mur, il est maison. Et la maison est plus que la maison, elle est rassemblement et partage et soupe qui fume le soir. Et toi tu es plus que toi. Toi aussi tu seras pierre, et tu seras mur, et tu seras maison, et un jour tu chanteras... »
« Les murs que je fais ne tombent pas....ils sont droits bien avant que je les dresse....ils sont droits là... » et il me montrait sa poitrine. « Pas besoin de fil à plomb... »
Quand il avait fin sa journée de travail, il rangeait ses outils dans une grande sacoche en cuir blanchie par le ciment et la poussière. Il se plantait devant le mur. Il rallumait son mégot. Il s'essuyait le front avec un grand mouchoir à carreaux qu'il dénouait e son cou. Il redressait sa casquette. Il caressait une dernière fois les pierres devenues le mur. Et il partait se saouler.

Longtemps j'ai voulu être maçon tailleur de pierre. Longtemps j'ai caressé les pierres pour entendre les silences qu'elles renfermaient ou pour les faire chanter, sans jamais y parvenir. Encore aujourd'hui lorsque je me trouve devant un mur de pierres...
Je me souviens de mes mains recouvertes de ciment, mes mains d'enfant qui durcissaient, brûlées par le ciment. Je me souviens de cette sensation... je voulais des mains comme les siennes, des mains pour caresser les pierres et les faire chanter.

Polir la pierre du texte. Ou l'user. Ou la casser à l'endroit juste. Se l'approprier intensément dans la violence de sa matière. Sa matière. Quelle est sa matière ? Toujours les mêmes énigmes. Ces questions sempiternelles. Identiques depuis la nuit des temps.
Poser le texte dans ce grand mur de parole qui m'habite et tendre l'oreille.
Pour le chant. Et retrouver la sûreté, la pureté du geste de René, la patience de René, son infini dépouillement, sa rude bonté.
La pierre n'est pas que la pierre, elle est plus. Le texte n'est pas que le texte, il est plus. Sinon, il n'est rien, et « c'est une misère »...

Car chaque pierre taillée est « destinée à… ». Chaque pierre taillée est consentante. Elle est recherche d'accord, de vibrations, d'ententes. Elle est cris et larmes. Elle est déjà mur, et soupirs d'amoureux dans la chambre. Elle est rires d'enfants, elle est projets. C'est tout cela qu'entendait René quand il passait sa main lourde et gracieuse sur la rugosité des granits. Ce qui est beau dans la pierre c'est ce qui n'appartient pas à sa seule matière. Ce qui est beau dans le texte c'est ce qui ne lui appartient pas, c'est ce qui se trouve dans son en deçà, et dans son au-delà. C'est le geste qui le dépose ici ou là. La trace invisible de l'amour qui a formulé chacun de ses mots. Le signifié n'est rien si le signifiant n'est pas lui-même habité du geste du tailleur de pierre. Le texte est une pierre qui vient prendre sa place dans l'édifice de l'âme, qui n'est que nécessité d'infini.
René dirait : « Ce n'est pas la force qui taille les pierres, c'est le recueillement... et la trace laissée par l'aurore dans ton cœur.... La pierre te sait... et si tu trembles elle se refusera.... Il y a au cœur du minéral l'invincible connaissance de nos jours et de nos lendemains, surtout.... »

Franck.

PS : René,  fut compagnon du tour de France, et il fut alcoolique et vagabond. Il avait des mains en or, un cœur en or, des rêves en or, une tête de mule, et un caractère de cochon. Une âme brûlée. Un poète. Un seigneur.

2 février 2014

Avant le labour .... ( adagio )

Au pied de l'écriture on est comme le laboureur au pied de son champ, avant le labour, avant la charrue, avant la fin des siècles. Avant, Il y a ce temps d'arrêt. Et le monde est contenu dans ce temps d'arrêt. Et le laboureur regarde l'étendue devant lui, et il la sent déjà dans ses mains, dans ses épaules. Déjà il est chair de terre. Là, dans l'avant. Et il n'a déjà plus famille, plus d'âge, plus de nom. Là, le laboureur ne sait plus rien de sa vie, il respire profondément, déjà il cherche les sillons dans son sang, il appelle l'effort et la douleur, il appelle ses muscles, il regarde l'horizon, il respire profondément au pied de champ, au pied de sa peine, au pied de sa misère et de sa gloire.
Et les senteurs remontent de la terre en attente, des odeurs de siècles, de vie et de mort.
Le laboureur au pied de son champ est seul. Toujours. Car c'est l'œuvre répétée de sa vie. Il est seul, sans personne, sans dieux. Il est simplement avec sa désespérance mêlée de singulière impatience, celle d’en découdre. Il est seul, traversé par les violences et les révoltes, traversé par un océan instable, immense et pourtant incertain. Il respire profondément. C'est l'instant de la terre. Et les prières sont épuisées.
Dans l'avant, la terre est sans miséricorde. Elle est encore sans promesse, elle est là dans une absolue présente. Elle attend. Elle attend les larmes et la sueur, elle attend un sang qui la sacre, elle attend le geste assez droit, assez pur pour se mettre à trembler. C'est le temps de l'avant. Le temps arrêté de l'avant. Un temps sans partage. Mais un temps découpé par le couteau d'une solitude étincelante et verticale. Le temps de l'avant est un temps sidéré. Un temps sauvage, qui précède le cri, qui précède la rage.
A chaque respiration le champ grandit. Alors le laboureur respire de plus en plus profondément pour que le champ qui grandit sans cesse puisse envahir sa poitrine. Et faire pénétrer chaque sillon à venir, et chaque pierre.
Vaincre le champ, ou périr sous a terre.
Déjà, il ne peut plus échapper à son champ. Déjà, il n'y a plus de retour. Et si le laboureur se saisi d'un peu de terre pour la porter à ses lèvres c'est plus pour l'embrasser que pour l'éprouver, et s'il pleure c'est plus par débordement que par chagrin. Car le laboureur ne connaît du désir que le frottement âpre et rugueux du manque, il ne connait du destin que l'horizon de son champ.
Au pied de l'écriture on est comme le laboureur au pied de son champ avant le labour, avant la charrue, avant la fin des siècles. Debout, droit sur sa terre comme le capitaine qui sait la tempête et sa cruauté inhumaine. Debout, droit, pesant déjà d'un surcroît de chair et d'os, d'un surcroît de vie. Lourd comme un titan et pourtant fragile comme un cristal.

Alors il y a ce temps de l'avant, ce temps débarrassé de toute intention, ce temps pur de l'amour.
Et le premier mot rentre dans la terre, ainsi le premier pas de danse.
Et le premier mot perce de la terre, avec le gout d'un sang nouveau.
Et le champ n'est plus un champ, il est supplique.
Et la terre n'est plus la terre, elle est voyage.
Et les heures brillent comme des constellations.

Franck.

9 février 2014

Transitoire...( étude )

Depuis des jours je cherchais le mot qui dit ce rapport au silence. J'invente des silences transitoires. Transitoire, c'est le mot que je cherchais. Avec l'idée d'un passage. D'une coupure et d'un passage. D'un changement de rive. De l'extérieur à l'intérieur. Silence contre silence. Silence du monde contre silence de l'âme.
Je passe d'un silence à l'autre. J'arpente. Le silence est la seule musique de l'errance. Car elle n'a pas de lieu, pas se son, pas de nom. Pas de route. Pas de fin.
Ecrire est une tentation pour briser les chaînes bruyantes du monde. Ecrire échoue à ce vouloir. Ecrire le sait, l'écriture est le produit de cette première mise en échec, de ce premier ratage. Et c'est une tragédie. L'écriture c'est d'abord le chant de cette tragédie. La geste. L'odyssée. La conviction de relier la voix au silence.
Au tout début, dans le jardin d'Eden, les sons et les silences étaient réunis, ils ne faisaient qu'un. Qu'un seul mouvement. Comme un soleil. Chaque bruit portait en lui sa part de silence, et chaque silence trouvait avec aisance son harmonie. Et dieu nous chassa. Et dieu brisa l'alliance, et sépara les sons des silences, comme si brusquement il créait deux univers impossibles, comme s'il ouvrait en deux un fruit juteux, avec les chairs à vif, et le sang qui s'échappe. Blessure inguérissable. Alors depuis la nuit des temps, il manque un son à nos silences, il manque un silence à nos rumeurs. Il manque un souffle à notre vie, un horizon à notre rêverie. Un sourire à nos soupirs. Une bonté à nos désirs.
Et cette séparation fut la signature du manque. Et le manque fut la signature de nos vies. L'incomplétude.
Nous reconnaissons dans l'Autre cette part de silence ou ce timbre, cette tonalité. L'accord. Et nous lui demandons ce tumulte qui fécondera notre silence.
Je passe d'un silence à l'autre. Toujours en retard d'une harmonie. Transitoire. Avec l'idée d'un passage, d'une coupure. D'un changement de rive.
Mais je ne suis pas d'une rive, je suis d'une traversée. Ecrire est ce voyage. Je ne suis d'aucun port, d'aucun aboutissement, je ne suis que navire, je ne vis que de vent et d'horizon, que d'écume et de sel. Et je ne connais la route que la nuit, en suivant les étoiles.
L'écriture naît de la confrontation d'un vacarme et d'un silence. L'écriture naît dans ce frottement. L'inscription silencieuse de la voix. C'est une lutte, comme la vie et la mort. J'écris en silence, dans un monde bruyant. Me taire dans les bruits de la ville. Me taire au milieu de ces grognements, de ces rumeurs, de ces vociférations. Ecrire là, dans cette opposition, dans ce contraste, qui révèle le lieu de la charnière, ma jointure au monde. Mon inconciliance. Etre là, mais s'absenter. L'écriture naît de mon silence et du vacarme qui l'entoure, de ma solitude, et de l'agitation autour. Et mon absence n'est pas un retrait, c'est une sorte de réfutation, de contestation. Une façon de lutter contre l'écrasement. Imposer, même modestement, mon taire au monde. Peut-être un refus, aussi. Ou simplement la marque de l'impossible.
Et je passe d'un silence à un autre. Car mes silences sont transitoires.
Un jour, peut-être, le silence sera complet, et le monde et l'âme se tairont. Silence avec silence. Ce sera le temps de la contemplation. Le temps dépouillé. Illimité. Les rives seront débordées. Il n'y aura ni livre, ni mot, ni geste, simplement le monde et le souffle. Il n'y aura plus d'écriture puisque tout sera dit dans la présence et dans l'instant. Il n'y aura que le monde, et cette étonnante brûlure. L'inverse de la mort.
On reconnaît la mort à son vacarme, à son impossibilité d'accueillir le silence et d'en faire l'offrande gracieuse. Et l'accord des silences est le don ultime du vivant au vivant.

Franck.

2 mars 2014

L’hiver, l’océan…. ( sonate )

L'hiver, l'océan nous parle une langue inconnue. Il roule son indifférence hautaine. Il y a de l'arrogance dans sa houle. Du dédain. Il parle fort, d'une voix musculeuse avec le détachement des dieux, la désinvolture des puissants, parfois de sourds ricanements. L'hiver, l'océan est un défi. Une menace. Largement ouverte sur le froid. Une béance froide et mugissante. La menace vient de ce qu'il n'y a pas d'interruption dans la virilité frontale de l'océan. L'hiver. Et le vent glace toute pensée. Glace et efface toute pensée. L'homme ne s'articule plus à l'espace, au mouvement, droit sur la plage il est une écharde, moins qu'un galet, moins qu'un coquillage. Et brusquement il le sait. Il est dans l'évidence. Aucune parole ne tient, et il le sait. Alors il se tait. Silence et vacarme vont du même pas, l'hiver, quand l'océan roule son indifférence hautaine. Et les portes de l'exil sont ainsi. Bruyantes et muettes. Inconciliantes. Incommensurables. Il n'y a pas de méditation du froid. Toute pensée est d'abord résistance. Tenir l'affirmation d'une résistance. Il n'y a pas de poésie du froid. L'imaginaire du froid est un imaginaire séparé. Coupé. Tranché. C'est d'abord l'imaginaire d'un refus.

L'hiver, l'océan nous parle une langue inconnue, que l'on comprend parce qu'on l'a toujours su. Le vacarme et le silence de la mort. L'écrasement et le froid. Le vent et son murmure lancinant. Litanie d'une mémoire inaccessible. Comme la mer dans son avancée impossible et constante. Interruption des vagues, de la terre, de la mémoire. Invraisemblable mouvement en avant. Enroulement du temps qui nous lie en se déliant. Et la parole qui accompagne. Parole inaudible hormis la voix qui la porte et la pose, là, au bout des terres connues, à l'orée de l'hiver et de l'océan. La voix chante et c'est une plainte. On sait que c'est une plainte, même si l'on n'en entend pas le sens. On sait que c'est une plainte. L'oubli est le râle de la mémoire, son chant plaintif. Quel est ce temps d'hiver ? Quel est ce temps dans le temps ? Cette vague dans la vague ? Cet océan qui bat en moi ? Ce froid qui glace ma voix ?

Je suis un égaré. Je n'ai pas trouvé ma question. Alors toutes les réponses sont fausses. Inadaptées. Nous oscillons sur nos lignes de fuite, funambule de l'errance, avec toujours une liberté de retard, à contre temps des marées, tâtonnant à travers nos phrases, à la recherche des mots, des rythmes qui sauraient s'allier à notre voix. Adoucir la discordance. L'annuler. Effacer l'horizon. Tout recommencer. Ou tout finir. Bâcler la fin. Car l'écriture ne nous rend pas la vue. Tout juste nous introduit-elle au silence. Et à l'absence. Tout juste nous pose-t-elle à un endroit de nous-même un peu plus supportable. Elle n'efface pas l'illusion. Peut-être, est-elle l'illusion suprême. La seule qui vaille, ou la plus dérisoire. Il n'y a pas d'écriture du bonheur. Aucun savoir ne nous guette au bout de la phrase. Aucune rémission. Les mots s'effacent les uns les autres, les suivants renieront ceux qui précédent, jusqu'à l'épuisement. Il n'y a pas d'accroissement de la parole, tout au plus une redite, une tentative toujours échouée. Un enroulement. Un retour. Et un effondrement d'écume dans la voix. L'océan n'a pas de centre, il n'a que des rives, des lieux de fin, des morts toujours recommencées et jamais assouvies. Il est l'épuisement inépuisable. La permanence effrayante. La mort qui s'avance en nous comme une arabesque. Pleine. Dépourvue d'ombres. Pure présence, qui nous assigne à la nôtre, la suggère, parfois la révèle.

Il y a dans l'écriture comme le sacre des saisons, un surcroît de présence, un dévoilement, un atlantique patient. L'écriture dans son incessant retour, élève notre voix pour l'accorder à celle de l'océan. Il n'y a pas d'accroissement de la parole, simplement une élévation, le sens d'un redressement, sans doute pour que la mort nous frappe à l'endroit le plus haut. Juste à l'endroit de l'étonnement.

Franck

9 mars 2014

La maladie des mots ... ( requiem )

Un destin se construit toujours sur des ruines. Sur un écroulement. Comme si le délabrement était la condition, comme si la vie ne pouvait se présenter dans sa première vérité. Alors les ruines sont une fatalité. Et vivre c'est hanter ses propres décombres, c'est traverser les champs de batailles de nos défaites.
Les destins naissent au cœur des nuits. De préférence au cœur des nuits sans lune. Car chaque destin est avant tout une peur, une peur tenue à bout de bras, une peur qui vous lèche le visage au cœur des nuits sans lune. Un destin c'est l'histoire d'un franchissement de la lumière. Un voyage de l'obscur au plus clair. Du chaos à l'évidence, et chaque aube en rejoue la révélation.
Au début il a eu cette maladie. Cette drôle de maladie. Au début il y a eu cette maladie invisible, presque insignifiante. Elle rodait, dans le souffle, dans le regard, elle ressemblait à l'ennui, à la lassitude. Au début on ne savait pas la nommer, et quand on la nommait on en souriait. Au début on était dans l'insouciance de l'enfance. Et il y avait trop d'enfance en nous pour s'arrêter sur si peu, sur tant d'insignifiance. Trop d'enfance.
C'est une faute. La première. Les autres suivent.
Drôle de maladie, sans formes, sans fièvre. Une maladie de rien, sans médicament. Une maladie qui n'est pas dans les os, qui n'est pas dans les chairs, à peine dans le sang, à peine dans les humeurs, silencieuse comme un serpent nonchalant. Maladie papillon, légère, aux symptômes d'enfance, cachée dans les plis de certains jeux, dans la suspension du temps entre deux rêveries, dans le hoquet entre deux rires, dans l'épuisement soudain qui envahit le ciel, l'air, le soleil. Au début c'est un voile de soie grise posé sur les yeux, sur la langue, et tout au fond du crâne. C'est pour cela qu'il faut du temps pour se rendre compte qu'on en est atteint. Elle est juste un coin planté dans le fil des jours, par lequel s'échappe la joie.

C'est une maladie sans nom. Sans vrai nom. Et les noms qui la disent, ne disent rien, ou si peu. Ils en disent l'écorce, la peau, l'écume, mais taisent le long cheminement d'une douleur sans douleur, et le glissement progressif vers les ténèbres. Oui, rien ne dit cet épuisement du désir, l'effondrement du sang dans les couloirs du vide, et cette vacuité insolente qui vrille chaque instant. Maladie de l'inaccessible, puisque rien n'est désormais intelligible, puisque tout est définitivement inabordable directement. Puisqu'il faut sans cesse inventer des chemins différents, pour relier en soi ce qui est disjoint, ce qui est décollé. Puisque tout est un champ d'épreuves, puisque toute la joie, tous les plaisirs se dérobent comme une eau qui s'infiltre dans les fissures de chaque geste.
Et la bougie de l'enfance se consume lentement, brûlant les dernières forces, absorbant dans sa lassitude, son accablement, les dernières lumières. C'est comme un sourire qui s'efface. Ça ne fait pas de bruit un sourire qui s'efface, ça ne fait pas de bruit une enfance qui s'engourdie.
Dans les fissures du regard. Voir sans voir. Ne rien entendre aux débuts, aux fins.

La maladie des mots. C'est le nom que je lui donne. J'aurai pu dire la maladie de la vie, c'est la même chose. La maladie des mots. Il faut bien comprendre, en nous les mots sont malades. On peut les dire mais on ne les voit pas. On ne peut les écrire, ils se masquent, se dissimulent, se voilent. Et lire devient un champ de chardons à traverser. Et il y a des rivières souterraines sans fin dans lesquelles se perd la parole, et il y a des cavernes des gouffres où elle suinte. Où elle goutte. Mot à mot. Et se fige dans la pierre, et dans les sécrétions de la langue, et dans les obscurs méandres d'un apprentissage impossible. Lire est un champ de chardon, comme si chaque mot griffait, avant qu'un néant apparaissait. Et écrire ne ressemble à rien, comme si la main se refusait, comme si l'œil s'aveuglait, comme si toutes les pensées devaient avant d'éclore, traverser l'épaisseur d'un brouillard. Et il ne reste que l'oreille, qui fait ce qu'elle peut pour lire, pour écrire, pour attraper la musique derrière la stridence des brumes.
Drôle de maladie, que la maladie des mots. Elle n'empêche rien et pourtant elle entrave tout, même les rêves, surtout les rêves et le désir. Au début on est de plein pied dans l'existence, et puis la maladie des mots vous prend, et c'est comme un escalier qui se dresse devant vous, un escalier qu'il faut monter pour toutes choses, pour tous les gestes, même les plus anodins. Et vivre revient à anticiper cet escalier. Puisqu'il est là. Puisque chaque geste devra d'abord le franchir, puisque lorsqu'on arrive à la chose désirée on est déjà épuise de cette escalade.
Au début de l'enfance on reste insouciant, on croit que la vie c'est cela, que c'est cet escalier, alors on monte sans compter nos efforts, et l'on est épuisé, épuisé de tout.
L'œil, la voix, l'oreille, tout est dans le désordre et la confusion. Lorsque vous voyez un mot, votre voix ne sait le dire, lorsque vous entendez un mot, votre main ne sait l'écrire, et votre œil est aveugle aux sons.
Il faut bien comprendre, le cerveau est parti en vacance, il gambade et vous ne pouvez le retenir, il court à travers champs et vous ne savez pas où il est. Il est en vadrouille.
Alors les mots se collent les uns aux autres, se coupent n'importe où, s'écrivent comme on les chante. Ils n'entendent rien aux règles de la vie, ils dansent et se faufilent quand on veut les saisir. Mots vagabonds, mots affranchis de tout, même de nous. Il faut bien comprendre, nos mots ne se soumettent pas, ils dictent leurs danses, leurs chants. Ils n'habitent pas chez nous.

Au téléphone Patricia me raconte. Elle est docteur des mots. Elle travaille avec des enfants que les mots ont quittés. Elle passe des heures avec eux à aller chercher les mots qui se sont perdus, à rassembler toutes les lettres, à les mettre dans le bon ordre. C'est un beau métier docteur des mots. Au téléphone, elle me raconte. Elle fait des associations, des sites, pour parler des mots malades, des mots perdus, des mots qui ne s'articulent pas à la langue. Elle me raconte. Surtout l'histoire de cette maman. De cette maman écrasée de honte de peur.
« Je lui ai parlé de toi... tu sais depuis l'enfance son calvaire, et toutes les difficultés, à masquer, à contourner.... Alors je lui ai parlé de toi, et de l'écriture... de la tienne, tu sais l'écriture de la maladie des mots....j'avais imprimé ton texte celui où tu parles de ça, « Je fais des fautes »...et j'ai voulu lui lire...et puis, tu sais l'instant était presque grave, comme si l'on touchait le centre de l'univers... tu sais elle ne lit jamais, à cause de l'effort, à cause que c'est impossible, alors tu imagines... à haute voix, c'est comme un chemin de croix, avec les chardons sur la langue... » A l'autre bout de la voix, j'écoute, et je sens monter la brutalité d'une émotion. Violente. Qui racle tous les souvenirs d'un seul coup. « Alors je commence à lire ton texte... et puis elle m'arrête... elle me prend le texte des mains, et elle dit : « je vais lire, moi... moi je vais lire ».... Alors elle commence... » Patricia me raconte cette femme lisant le texte, ânonnant le texte. Et moi j'ai l'impression de l'entendre, de la voir trébucher dans mes mots, oui je la vois tomber de la langue et se relever, se redresser, s'épuiser à chaque chute, mais se relever, comme si cela devenait vital de retrouver une dignité là, à cet endroit, à ce moment précis. Et j'écoute Patricia, et des larmes coulent, lentes, grosses, et dans cette fraction de temps, je sens déborder tout l'ennui et la désespérance de mon enfance. Et je sens que les chardons ne me blessent plus. « Tu sais, c'était dur, elle accrochait, elle buttait... » « Oui, je sais... les chardons... »
Il ne faut pas s'y tromper, car on pourrait en sourire, la maladie des mots n'est que la partie visible, parfois risible...mais c'est la vie entière qui est contaminée.Chaque pensée.Chaque geste.
Imaginez ce grand escalier en amont du désir, cette escalade qui brise tous les plaisirs. Imaginez toutes les stratégies qu'il vous faut inventer pour éviter cet escalier, pour éviter l'épuisement, l'ennui. Imaginez tous ces détours qu'il vous faut prendre, imaginez combien de fois on s'y perd, dans ces détours.
Elle me disait, au téléphone, toute cette émotion, de ces pas balbutiants dans le lire. Et moi je me souvenais. De ces heures passées dans le silence de ma solitude à lire à haute voix. A lire sans accrocher un seul mot, à lire en essayant seulement d'effleurer le texte. Aller…. !  Franck, ce paragraphe, juste ce paragraphe sans bafouiller... ! Tendu jusqu'à me casser en mille parties. Et immanquablement la bafouille arrivait. Immanquablement. Parfois dans les derniers mots du paragraphe.
Elle me disait toute cette émotion, de cette femme lisant mon texte...

Alors, j'ai lu envers et contre tout, passé les embûches les unes après les autres. Des milliers de livres, avec plus d'entêtement que de plaisir. Toujours les chardons dans les yeux et les escaliers. Alors j'ai écrit, envers et contre tout. Inventant mon écriture à force de l'écrire, avec plus d'entêtement que de plaisirs, parfois, mais avec la certitude que les chardons fleurissent aussi. Un jour.

Avec la certitude qu'un destin se construit toujours sur des ruines. Sur un écroulement. Comme si le délabrement était la condition, comme si la vie ne se présentait pas dans sa première évidence. Alors les ruines sont une fatalité. Et vivre c'est hanter ses propres décombres, c'est traverser les champs de batailles de nos défaites. C'est monter en premier les escaliers du désir, comme on monterait des gammes, comme on monterait des marées, avec entêtement, constance. C'est dire et redire en articulant chaque phrase de la vie, avec obstination, âpreté, en hurlant s'il le faut.

Je sais l'image qui se dresse en haut de l'escalier. Image tutélaire. Celui qui tenait la parole et les silences. Celui qui possédait les livres.
Quand je lis à voix haute j'ai le goût de tes cendres dans la bouche. Je suis sans haine, mais sans amour ni pardon pour toi. Je te dois tous les escaliers de la terre et toutes les ivresses. A dix ans je savais que j'écrirai. J'ai mis une vie à le faire, ma patience s'est habituée au goût de tes cendres. Et je t'userai, comme j'use ma langue et mes mots.
Quand j'écris je suis éternel et cela suffi à ma joie d'avoir l'éternité pour savourer ta cendre et de voir fleurir les chardons en haut des escaliers.
Tu vois, papa, j'aime les livres longs, épuisants, j'aime les textes longs, épuisants... mon âme est faite d'attente, et de cette lente montée vers les étoiles. Et contre ça, tu ne peux rien. Les marches de mon escalier sont faites de mots... et la langue est infinie.
Un voyage de l'obscur au plus clair. Du chaos à l'évidence, et chaque aube en rejoue la révélation.

Franck.

(Pour tous les dyslexiques et les dysorthographiques)

5 février 2017

De l'infime à la bonté... (largo)

Il lui fallut beaucoup de silence, puis après, beaucoup de distance. Car il ne s’agit
pas de voir, mais d’éclairer. Il lui fallut un long temps, une vie entière,
pour apprendre ce mouvement sobre et grave de la bonté, qui va de l'un à l'un.
Ce mouvement qui découvre dans son souffle, dans une arabesque, une forme
acceptable d'humanité...
...du plus fragile au plus faible...
avec l'infime en partage, qui va de l'un à l'un...

Franck

 

11 février 2017

Vacillant...

Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop-plein et le trop vide. J'ai quitté chaque être, chaque chose, chaque lieu. J'ai quitté ma maison, mes ancêtres, ma mémoire, j'ai laissé derrière moi les aubes blanches et leurs promesses, j'ai ouvert des portes et franchi des seuils de chagrins, j'ai déplié un à un chaque souvenir, j'ai prononcé tous les mots pour me défaire des paroles vaines. J'ai déshabillé chacun de mes désirs. J'ai abandonné toutes mes richesses d'or et de pierres. J'ai oublié toutes les grandes pensées, toutes les morales, toutes les fois, j'ai renoncé à tous les dieux. J'ai rompu tous mes liens, répudié toutes mes épouses. J'ai parcouru les chemins les plus pauvres, traversé les landes amères, les déserts lumineux, j'ai grimpé sur les sommets les plus hauts, habité les grottes les plus profondes. J'ai eu soif. J'ai eu faim. J'ai eu peur. J'ai débarrassé mon sommeil de tous les rêves. J'ai attendu, jusqu'à ce que l'attente se lasse et se décompose. J'ai même aimé jusqu'à la douleur. J'ai agrandi l'univers pour y loger de plus grands désespoirs, j'ai inventé des océans violents pour être sûr de mes naufrages. Je me suis vêtu de silences et d'ombres. J'ai même connu l'ivresse et ce qu'il y a après l'ivresse. J'ai épuisé mon sang et ce qui reste après le sang. Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop-plein et le trop vide. Entre la pesanteur et la grâce. Car il nous faudra choisir entre les tremblements et les frissons. Et n'être qu'un souffle vacillant.

Franck.

5 mars 2017

Un corps si étroit...

Le plus souvent nous ne parlions pas. Il y avait comme un rituel des visites dans sa chambre. Nous nous succédions. Un par un. Il y avait la chaise à côté du lit, pour Simone ma grand-mère. Sa mère. La chaise des larmes sèches et des brûlures. Puis il y avait le fauteuil, pour l'autre grand-mère, Claire. Le fauteuil des histoires. Elle disait « Maman, racontez-moi une histoire.... » Elle appelait sa belle-mère « maman ». Ça se faisait, avant. Claire savait raconter les histoires. Une conteuse sans le savoir. Claire avait la voix haut-perchée et le rire éclatant. Aussi le sens de la dérision, comme celui de la fatalité. L'arthrose lui avait tordu toutes les articulations, les pieds, les genoux, les hanches, les doigts. Et puis elle avait Georges, comme si sa croix n'était pas assez lourde. Georges le fantasque, l'iconoclaste, Georges le poète des arbres et des animaux. Claire comptait plus sur sa canne, que sur Georges. Le fauteuil c'était mieux pour elle. Claire avait toujours une anecdote à raconter, dans une auberge il se passe toujours quelque chose. Toute l'humanité défile dans une auberge. Alors Claire racontait. Claire la faisait rire, cela déclenchait parfois des quintes de toux terribles. Elle ne riait jamais, sauf avec Claire. Les autres s'asseyaient sur le bord du lit. Elle ne tenait plus beaucoup de place dans ce grand lit. Elle ne froissait même plus les draps. Elle n'avait déjà plus de pesanteur dans ce monde. Il neigeait.

 Dehors il neigeait. Sans joie. L'effritement lent du ciel qui arracherait ses dernières peaux. Confettis de silences glacés. Presque trop lourds au regard. Noël approchait. Il neigeait. Dans sa chambre la chaleur était étouffante. Les carreaux étaient recouverts de condensation, comme un voile de petites perles opaques, tristes comme des larmes. Parfois je passais ma main sur la vitre, je voyais la neige, et l'immense tilleul, j'entendais ses ronflements, les raclements de sa respiration, ses suffocations. Je sentais son regard sur moi, posé comme une ombre sur le reste de ma vie.

Le plus souvent nous ne parlions pas. Parler l'épuisait. Il fallait choisir les bonnes paroles. Ne pas se perdre dans les détails, revenir à l'essentiel, au silence. Les regards suffisaient. Sa main était posée sur le drap. Sa main. Ce qui reste d'une main, une fois que la chair, et le sang l'ont quitté. Ce qui reste d'os et de craquement. Avant, ses mains étaient magnifiques, fines, délicates, soignées, plus jeune elle avait été manucure, puis après esthéticienne. Alors les mains elle connaissait. L'entretien des ongles. Limage, ponçage, gommage. La petite navette de daim qui, enfant, me fascinait tant, et qu'elle utilisait pour faire briller les ongles. Le petit bâtonnet de bois, pour repousser les peaux, les pinces en tous genres. Les vernis, les couleurs, les odeurs. Elle s'appliquait sur chaque doigt, colorer, peindre sans déborder sur la lunule. Sa main était posée sur le drap. Je n'osais pas la prendre. Elle semblait si fragile cette main, déjà si morte. Il fallait la pommader pour que les os ne crèvent pas la peau froissée, fripée, usée, avec ses  veines gorgées d'un sang trop noir, trop lent, trop brûlant. Tes pauvres mains maman. Qui ne savaient même plus prier, sinon être là, encore un peu.

Il neigeait. Et la neige en tombant recouvrait l'immense coupole chauve de l'immense tilleul. Et notre immense tristesse. Silencieuse. Tristesse de la mort blanche qui avance à pas mesuré, certaine de sa victoire, comme un lent traîneau sur la neige. Cette mort qui avait déjà pris tes mains et ton visage. Sauf tes yeux maman. Sauf tes yeux. La mort à pas mesurés sur cette immensité blanche, ou chaque jour sa trace se faisait plus profonde comme des veines vidées de leur sang.

Pendant nos instants, je restais assis sur le lit, à côté de toi. Nous nous regardions, vidés de nos paroles, vidés de la langue qui aurait pu les dire. Il est des pays trop froids pour que les mots adviennent, il est des heures trop fragiles pour porter la voix. Alors il nous restait le regard dans lequel on serrait chaque seconde comme des fruits, qui auraient déjà donnés tous leurs jus. On était dans ce pays lisse et froid, sans borne, sans lendemain, sans attente. Sans rien. Lisse et froid, comme du métal glacé. Quand l'attente a déjà rendu l'âme. Il neigeait maman, cette neige que nous  mangions en silence à nous en faire casser les dents. En silence, puisque le pays de la chambre où nous étions était inhabitable, indicible.

Parfois je t'aidais à t'asseoir... mais tu ne tenais plus très longtemps dans cette position. Chaque articulation semblait se disloquer, j'en profitais pour redresser  tes oreillers, et ton corps se déposait à nouveau sur eux, sans les déformer tellement tu ne pesais plus. Et ta main d'os se posait sur ma figure. Tu la touchais comme pour la reconnaître une nouvelle fois, je sentais les tremblements de ta vie, je sentais les tremblements de la mienne, maman. Nous n'étions  plus rien,  que ces tremblements. Et ces soupirs à peine soufflés, dans ce temps arraché, calciné, dévasté. Car il nous fallait voler chaque seconde, à chaque seconde il fallait en gagner d'autres, il fallait en trouver d'autres pour avoir la force de trembler encore. Il neigeait, maman. La blancheur se dessinait sur ta peau comme en transparence, comme un appel, comme une destination. Tu étais ce vaste champ de neige au-delà de la mort. Et je voulais mourir de ta mort, aussi. Tu comprends, maman. Mourir avec toi, dans la blancheur de cette neige qui tombait comme un sacre.
Le plus souvent nous ne parlions pas. Tu voulais simplement que j'approche ma tête pour poser tes lèvres sur mon front. Tu voulais ma chaleur, et je prenais la tienne. Combien de fois nous avons fait ces gestes pour se dire sauvés, un instant seulement, de nos déchirements, de nos effondrements ? Ma tête bercée entre tes os, ma tête sur ta poitrine essoufflée et pantelante. Ma tête posée sur cette horreur sublime. Sur cette neige épuisée, qui n'en finit plus de tomber sur nos vies. Dans ce délabrement silencieux du ciel. Dans cette chambre surchauffée par la fièvre du temps dans ses ultimes bruissements.

Il neigeait, et dans le grincement du parquet on entendait les clameurs d'une autre rive, ou les foules vont en cortèges se perdre dans les champs d'asphodèles. Chaque regard était un froissement de plus, la pâleur des sourires disait de longs gémissements, ceux qui vont en glissant sur les étendues neigeuses, au-delà des fleuves, au-delà des déserts, bien après nos vies et nos lamentations, comme les longues supplications qui tombent dans l'oubli. Il neigeait et nous étions dans cette intimité silencieuse, brûlante à veiller sur nos morts inlassables, nos morts perdus dans chaque grain de lumière, dans chaque bouffée d'air qui te manquait de plus en plus. Respirer, une fois sur deux, une fois sur trois, une fois pour moi, respirer de temps en temps, de moins en moins souvent, jusqu'à très rarement, jusqu'à presque plus, jusqu'à ces instants où le feu de tes yeux vacillait, proche du noir, avant que ta respiration ne reparte, avec l'hésitation d'un animal traqué, effrayé,  blessé. Les étoiles, aussi, respirent mal, maman. Je le sais, la nuit, on les entend hurler, on entend leurs souffles rauques et  chuintants dans les cieux. Respire encore, maman... ! encore... !encore une fois !
Il neigeait sous nos peaux, et derrière nos paupières,  il neigeait sur cet immense tilleul aux milliers de ramures noires, noires comme un immense poumon mort soufflant encore son dernier sang, et ce qui restait de vie dans ces instants du soir.
Il neigeait, comme pour adoucir la chute que fait l'âme en tombant au fond du corps. Il nous fallait aller à l'essentiel, au plus direct, bien après toutes les questions. Rassembler le tout de la vie, en des mots de rien, retrouver la pauvreté du langage, son humilité.
Tu aimais la lecture, parfois hachée, des poésies que je te lisais, ma voix chancelait légèrement, et tes yeux embrasait cette chambre, cette chambre allumée même le jour, et qui la nuit, éclairait l'immense tilleul, et la neige qui tombait.
« Pardonne-moi... pardonne-moi mon grand... » Ce sont les derniers mots que tu m'as adressés. J'ai serré l'os qui caressait ma joue comme le trésor le plus fragile qui puisse  exister.

Il faut porter le pardon des morts, comme nous portons celui des dieux. C'est lourd, et c'est plein de lumière à la fois. C'est lourd comme de  la neige qui tombe et qui au loin fait un bruit d'enfer.
Comme la neige qui tombait.... Qui tombait sans cesse.....dessinant dans la nuit, pour ton corps si étroit, un si grand escalier, qui montait... qui montait...comme la dernière prière que je n'ai pas su bien dire.... Tout là-haut... par-delà les nuages.... Derrière la nuit, cette si longue nuit. Il faut porter le pardon des morts. Le porter en silence sous les grands tilleuls, et le déposer sur la neige blanche pour que vienne le printemps.
Il neigeait et le printemps viendrait ensevelir ton silence....éternelle floraison pour bénir ton absence.

Franck.

J'irai marcher par-delà les nuages...

10 mars 2017

Introduction...

J’ai décidé de publier ici, ce qui aurait pu être un manuscrit. Ce qui va suivre n’est ni un roman, ni un récit, pas plus une thèse ou un essai. Ce n’est pas vraiment de la poésie, même si elle n’est pas absente, pas totalement de la prose. Il n’y a pas d’histoire, pas de suspens, à peine quelques personnages, plutôt des ombres de passage. Peut-être une rêverie ? Un solipsisme ? Une méditation ? Disons que cela est avant tout un chemin. La transcription une expérience intérieure.

Une expérience qui tenterait de dire, de décrire, ce que l’acte d’écrire recèle de mystère et de lumière. L’unique sujet des textes qui seront désormais publiés ici c’est l’écriture. De texte en texte j’y reviendrai inlassablement, obsessionnellement, comme si l’écriture, dans cette longue traversée devait être débordée, pour enfin regarder au-delà du symptôme.

Une expérience de vie qui aura duré près de dix ans. Dix ans, à ronger, à racler, à épuiser mon corps et la langue, à chercher des issues, là où tout semble obscurci.

 De texte en texte, j’ai essayé d’approcher une vérité se dérobant toujours un peu plus. De métaphore en métaphore, dans ces longues heures, assis face à l’écran, aux aguets, dans la tension extrême des muscles, dans la recherche du souffle jusqu’à l’étouffement, j’ai essayé de traquer, de faire surgir, ce qui dépasse mon expérience personnelle. Faire surgir un peu d’universel au cœur même du singulier.

Je ne sais si j’y suis parvenu, qu’importe ! Tant fut déjà écrit, et si bien écrit, sur ce sujet : Maurice Blanchot, Roland Barthes, Bernard Noël, Pascal Quignard, Margueritte Duras, Christian Bobin et tellement d’autres, comme si ce sujet hantait nos nuits, nos mémoires, nos désirs, nos audaces, nos espoirs, comme si écrire nous ramenait immanquablement à notre condition humaine, aux angoisses de la vie et de la mort, aux questions éternelles sans réponse, questions infatigablement posées de génération en génération.

Il a bien fallu que je me risque à un chapitrage pour présenter ces textes, la seule chronologie d’écriture ne permettait pas de dénouer l’écheveau du chemin, l’expérience intérieure ne suit jamais le temps des horloges. Une biographie n’est jamais une chronologie, je préfère l’idée de convergence, nos actes, nos pensées, nos espoirs, tout converge, tout s’efforce vers un point qui serait au centre et non pas devant. Bien sûr il y a de l’arbitraire dans ce séquençage, voilà les têtes de chapitre :
    Prologue
    Le souffle d’avant le texte
    Le temps, les silences, les solitudes.
    Écrire en train de se faire.
    Après le texte
    La chair de l’écriture
    Des lieux impossibles.
    Écrire… Toujours… Encore…
    Les Métaphores du chant.
    Seulement de la musique.
    Creusements.
   L’inachevable.

Évidemment il sera possible de déceler plusieurs niveaux de lecture, plusieurs profondeurs, certains d’ailleurs offrants plus d’issues que d’autres. Il y a toujours un au-delà du symptôme.

La littérature, l’art, d’une façon générale, se meurent, certains disent qu’ils sont déjà morts, mais à cette disparition annoncée ou advenue je ne peux m’y résoudre, m’y résigner complètement. Quelque chose en moi résiste. Quelque chose en moi crie. Non, par peur du futur, mais par révolte, par refus de la résignation.

Alors il faut réaffirmer. Alors il faut résister.
J’ai voulu aller chercher à travers cette expérience, ce qui, malgré les siècles passés, et quelques soient le devenir de ceux qui viennent, ce qu’il y a d’irréductible à notre condition d’humain, ce qui nous relie (à ne pas confondre avec ce qui nous connecte) tous, de tous pays, et de toutes les époques, cette chose intemporelle qui gît en nous : le chant. L’incantation. Ce chant primordial qui est en nous tous, et qui tient l’humanité dans les méandres intemporels de sa mélopée.

J’ai voulu aller chercher ce qui résiste en moi aux temps actuels. J’aurais pu appeler ce recueil « Résistances », ou quelque chose d’approchant, s’eut été prétentieux, mais l’idée est là. Ne rien dire du monde, du présent, ce n’est pas les dénier, mais s’opposer frontalement à ce qui tente d’anéantir en nous la part la plus éternelle et la plus lumineuse. Je ne suis dupe de rien, pas même de ma complicité, mais tant que j’aurais du souffle et une once de lucidité, je tiens à maintenir vivante l’idée de nos destins singuliers et tragiques, face à l’individualisme égoïste et informe que l’avenir nous propose. Je préfère la tragédie éternelle, aux catastrophes télévisuelles quotidiennes qui ne savent plus nous émouvoir, à peine nous indigner le temps d’une mode.

Les temps sont complexes, nous sommes en train de passer brutalement de la condition humaine, à la condition de l’humanité. Mais l’humanité, celle qui surgira, ne pourra pas être sans mémoire, ce travail est une infime partie de cette mémoire. Quoi qu’il advienne, nos enfants auront besoin d’aimer leurs origines, de se souvenir, des sorciers, des chamanes, des poètes, des musiciens, des peintres, de tous ceux qui un jour ont voulu apprivoiser le mystère de la vie et de la mort, et lutter avec dignité contre ce qui les effraie et les détruits.

La nuit tombe, face aux temps barbares, je reste définitivement seul, debout, à égale distance, du silence, du cri, du chant.

Franck.

12 mars 2017

-1- La langue du lait...

Écrire nous vient d’un premier langage, d’une première voix. Une voix insensée. Une folie de langage.

Il faut imaginer la scène. Il faut s’en souvenir surtout. Il y a la mère. Il y a le nouveau-né. Il faut imaginer qu’il n’y a rien d’autre autour. Il n’y a jamais rien ni personne autour lorsque la mère tend le sein à l’enfant. Lui il est blotti contre la chair de sa mère. La mère saisit son sein pour le guider vers la bouche de l’enfant. Les chairs se joignent. Au départ, il faut imaginer le silence, la pénombre, ce geste ancestral. Il faut se souvenir des yeux de la mère, de la lenteur de ses gestes, de l’infinie douceur. Elle penche la tête vers l’enfant. Lui il est abandonné dans un vaisseau de chair, un bras de tendresse le soutient, sa bouche de désir est remplie de la chair blanche du sein. Il mange cette blancheur, cette douceur, cette tendresse. Il sent dans sa gorge la chaleur d’un lait éblouissant, inépuisable. Il ferme les yeux. Il se laisse envahir, inonder, submerger. À ce moment, tout reste suspendu dans un temps étrange, impossible.

Il faut se souvenir des yeux de la mère, de la lenteur de ses gestes, de l’infinie douceur. Elle semble être dans l’effarement d’un geste sacré, par instinct. Elle retrouve la pose ainsi que la lumière des piétas anciennes. La mère presse sa chair pour l’offrir, presse son sang pour s’oublier. Elle habite cette folie somptueuse des mères aimantes, elle est aux confins d’elle-même, morte, brulante à la fois. C’est à ce moment-là, à ce moment précis, dans cet instant perdu, égaré, qu’elle commence à parler à l’enfant. Elle parle une langue inconnue, une langue incompréhensible, c’est la voix de l’amour pur. Des mots égarés dans le souffle, des mots inventés, des mots presque silencieux. Une langue blanchie par l’amour et le don. Langue de chair. Chair blanche contre langue blanche. La mère est là dans l’ivresse, l’abondance. Elle parle une langue venue de la mémoire des mères, une langue jamais apprise, pourtant toujours remémorée. C’est une langue de chair, et de sang, une langue blanchie par l’amour et la patience. C’est la langue du lait.

C’est la première langue que nous entendons. C’est la plus vraie puisqu’elle nous nourrit. C’est la plus vraie puisque nous la comprenons dans l’instant où nous l’entendons. Elle n’est qu’un murmure, qu’un simple souffle à peine audible, elle est pourtant tout l’univers lorsqu’elle nous parvient.

Après nous grandissons, après nous l’oublions. Grandir, d’ailleurs, c’est l’oublier.

Alors, on écrit pour célébrer cette mémoire défaillante.

Écrire, c’est tendre l’oreille au passé, c’est se souvenir de ce souffle sur le souffle, de cette chair sur la chair, de ce blanc sur le blanc. Écrire, c’est retrouver cette enfance éperdue, cette langue blanchie par l’amour, cette langue offerte avec la première nourriture.

C’est pour cela qu’écrire nous vient d’une faim, d’un manque effréné, et comblé par la langue et les mots. Écrire, c’est retourner à ce premier sang, à ce premier murmure, à ces premiers silences, à cette première folie.

Lorsque nous écrivons, c’est la trace de la voix de nos mères qui vient fasciner nos mots. La cadence du poème n’est que le bercement ancien d’une mère. La lumière des mots n’est que l’éclat brulant d’un amour incendié, blanchi, révolu…

Franck.

14 mars 2017

-2- Quite ta maison...

Comme une injonction divine. Ouvre ta maison en grand ! Les volets, les fenêtres, les portes, surtout les portes, ouvrent tout, et invitent le verbe, s’il ne vient pas, alors quitte ce lieu de vent, d’ombres, quitte tout ! Quitte-toi !

Tu croyais que cette maison était ta seule mesure, sur les murs, se trouvaient tes souvenirs, chaque objet te rappelait le temps des instants et des rencontres, tu te croyais élu, tu n’étais que maudit. Tu ne le savais pas. Tu étais plein de toi-même, si plein que nul n’osait, ou ne pouvait franchir le seuil de ta porte, si plein de toi-même que tu n’avais plus de place pour accrocher un rêve, plus de place pour l’élan d’un désir, si plein de toi-même que tu n’osais plus sortir de peur que l’on ne te dépouille. Vanité qui te faisait croire à ton importance. Tu vivais dans la peur de ta perte, dans le trop-plein. Tu te croyais riche, prospère, pourtant tu mangeais ta tristesse à tous les repas. Tu étais sûr de ta raison, car les nouvelles du monde qui te parvenaient racontaient les mêmes destins que le tien. Alors, tu voulais croire au bonheur, il te suffisait de toucher les murs de ta maison pour te gonfler d’orgueil et de certitudes. La femme qui vivait à tes côtés avait, elle aussi, apporté ses meubles, ses bibelots. Du trop-plein sur du trop-plein. Le soir, sous la lampe, vous mangiez en silence la même soupe de chagrins. Lorsque tu voyais son corps de chairs lasses, tu n’avais plus la force de pleurer. Tu attendais la mort, mais elle se tenait déjà là, depuis longtemps et tu ne le savais pas.

Ainsi, la vie des hommes, et leurs jours, leurs joies, leurs amours.
Donne tout. Ne renonce à rien… !

Ouvre ta maison ! Quitte-la ! Brule-la s’il le faut ! Pars, n’importe où, mais pars ! Ne prends rien avec toi, aucun bagage, aucun bibelot ! Rien ! Prends le premier chemin de lumière que tu trouveras, puis avance ! Va… ! Va au plus loin de toi ! Sois vagabond, pèlerin, nourris-toi d’espace, de vent, d’orage. Ne possède rien, surtout pas toi-même. Sois seulement dépossédé, sois nu fragile. Sois l’errant de l’errance, le désir du désir, le rêve du rêve. Sois la couleur des chemins, l’odeur des aurores. Ne sois rien que la musique des torrents, sois l’océan, sois ses marées. Sois le vol des oiseaux.

Là, seulement là, laisse monter en toi le premier chant. Réapprends le verbe dans le murmure. Souviens-toi de la langue du lait. Car elle est le seul langage qui nourrit.
Le seul.
Alors, dépouille-toi de toutes ces vies inutiles, de toute la crasse de tes heures vaines, de toutes tes illusions sociales.
Écris. Écris à partir de l’os. Racle ! Sois dans l’arrachement, sois au plus pauvre de toi-même, au plus nu, au plus seul.
Car il te faudra arrêter de parler à haute voix, refuser le vacarme des paroles vaines, la tonitruance des pensées faciles.
Retrouve le murmure.
Le son du ventre. La résonance première.
Celle que l’on appelle, la langue blanche.
La langue du lait.
Car sur la route, il te faudra renaitre. Renaitre sans cesse. De corps en corps, de rêve en rêve.
Alors, peut-être qu’un jour sur cette route de vent, d’errance folle, tu manqueras de trébucher sur un mot.
Tu le ramasseras.
Tu feras jouer la lumière à travers ses faces aiguisées et coupantes.
Brusquement, tu sauras.
Tout se condensera là, dans ton regard fasciné pour ce mot.
Sidéré.
Par le mouvement qu’il fera naitre en toi.
Ce jour-là…
Ce jour-là, tu te retrouveras loin de tout et pourtant tu n’auras jamais été si vivant. Tu seras dans une désolation lumineuse, et cela te suffira. Tu seras perdu, et c’est justement cette perte qui te ressuscitera. Tu seras perdu, mais tout te paraitra plus clair, plus net, plus définitif, plus impératif.
Renaitre après des siècles d’agonie.

On n’écrit jamais pour plaire ou séduire, on écrit pour se retrouver. Ailleurs. Chaque mot te rapproche d’un lieu inconnu plein de mystère, un lieu inévitable. Écrire prolonge un rêve commencé il y a longtemps, dans l’enfance, un rêve commencé quand tu étais blotti dans le plus fragile abandon du regard de ta mère qui t’avait fait — toi si infirme — roi si rayonnant.
Oui ! Écrire, c’est d’abord retrouver ce sommeil plein de couleur, de chaleur où l’amour n’est pas promis, mais donné comme une éternité, offert comme la première nourriture, la seule dont tu n’auras jamais besoin. Écrire te fait retrouver ce rêve où tu n’es là pour personne sauf pour le murmure incompréhensible, attendri d’une mère devenue folle parce qu’elle s’est enfin oubliée et qu’elle divague dans les méandres de ton visage, de son amour éperdu, un amour-océan sans limites.

Un jour, tu écris, et c’est ce seul murmure qui compte parce que lui seul peut couvrir le vacarme du monde. Tu ne sauras jamais si cela peut faire un livre : tu es dans le pur bercement de la langue, dans l’oubli de ta propre présence, dans cette musique qu’il faut prolonger jusqu’à la fin des temps.
Tu es envahi par le blanc de la page, et les mots viennent parfois te secourir du vertige. Ils sont les traces, les signes qui te relient au ciel, à la terre. Et l’encre te retient de sombrer dans la défaite toujours imminente.
Écrire, c’est un grand vent qui secoue les branches de l’âme emportant les feuilles les plus faibles, celles qui ne tiennent que par le doute, et qui deviendront les mots les plus brulés de ta langue.
Écrire, c’est être dans cet arrachement, dans cet envol au milieu d’une tempête, dans cette chute soudaine au cœur d’un vide terrifiant et miraculeux.
Consentir à ce ciel désolé, simplement consentir. Avec un peu de chance, un ange te prêtera ses ailes, le vent te poussera dans un jardin de mots prêts à fleurir qui n’attendent que le souffle créateur pour déployer les pétales d’un verbe secourable.
Traverser le rêve d’écriture, c’est traverser un amour rouge comme le sang, tranchant et bleu comme une lame aiguisée, ardent comme le feu d’une forge, un amour ravagé de silence et de vent.
Le jour où l’on écrit, c’est que l’on s’est mis en marche vers un amour, que l’on en appelle la brulure ou l’âme souveraine. C’est une marche aveugle, la main tendue vers un noir toujours plus profond.
On écrit avec ses silences. Ce sont eux qui laissent leurs empreintes d’ombres, de cendres sur la blancheur des pages. Un silence se couche sur un autre silence, ainsi de suite, silence sur silence, dans un grand lit d’absence pour consommer les unions enflammées de l’espérance et de l’épuisement. Silence sur silence, lumière sur lumière, et cela : éternellement…
Écrire, c’est cette façon d’être au monde, ou de ne plus y être. C’est interroger le silence, en glaner une once de lumière. C’est user le temps, le polir longuement pour en obtenir quelque élixir subtil. C’est entretenir un feu avec de minces brindilles d’encre usée. C’est écouter dans la foule le bruit que fait la solitude et dans la solitude les rumeurs de la foule. C’est ouvrir des portes interdites avec la seule clé des mots. C’est se croire riche, et se vouloir pauvre, être désarmé et pourtant invincible. C’est mourir plusieurs fois par jour et renaitre pour que demain advienne. C’est dormir dans l’attente, et se réveiller dans la prière.
Rien, rien de plus. Née d’un manque, l’écriture entretient souvent avec la douleur une relation incestueuse. Elle souffle sur nos entrailles pour en attiser les brulures dans des noces solitaires, sauvages.
C’est tout cela et mille autres choses. C’est la parole la plus affaiblie qui puisse être dite, car elle git, mourante au fond de notre vie. On en cueille alors parfois les effluves tremblantes dans le creux de quelques mots…

Voilà l’instant…
L’encre accablée glisse sur les cristaux d’une heure éparpillée, solitaire.
Pesanteur douce, attristée, comme un temps de neige.
Se mettre à écrire, c’est distiller du temps bleu en chauffant nos jours au rouge du cœur.
La brume qui s’évapore, ce sont mes renoncements, mes peurs qui se délient.
Ce qui reste est si infime que je pourrais le perdre d’un simple soupir, si infime, pourtant si abondant que je pourrais en vêtir un ciel entier…

Franck

19 mars 2017

- 6 - Aurore....

Il y a une densité particulière, une pigmentation singulière de l’air à l’approche de l’écriture, celle qui préside aux aurores qui se lèvent sur les grands lacs. L’eau lisse et sombre, encore inquiétante avec ses nappes de brume qui sortent des profondeurs. Cela tient au silence. Ce silence du matin naissant qui n’a pas le même timbre que le silence nocturne. Ce silence du matin, désencombré des présences et des spectres. Silence plat. Lisse. Sans image. Dévoilé. Nu.
Il y a un temps dans les aurores où la nature attend. Elle attend le signal de quelques dieux. Les oiseaux sont posés sur la bouche du vent, ils attendent, ils écoutent la lumière déchirer les ombres, ils observent les fantômes se dissoudre dans la rosée, les diables se cacher dans les buissons, les fées s’évaporer. Cela ne dure pas. La naissance de l’aurore est toujours triste, toujours mélancolique. On sent bien que c’est un effort que de se dégager des mots de la nuit. Accoucher d’un silence neuf demeure une épreuve. Certains jours d’ailleurs elle n’y parvient pas, alors même en plein jour, c’est la nuit qui triomphe. Des jours qui ne sont pas des jours, des jours effondrés, épuisés. Des jours qui empoisonnent le sang de l’écriture. Rien n’est acquis, pas même la lumière.
Il y a une densité particulière, une pigmentation singulière de l’air à l’approche de l’écriture, celle qui préside aux aurores qui se lèvent sur les grands lacs. Où la solitude change de destinée. La solitude du matin naissant qui n’a pas la même épaisseur que la solitude nocturne. Elle se déploie, se défroisse, ce qu’elle perd en poids, elle le gagne en étendue, comme une main qui défait son poing, comme une main dénudée que l’on pourrait croire accueillante. Cela ne dure pas, car elle vous entre dans le corps comme une vague scélérate qui envahit la peau comme une chair de poule. Cette fraicheur innocente du matin, c’est la solitude qui déplie ses bras pour l’accolade, pour le baiser du jour. La solitude nocturne vous déborde de toutes parts, son poids est immense, et parce qu’il est si immense vous n’y croyez pas vraiment. C’est une extravagance, une exagération, certaines nuits, vous la considérez comme une amie. Mais cet écrasement reste une complaisance, un attristement indulgent sur vous-même.
La solitude du jour, vous l’enfilez comme gant. Elle vous tient chaque parcelle de vie. Elle est à votre mesure : elle est faite pour vous. C’est pour cela que vous avez cette sensation de froid au point du jour, comme à l’approche de la mort. D’ailleurs, la mort ne s’y trompe pas : elle aime hanter ces endroits du jour où l’ombre arrive ou bien s’en va, où l’ombre joue avec nos nerfs. Elle cueille les âmes au crépuscule, ou à l’aube, dans ces temps raccommodés, ourlés de surjets fragiles, faussement hésitante. L’aurore constitue bien ce temps où les amants se délient, où les serments se payent, où les dieux font notre addition. Chaque matin, la solitude du jour vous laisse les poches vides, l’œil effaré. Les dieux ne font pas crédit : vous payez d’avance. Le soleil est à ce prix, le prix de la lucidité, comme dirait le poète

Chaque fois que l’on marche vers l’écriture, c’est comme aller au-devant d’une aurore, c’est aller vers l’absolu du silence, vers l’absolu de la solitude. C’est aller vers un sacre.
On le sent à cette densité si particulière de l’air à l’approche des mots, à ce désordre dans les saisons du sang, à la brusque gravité des heures, à cette simplification des couleurs comme lorsque le jour se lève près des grands lacs aux eaux lisses et noires, aux eaux cousues de brumes.

Franck

22 mars 2017

- 7 - Oublier....

C’est souvent le même rituel. J’allume l’écran puis je rentre dans la salle d’attente du texte. La salle d’attente du texte est un lieu, et un temps. Le lieu du temps. Un univers. Une vie. On est là et l’on sait que personne ne viendra vous chercher. Personne d’autre que vous n’attend. Vous êtes seul, vous attendez. Il n’y a pas d’impatience. Simplement l’attente. Le flottement du désir. C’est une urgence douce. Une urgence qui n’appelle aucun soin, aucun recours. C’est un temps paradoxal dans un lieu de conscience paradoxal. Tout y est plus vrai, sans pourtant y être tout à fait réel. Comme le danger. Ce sentiment, cette sensation d’être en danger. Pourtant, là, rien ne me menace, mon corps ne risque rien hormis un tremblement de terre peu probable. De l’extérieur, je dois donner l’image d’un homme paisible, concentré, ou perdu dans ses rêveries. Mais je sens un danger. Un danger qui ne menacerait pas ma vie réelle, mais quelque chose d’encore plus important que ma vie réelle. Je n’arrive pas définir ce que c’est. Personne ne peut définir ce que c’est. C’est la chose la plus importante et personne ne peut dire cette chose. Elle est là, on est construit autour, on ne sait rien d’elle. Alors, on écrit en décrivant de grands cercles de parole. Pour ne pas tomber. Tomber dans cette chose que l’on ne sait nommer, qui pourtant est nous.
Je ne sens ce danger que lorsque je suis dans la salle d’attente du texte. Comme si le texte nous inquiétait dans son approche lente et diffuse. Comme si le texte sortait de la chose inconnue de nous. L’inquiétude. Le danger. Quelque chose qui pourrait nous réduire à rien. Nous renvoyer à une sorte de néant. Des limbes.
Le texte s’avance, il nous sait mieux que nous-mêmes. Il rentrera par la porte la plus faible. Au départ, il rôde au loin. On ne l’entend pas, on ne voit rien, à part quelques ombres furtives. Il n’a pas de forme. Il cherche. Il cherche l’endroit de mélancolie, l’endroit de tristesse en nous.
Il y en a toujours. La chair est nostalgique par nature. Alors, il rôde, nous affame. Comme une ombre qui traverserait nos temps, nos passés, nos futurs. Car le texte connait notre destinée, c’est pour cela qu’il « est » le texte. Ce texte, surtout pas un autre. Ces mots seuls, surtout pas d’autres mots. Il sait l’impossible lien qui tisse nos heures, il en connait la couleur, la substance, la destinée. Le texte tient dans sa main l’origine et la fin, il nous les tend sans que l’on sache les reconnaitre, comme dans un jeu de courte paille, où l’on ne gagne jamais.
Les règles du jeu changent en permanence. Nous ne savons rien. Le texte, lui, sait. Il a traversé plusieurs vies, plusieurs siècles, il cherche en nous le plus faible, le plus désespéré.
On est dans la salle d’attente du texte, peu à peu  il se rapproche. On le sait à ce brassage des chairs molles de notre pensée. Car au départ le texte n’est pas construit de mots, du moins on ne les voit pas. On ne discerne rien, hormis une rumeur de marée, hormis une présence qui nous afflige et nous met en joie en même temps. On reconnait sa présence à ce mélange, à cette confusion, comme un horizon qui s’inquièterait, comme le bruit d’une bataille, un galop lourd au-dessus des nuages.
Alors les choses se précisent. Les premiers mots nous guident vers d’autres endroits. Ils tombent, là, avec leur consistance indécente, une nudité presque obscène. Toujours, au début, il existe ce sentiment d’une réalité inacceptable des mots. Toujours. Un couloir. Un couloir sombre. Un couloir sans fin. Un couloir qui traverse notre vie. Le texte choisit toujours les lieux étranges de notre vie. Les chemins cabossés, les landes sauvages, ou les couloirs sombres. Les lieux de passage déserts, nos lieux d’errances. Nos lieux inhabitables. Nos lieux d’inquiétudes. À l’intérieur, notre géographie est tourmentée. Paysage lunaire. Paysage de fantômes. Alors, commence la longue traversée. Mot après mot. C’est comme s’il y avait un trou d’où les mots s’échappaient, un à un. Il faut simplement maintenir les bords de la plaie ouverte. Car c’est une plaie. Enfin, cela y ressemble. Souvent, on dit que c’est une douleur, mais ce n’est pas exactement cela. C’est une difficulté. C’est se sentir dans une terrible fragilité. Il faut rester ouvert. Maintenir l’être à vif, à vif de sa vie comme si les mots étaient attirés par le sang, par la chair à nu.
Après  la salle d’attente du texte,  le temps se déploie, avec une sorte de majesté lente, de gravité exigeante. C’est le temps du long couloir. C’est une énigme, comme si le texte proposait chaque fois des mystères, des secrets. Comme si le texte était fait de dévoilements incomplets. Comme s’il chuchotait et que l’on n’entende qu’une partie de ce qu’il nous souffle. Des morceaux, des bribes. Comme si l’on ne pouvait pas tout recevoir, comme si l’on était toujours en deçà de son vouloir, de son appétit. Il y a là quelque chose d’écrasant. D’éreintant. Parfois, pas toujours, j’ai des larmes qui montent aux yeux. Mais ce n’est pas de la tristesse. C’est l’eau du texte. Son fleuve. Elles viennent. C’est tout.
On ne voudrait pas se trouver là et pourtant, c’est bien la seule nécessité qui s’impose, être là. À cet instant précis de notre vie, être là et nulle part ailleurs. Être présent à cette bataille. Assister à cette défaite, ce démembrement.
Le texte s’agrippe aux parois intérieures du corps. Plus il avance, plus son poids s’alourdit. Le geste racle un peu plus, avec le temps. Les mots résistent à se donner. À pénétrer la densité de la chair.
Le temps du couloir demeure un temps déraciné. Il ne compte pour rien dans nos âges. C’est un temps dérobé aux dieux. Nous sommes sans patrie, la seule qui vaut, la seule qui compte, c’est nos temps d’exil. Lorsque nous sommes assez loin de nous pour accueillir la solitude que le texte exige.
Puis vient le temps où le texte se défait de lui-même, où la bataille a été livrée. Puis vient le temps de la paix, où le monde revient dans nos veines, où le soleil reprend sa couleur. Tout s’efface peu à peu, comme si rien n’avait existé. Pauvre et glorieux ! Le texte se retire. Devant moi les restes d’une mélancolie somptueuse, d’une tristesse décomposée. Devant moi, l’éclatement des saisons et l’univers que, l’espace d’une seconde,  j’ai tenu serré contre ma poitrine. Le souvenir de quelques larmes.

L’écriture n’est pas une occupation, elle ne peut réconforter de l’ennui, puisqu’elle est la forme ultime de l’ennui. Elle ne peut consoler de nos échecs, puisqu’elle les sacre tous, jusqu’au dernier. L’écriture ne nous lave de rien, ne nous rend ni pires ni meilleurs. Elle n’est qu’une affirmation portée à ébullition, qu’un fer rougit fiché dans le cœur. Un surcroit de désir éparpillé sur les chemins de croix de nos vies. Un écho. Un tintement de l’âme. Une trace. Elle est le miroir de nos défaites, l’horizon crevé de nos rêves. Un espace creusé qui appelle la vie à l’état brut. La vie sans formes. La palpitation originelle. La pulsation. Elle est notre nuit religieuse. Elle n’est que ce cri que nous retenons. Ce long hurlement dans les étoiles.
Au bout du texte, on ne sait rien de plus sur nos peurs, sur les dangers qui nous guettent. Au bout du texte, tout reste à refaire. Au bout du texte, rien n’a vraiment changé. Pourtant… On est toujours une énigme pour nous, et pourtant… et pourtant…
Je vais éteindre l’écran. Je vais oublier la salle d’attente du texte, je vais oublier le couloir, ses ombres, je vais oublier… Je vais oublier… Mon dieu, faites que j’oublie tout, pour qu’à chaque fois mon désir soit plus neuf, soit plus pur ! Oublier…
On est riche d’un épuisement et d’un oubli. On est riche d’un cri silencieux, d’un feu qui brule le sang, d’une solitude qui ne craint plus son ombre.
Je vais aller marcher dans la ville. Juste marcher. Puis oublier… et attendre l’aube…

Franck.

26 mars 2017

- 8 - L'étreinte...

L’excitation est trompeuse. Cet afflux avant d’écrire nous éloigne d’écrire. Cet enfièvrement qui exalte la parole. Cette maladie de l’avant d’écrire.
Il faut savoir accueillir le bon temps. Le temps pauvre. L’intention de l’avant compte pour rien. Le texte tient du seul instant qui meurt et qui voudrait survivre dans un après jamais atteint. Combien de textes s’effondrent parce qu’ils sont trop chargés d’intention ? Combien de textes s’épuisent de trop de vouloir, de l’excès de présence ? D’un trépignement de la parole ?
Écrire c’est l’intention sans intention. La volonté sans volonté. C’est un désir avant que le désir s’incarne. Écrire nous vient de l’après, de ce retournement des chairs, d’un futur qui n’a pas de nom, que seul le texte désigne. D’un possible.
Arriver les mains vides dans une sorte d’agonie vigilante. Attendre. Arriver au pied d’une éclipse et encore attendre. C’est une ignorance solennelle qui nous fait longer les flancs de l’abime. Toujours attendre.
Écrire, c’est aller vers l’étreinte, c’est recomposer les corps de l’étreinte. Derrière chaque attente, il y a une étreinte, l’étreinte est un au-delà de deux corps. C’est recomposer le corps des dieux.
Écrire, c’est l’étreinte des cieux.
Assez de vie dans la mort qui vient.
Assez d’amour dans la vie qui reste.
Assez de joie dans la peur qui s’efface.

Franck.

1 avril 2017

- 10 - L'Orage....

Entre l’éclair et le tonnerre git un espace de temps. Quelque chose est suspendu. L’attente urgente. L’imminence. La menace. La fatalité.
L’image éclate à la vue. Le temps se tord, le vacarme arrive, comme s’il arrivait d’une autre dimension.
D’abord, le bruit du ciel est sourd, lent, invisible, le roulement est lointain. L’oreille s’alerte, l’œil ne voit rien. Le corps se met à l’affut. Après, l’orage est là, et les choses s’inversent. D’abord, la vue, après le craquement. Les sens se perdent dans cette désynchronisation.
Entre les deux phénomènes, l’un auditif, l’autre spéculaire, quelque chose se passe en nous. Quelque chose nous rassemble, nous retient, nous brule. Au bout du compte, nous augmente. La conscience s’aiguise. Nous savons, en même temps nous ne savons pas. L’immédiateté fait défaut, il subsiste un écart, alors cela nous plonge dans la stupeur. Ce temps d’écart n’est pas un temps vide. C’est un temps d’extrême agitation, parfois de peur, pas toujours. L’univers fait un pas de côté. Il nous requiert, et pourtant, dans cet écart même, nous ne sommes pas là. Nous nous absentons.
C’est le temps de l’écriture. Le juste avant, le juste après, l’entrebâillement du temps. Le passage entre deux dangers, entre deux catastrophes. Il n’y a pas de nom pour ce passage. Pas de nom pour cet espace de temps. Le monde défusionne. Il se sépare. Ce trou dans la langue, ce manque à dire permet à l’écriture de passer. C’est le temps du surgissement. Le coin dans le bois qu’il déchire.
L’écriture nous vient de cette désynchronisation des sens, du défaut de la langue pour nommer ce temps singulier. Quelque chose est à dire. Nous ne savons pas quel mot convient, alors on tente de les dire tous. Il y a un espace pour réordonner l’univers : c’est ce temps chaotique, silencieux, stupéfiant, toujours entre deux désastres.

Franck

2 avril 2017

- 11 - Trébuchement...

Trébuchement. Avec le sursaut pour éviter la chute. Rien du poème n’est prémédité. Quelle que soit la constance mise à la table d’écriture, quelle que soit la patience, le travail. Rien du poème n’est prémédité. Il y a toujours un trébuchement, un sursaut, une contorsion de la parole pour éviter la mort. Encore un peu. Juste un peu. La métaphore ouvre sa corole pour récupérer dans sa vasque les mots dans leurs déroutes. On se croirait sauvé. Pourtant, on se trompe. Mais c’est la seule chose que l’on sait faire. Le poème nait d’un échec.
Au commencement était la perte. Après ce fut le manque. L’attente. Écrire, c’était tenter d’échapper à la perte, au manque, à l’attente, y échapper tout en y revenant toujours. L’écriture reste mon seul présent encombré. La possibilité d’une présence à soi-même. Un évènement imprévisible. Advenir, là, dans cet instant, qui ne vient jamais.

Franck.

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