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J'irai marcher par-delà les nuages
18 mars 2018

Lettre N° 25 - Nous n'aimons pas les prières...

Mon Amour,

Souvent nous nous le répétons, par malice, par défi, nous n’aimons pas les prières. Pourtant nous prions. Et cela réveille la colère des dieux. Parce que celui qui écrit prie. À genoux dans sa voix, joignant les mains de la parole. À genoux dans sa voix, dans l’ombre glacée du monde. Écrire c’est une prière qui n’a pas d’adresse, pas de lieux où arriver. La perte est son horizon, la défaite sa résurrection.
Tu le sais, écrire est un danger pour nous. Avons-nous vraiment le choix ?
Nous n’aimons pas les prières, pourtant nous prions. Blottis dans le manque, passant d’un silence à l’autre, d’une absence à l’autre. C’est le chant inaudible du temps qui agonise dans la lumière. Nos prières d’écriture ne vont pas aux dieux. Elles vont comme l’eau. De débordement en débordement. Elles vont comme l’eau qui s’offre aux créatures. Du lait aux vivants. Le lait du vivant.
Elles vont comme l’eau, d’effacement en effacement. Inventant l’abondance de cette faillite perpétuelle. La voix de nos prières est une voix égarée, qui ne sait pas son chemin, qui s’éparpille dans les couloirs des jours, qui prolonge l’attente d’une attente toujours neuve.
Nous n’aimons pas les prières, pourtant nous prions puisque c’est la forme dévastée de l’amour, sa face bouleversée qui attend un baiser. Une miséricorde.

Nous nous blessons souvent, toi et moi, sur les bords tranchants du poème, à ravauder les déchirures du ciel, à tenter de réconcilier les deux infinis, mais qu’importe. Puisque nos prières d’écriture servent de festins de lumière aux étoiles. Puisque chaque jour la mer invente de grands à-plats blancs d’écume, les grands à-plats blancs des pages à venir.

Alors qu’importe si mes prières païennes épuisent mon sang, je passe d’une ombre à l’autre, d’un silence à l’autre, comme un soleil à l’aplomb du désir, oscillant d’un mouvement lent, majestueux, entre l’extase, la désespérance, entre ton visage et les miroirs en deuil.
Qu’importe mon amour, je suis à genoux dans ma voix, dans la crypte de ta passion. Je suis semailles dans le creux de ta chair, illuminé par ton seul regard. Simplement brûlé par l’attente. Simplement bénit par ton souffle.
Récompensé et maudit. Radieux et misérable. Crucifié entre ma pesanteur et ta grâce.

Franck.

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25 mars 2018

Lettre N° 33 - Intime...

 

Mon Amour,

Il y a des lieux, des géographies. Des destinations. Plus tard, bien plus tard, il a des achèvements.
La pensée, le rêve, se nourrissent d’espace large, d’illimité, de démesuré. Mais l’intime s’édifie dans le grave. Dans les lieux clos du grave. Les îles. Les oasis. Les feux de bois. Les éclairages tremblants. Les chandelles vacillantes.
Lieux du grave, de l’intime. Du début, et de la fin.
L’espace intime fait un trou dans le réel. Comme si la continuité du temps s’effaçait soudain. Un trou. Une crevasse. Une blessure délicieuse. Un chavirement.
L’intime. Ce n’est pas le rapprochement de deux êtres. L’intime c’est bien la disparition de deux astres dans un trou du temps et de l’espace. L’intime. Le réel se détache, s’arrache.

Ce dimanche-là, tu le portais en toi, et tu me l’as offert. L’intime. Simplement. Car je sais que je l’avais toujours désiré ainsi. Homme en guerre, tu me tendais la paix. Je la voulais  tant cette paix. Face à face, dans un autre monde.
L’intime est une disparition.
Alors tu m’as guidé dans ce lieu de la terre, unique, terrible, et béni. Liturgique. Un vortex de l’âme. La disparation des écorces. Le lieu du sang aux tempes. Du battement lent du cœur. De la respiration commune. Il existe d’étranges magies. De fabuleuses géographies.
Nos visages se sont penchés. Nos visages ont dessiné un pays, nos voix en furent la première tribu. Tu fabriquais du secret, juste pour me le dévoiler. Tu inventais du mystère, juste pour le bonheur de me le révéler. Comme si l’aveu était la chose la plus douce.
L’intime est le lieu des enfants et des mourants, c’est pour cela que les amoureux s’y glissent avec tant de jubilation. Ils en ont la clé. Ils en ont l’instinct. Lieu des débuts, et lieu des fins. L’intime est une île dans une mer intérieure. Un silence au centre de l’océan. Une folie convoitée.
Comme si l’espace s’agrandissait de notre seule disparition, de notre abandon, de cette divagation somptueuse.
L’intime se pose sur l’ombre de la voix pour parler une langue inconnue. Ainsi les mots de l’intime n’ont pas de sens, ils n’ont qu’une lumière fragile à transmettre. Le murmure balbutie d’étranges litanies. Alors ta voix se faufile dans les couloirs sombres du temps.
L’intime ce n’est pas le contact. Ce n’est pas la peau sur la peau. L’intime c’est un vide magnifique qui absorbe en un instant toutes nos défaites. C’est la distance la plus petite dans l’étendue la plus vaste. Un infini décomposé sur la bouche du temps.
L’intime c’est nos deux corps l’un vers l’autre, avec cette chaleur d’été au cœur du printemps. Cette vie qui suinte à la suture du jour, avec tes lèvres posées sur la couture de nos heures partagées.
Et cette trace rouge et bleue et blanche…
Ce tremblement de nos chairs…

Franck.

15 juillet 2018

Lettre N° 22 - Jardinier d'infini...

Mon Amour,

T’écrire c'est déjà marcher vers toi…
Tu as dit : « Il faudra que nous nous écrivions… »
«  Si nous voulons survivre à nous-même, il nous faudra nous écrire, échanger nos voix, approfondir nos chairs, prolonger nos caresses… »

Je t’écris dans une sorte d’ivresse
Te dire que
pour toi je veux labourer la terre du ciel avec ce glaive de cristal capturé aux rayons scintillants d'une étoile.
J’y veux semer des perles de printemps
et creuser l'écorce inquiète des jours pour faire issir de chaque désir des essaims de cerisiers fleuris.
Pour toi je veux puiser au puits de mon sang dans cet étrange étranglement de ténèbres.
et affronter les pentes vertigineuses des ravins de la nuit,
Je veux dix fois traverser l'échancrure du néant,
cent fois prier aux entrailles du temps,
mille fois bénir la grâce tournoyante des galaxies.
Je veux me faire mage pour guetter ta venue dans les desseins des cieux.
Et labourer l'immense cosmos, et arracher inlassablement les racines fibreuses de tes cauchemars, déchiqueter sans trêve les ronciers du soupçon.
Et pousser les murs de l'horizon pour te faire de la place,
attiser les aurores pour réchauffer ton cœur,
Je veux tisser la grand-voile des nuées pour habiller la nudité de tes rêves,
et trembler de tes frémissements.
Je veux charger des montagnes de mots dans le char de la Grande Ourse pour verser, au matin, sur les bourgeons galactiques cette pluie fine de lueurs de hasards dérobée aux velours de la nuit.
Dans le champ des abîmes, je veux incendier les brumes pour guérir tes détresses et leurs cortèges d'ombres neigeuses.
Pour étancher ta soif je recueillerai l'écume laiteuse d'un astre neuf,
tresserai dans les spirales étincelantes des comètes une couronne divine pour parer ton front haut,
Et d'un seul baiser sur la fêlure vulnérable de tes lèvres immobiles je déposerai le souffle incandescent du firmament.

Je veux l'impossible, surtout l'impossible, pour me croire délivré des terreurs du déclin.

Alors, épuisé, foudroyé par la chaotique et bourdonnante espérance je m’allongerai au pied des grandes meules de l'univers, sur ce tapis de brindilles claires, sur ces lambeaux de silences oubliés par le temps.
Voilà ce que je ferai sous le voile de ton sommeil, de ma parole la plus blanche au cœur de ma nuit la plus noire.

Je serai jardinier d'infini, je labourerai le ciel pour qu'enfin germe cet unique diamant lunaire : une fleur de braise, pour toi mon amour.
Plus brillante que les flammes jaillissantes en chapelet des orgues de l'espace…

Il faut redire les choses à l’infini, comme des litanies, ou des mantras impossibles. On ne dit jamais assez qu’on aime. Je t’aime mon unique.
Ces mots, mon amour, t’appartiennent. Ils sont plus que des mots, ils sont des graines. Rassemble-les dans le creux de ta main et jette-les dans ta terre la plus secrète.
Tes rires apporteront la rosée nécessaire à notre abondance.

Franck

5 août 2018

Lettre N° 3 - Ouvre les yeux...

Mon Amour,

Plus nous nous voyons, plus nos baisers métamorphosent nos promesses. Celles que l’on n’ose pas prononcer, celles qu’on espère pourtant. Les animaux blessés sont craintifs.
Mon amour, il nous faut bien réinventer l’acte. Redéployer nos corps dans leurs chairs. Il nous faut bien oublier, effacer toute la mémoire, et tous les gestes vains, si peu secourables. Réinventer la présence. Réinventer le lieu, le souffle, la pénombre, l’horizon. Avec les astres qui le défient. 

Se retirer définitivement de soi.
Sans force, sans faiblesse. Revenir à l’unique. À cette chose première. À cette chose dernière. Se préparer à toucher les deux extrêmes de la joie et de la douleur. À condenser chaque respiration dans le ralentissement du temps, à condenser le désir en lenteur pure.
Car chaque caresse devra atteindre la profondeur des océans, chaque soupir devra porter un peu plus loin la soif. C’est le temps, mon amour, des corps nus. C’est le temps des grandes moussons, et de nos pertes souveraines.

Le temps est venu d’accueillir mes étreintes, quelles te rendent ta substance, te rendent à tes premiers tremblements. Que mes baisers te lavent de tous les baisers déjà donnés, ou pris, ou volés, ou arrachés, ou déterrés.

Je te veux nue comme tu ne l’as jamais été.
Pas ouverte, pas éventrée. Non. Nue. Pudiquement nue, et droite, et fière, et digne, et immensément forte, et immensément nue. Que vaudraient mes baisers parmi tous les baisers passés, que vaudrait mon offrande, à toi qui fus dérobée.  Que vaudrait la pureté de mon regard sur ta chair trop souvent désolée. Que valent mes serments, pour toi qui fus si profondément trahie.
Comment réinventer la nudité pour toi qui fus si souvent dénudée.
Comment te dire ou te tendre mon désir, à toi qui fus si souvent désirée.
Comment avancer une caresse, toi qui fus tant caressée, si mal caressée.
Comment faire du nouveau avec toutes ces larmes anciennes, ces plaintes, ces gémissements.

Alors, ferme les yeux. Apprends mon silence. Laisse-le glisser sur ta peau. Laisse-le couvrir ta poitrine, s’arrondir sur ton ventre. Laisse-le glisser dans tes chairs. Apprends mon souffle sur ton cou, sur tes cuisses, sur tes reins, laisse-le courir au profond de ta vie, au bord de tes eaux…

Ferme les yeux, pour apprendre ma bouche, mes lèvres ; souviens-toi de chaque temps de la caresse, comme un piano se souvient des notes qui l’on fait sonner. Laisse venir ta peau à mes doigts, vague après vague, plaisir après plaisir, attente après attente. Comme une tentation longtemps refusée. Creuse, frémis, comme ces eaux des grands lacs qui s’irisent, se rident, se plissent, lorsque les vents du nord les pénètrent.

Ferme les yeux, respire ma clameur et la grâce d’un instant qui ne pourra pas finir. Gonfle ta chair de ma confiance. Devine ce mouvement qui t’enlace et t’espère, entends le froissement de nos murmures qui nous ajustent.
Sois le mouvement même de mon appel.
Sois la réponse à ma main qui t’interroge. Agrandis l’ombre de ton mystère pour le brûler de sa propre révélation.
Sois le corps avant le corps, la chair avant la chair, sois la source miraculeuse, sois l’amour de mon amour. Sois cathédrale, alors je serais prières. Pèlerin.

Ferme les yeux comme si tout était advenu. Comme si tout était là, enfin, dans cet espace clôt et pourtant sans borne. Comme si tout était là, dans l’espace incendié de mes doigts sur tes seins, de l’espace océan de mon ventre sur ton ventre. Comme si le feu naissait du mélange de nos eaux lustrales. Déploie ton corps, accepte la forme de mon vertige, de ma folie, de mon appel, de mon cri. Fais-moi naître maintenant, puisque j’accepte de mourir maintenant.

Ferme les yeux, guide-moi vers toi. Apprivoise mon geste. Donne-lui l’élan de ta joie. Donne-lui la direction de ton étoile, de ton ciel. Non je ne pleure pas. Non, il ne faut pas pleurer, ou alors si peu, comme une neige de novembre.
Défais-moi du froid glacé de mon enfance, défais-moi des pluies, défais-moi de tous ces jours où je t’ai attendu, de tous ces jours de peur, de mélancolie. Défais-toi de tous ces regards qui t’ont percé, de tous ces mots qui t’ont souvent souillé. Défais-toi de ton nom. Défais-toi de tous ces lambeaux de cauchemars.

Ferme les yeux, défais-toi, comme moi je suis défait.
Ferme les yeux, accepte que je puisse être ton offrande. Sacre-moi du bout de tes doigts. Accepte que nos corps puissent parler plus que nos mots. Deux corps dans le mouvement simple de leur vie, deux corps avant le dernier saut, avant l’envol, dans leur seule présence dépouillée.
Laisse-moi remonter les grands fleuves de tes jambes.
Laisse-moi rejoindre l’estuaire au plus haut de tes cuisses.
Laisse-moi brasser tes eaux et pousser dans tes chairs d’interminables mascarets.
Laisse-moi être au plus près de l’écume, accepte l’enlianement de nos membres, l’infinie pesanteur du sang qui ralentit, l’infinie douceur de l’abandon consenti.

Ferme les yeux, sens les astres te tirer par les épaules, laisse la terre remonter dans tes os. Respire ce temps d’avant, laisse-le entrer lentement dans tous tes soupirs, laisse la fièvre agir, accepte que la torpeur éclatante brise nos chaînes.
Mon amour c’est le temps où les chairs se traversent en remontant les sentiers du désir d’un pas sûr et conquérant.

Ouvre les yeux mon amour, c’est l’heure de cueillir la fleur sanglante de nos âmes tremblantes.

Franck.

18 août 2018

Lettre N° 36 - La chambre d’écriture…

Mon Amour,

J’ai profondément été ému de nos instants partagés hier. À l’abri de la chaleur trop intense, à l’ombre des persiennes closes, dans cette chambre qui ne sait plus se passer de toi. J’ai aimé ton doux entêtement à vouloir parfaire l’instant, à t’appliquer à polir chaque geste, chaque parole. Féline et douce et tendre comme si le bonheur devait être surpris, presque saisi au vol, débusqué ou démasqué. Tout semblait si léger, si proche de l’évidence, la moiteur de nos corps, nos murmures et les bruits de la ville qui nous parvenaient parfois portés par quelque rafale de vent.
Aujourd’hui, cette même chambre devient ma chambre d’écriture. Je sens ta présence. Tu as laissé quelques affaires. J’aime infiniment le désordre que tu crées, en fait, ce n’est pas vraiment du désordre ce sont juste des traces, d’infimes empreintes, une autre forme de ta grâce et de ton élégance.
La chambre d’écriture est lieu de nos rencontres. Lieu de pénombre. Tu ne marches pas. Tu glisses. T’appuyant sur l’ourlet des silences. Avec des gestes mesurés. Lente. Comme au ralenti. Prise dans le temps de la langue. Tu es vêtue de chuchotements si légers qu’en transparence ta parole s’y dévoile dans une nudité innocente, et simple.
Tu sais, j’aime cet instant où tu pénètres le texte sans précipitation, comme soulagée, adoucie. Ta voix enroulée à ma voix. Revenir au texte c’est revenir à toi. Car chaque mot est gorgé de ta chair. Du mystère de ta chair.
La chambre d’écriture est le lieu de tes baisers, ils ont le goût d’une eau de source ; clairs, décisifs. Ils amènent la brûlure et l’apaisement de la brûlure, comme ces mots longtemps attendus, qui se révèlent brutalement, raclant les entrailles du texte.
La chambre d’écriture est le lieu de nos caresses. Ta peau épouse ma peau, comme tes mots répondent aux miens. Ton ventre s’inscrit sur mon ventre. L’effleurement des phrases. La résonance des sons. Le frottement. Le frôlement. La chambre d’écriture est le lieu de ton cri ajouté à mon cri. Des aurores de rémission.
La chambre d’écriture est le lieu qui déborde ta pudeur. J’aime cette pudeur submergée, saturée de désir. Le texte s’enfonce un peu plus dans l’abandon qu’il te réclame. Tu n’es ni docile ni rétive, tu déploies une fraîcheur primitive, sage, infiniment fragile.
Je pose chaque mot sur tes lèvres pour que tu leur donnes ton souffle dans l’éclat d’un murmure.
Écrire et t’aimer, c’est la même chose, c’est enraciner la parole au cœur d’un silence partagé.
Écrire et t’aimer, c’est recomposer un ciel, c’est chanter ce ciel mieux qu’une prière.

La chambre d’écriture est le lieu de l’attente déshabillé de l’attente. Sur ta peau blanchie, j’écris en lettres rouges tes soupirs, ta joie, tes larmes, et mes larmes. J’écris l’espace renouvelé de nos ravissements, ce frisson étrange de la lumière, ce tremblement singulier, lorsque le grave à l’extase se mêle.

Franck.

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2 septembre 2018

Lettres N° 159 - Trou…

Mon amour,

Il faut le constater, quelque chose se défait. Je n’ose pas compter les jours depuis ta dernière venue ici. Tes lettres aussi me manquent. Ce soir nous nous retrouvons à notre endroit habituel. Pour nous dire quoi ? Je n’ai pas dormi. J’ai voulu renouveler le geste d’écrire. Continuer le pacte. Que nous arrive-t-il ?
Ce soir je te mettrais cette lettre. Tu ne la liras pas. Tu la glisseras dans ton sac, pour plus tard. Peut-être me donneras-tu ta lettre ? Peut-être que nos mots écrits, désavoueront nos paroles, nos gestes, peut-être qu’ils seront dans le contretemps, le contre-chant ?
Ce soir il nous faudra éviter le mélodrame. Je le sais. Je m’y prépare. Que pouvons-nous sauver ? Que voulons-nous sauver ? Nos démons nous rattrapent. Ils galopent dans nos veines. La dernière fois ton regard portait d’autres horizons, d’autres couleurs. Tes baisers avaient le goût des reproches, la saveur des distances.
Mes lettres sont devenues orphelines.

Puisque nous sommes sans rive aucune paix ne nous consolera. L’attente est encore une façon d’être avec toi. Mais c’est un trou. Un peu comme un caveau dans le cœur. Notre cœur est un cimetière abandonné. Immense comme les champs de bataille, avec leurs brumes pâles, avec leurs petits matins dévastés, égarés. Le jour trahi toujours la nuit.

Je me souviens, c’était il y a longtemps, je me souviens du désert.
Il y a un instant particulier dans le désert lorsque le jour paraît. Bien avant le soleil, il y a cette blancheur fade avec l’immensité qui se dévoile peu à peu. Cet instant appartient à la mort. À la folie. Au désespoir. Je jour n’est pas encore le jour, dans ces instants plus rien ne tient, plus rien ne vaut. La nuit du désert est sans horizon, l’œil s’accroche au ciel, c’est suffisant. À l’instant du jour, l’horizon est sans fin, la solitude est accablante. Menaçante. C’est un trou dans le jour. Cela dure très peu de temps, mais cela revient tous les matins, comme si tous les matins il fallait renouveler ses vœux, son acquiescement. La traversée d’un cimetière abandonné fracassé de silence. Un désert de présences disparues. C’est la mélancolie qui nous sert de vaisseau pour ces traversées au point du jour. Ainsi va mon amour. De matin en matin, de perte en perte.

Aimer, c’est commencer à se séparer. C’est marcher vers un trou. Un trou de vie.
On est perdu. Depuis la nuit ancestrale, on est perdu. Aimer c’est retrouver cette perte primordiale en croyant la dépasser. Aimer, c’est déjà dire adieux. La mélancolie nous garde en vie.
Il y a un moment où la parole meurt par anticipation. Elle est sans but, sans destination, elle est simplement la mort qui rôde, la marque de notre exil. Elle est un silence qui se ment à lui-même. Elle tombe dans l’entre-deux. Le vide irréconciliable, puisque nous sommes sans rive.

Le « sans réponse » occupe une place infinie en soi. Et nos paroles qui ne sont pas entendues s’élargissent comme un grand lac noir. L’autre, qui me tait, occupe toute la place. Chez moi, il est chez lui. Les dieux le savent, eux qui ne répondent jamais. Moins ils répondent, plus ils sont présents.
Entre ta voix et le silence il y a un trou. C’est un abîme. J’y trébuche souvent. L’amour y fait son lit.
Entre ta voix et le silence il y a un trou.

Ainsi mon amour. Entre mes doigts et ta peau, il y a un trou. Des constellations s’y glissent.
Je t’ai confié à ma voix pour ne pas te perdre.
Tu m’as ancré dans ton silence pour ne pas me perdre.
Comme si les naufrages n’existaient pas.
Nous sommes sans rives. Insaisissables. Inaccessible à nous-mêmes. L’aimé défini notre pays. De même que notre exil définitif. La seule chose que je sais de moi, c’est toi.
Je t’ai confié à ma voix pour m’ouvrir en deux. Pour franchir un abîme.
Pour nous faire un lieu, où le dénudement ne serait pas la nudité.
Aimer c’est désunir le silence.
C’est dénouer le temps.
C’est la voix du cri sans le cri.

Franck.

9 septembre 2018

Lettre N° 85 – Le silence des amants…

Mon Amour,

Ce matin je pensais à nouveau à ces instants où nous restions silencieux. Dans cette petite maison. L’hiver. Avec simplement le feu qui crépite. Te souviens-tu ? Les lentes après-midi. Patientes. Sereine. Chacun en soi, chacun en l’autre. En même temps. Avec parfois un regard échangé pour s’assurer de l’épaisseur des heures. Éprouver la présence. L’éclat de ton œil. Ton sourire.
Nos gestes se ralentissaient. S’adoucissaient. Les moindres mouvements devenaient concentrés, appliqués, aggravés. Parfois la lecture du livre s’approfondissait. Le feu accompagnait notre respiration. Andante. Les heures se lovaient dans de grands coquillages moelleux. Interminables spirales de ces instants où nous restions silencieux. Instants de velours pourpres. Lent affaissement. Avec seulement le phrasé de nos regards. Infiniment proches. Infiniment seuls. Infiniment souverains. Deux îles d’un même océan. Même dérive dans la saison des lenteurs ou des ombres amicales. Instants défaits de toute attente, dénoués de toute fièvre, déliés de tout enjeu. Le fil de soie des siècles brodait des heures lumineuses sur la dentelle de nos mystères. Je me souviens de cet hiver, je me souviens de la neige, je me souviens de ces instants où nous restions muets, je me souviens de ta peau blanche, de tes yeux baissés sur ton livre de poésie, de la lenteur de tes gestes pour tourner les pages, du froissement de tulle de ton visage lorsque ta rêverie trébuchait, que tu la relançais un peu plus loin, à peine un peu plus fort, comme une mère qui accompagne les premiers pas de l’enfant. Transparence vacillante de la lumière d’hiver, souffle lent d’un voyage à travers nos temps mélangés. Hors de soi, loin de soi, en soi pourtant. Sans langage pour le dire. Sans langage pour nous dire. Uniquement nos respirations pour le vivre. Le prolonger. Temps débordé de nous-mêmes. Offert. Accueilli. Temps des marges, en dehors de nos chronologies. Nous étions comme survivants de nous-mêmes. Éternels dans ce temps suspendu, à l’arrière des mondes connus, devant nos vies décomposées. Ignorants de tout, sauf de ce temps incrusté dans le silence. Instants sans mémoires, infiniment dépourvus. Même de l’écho. Même de la menace. Même de nos chairs. Même de nos sexes.
Instants tenus dans l’équilibre d’un songe. Tendus entre les rives d’un océan étrange, à la fois immense et tellement étroit. Familier. Bienveillant. Chaud.
Fragile.
Il y a un moment où le silence se nourrit de lui-même, il s’encourage. Il vit. Il veut vivre plus. Il s’additionne. Alors il appuie un peu plus fort sur les yeux, sur les poumons. Il se recroqueville au fond de la gorge. Il se met à vibrer pour éprouver nos faiblesses, nos chemins, nos désirs, notre jouissance. Temps du silence où la mort est douce. Parce que nous avons quitté les lieux, le temps des horloges, quitté les malentendus. Car le silence n’est pas l’absence de bruit, ou de mots, le silence est un surcroît, la saturation de l’existence singulière, l’extrême tension de la signification. C’est entrer dans une cathédrale sur la pointe des pieds.

Le silence à deux ; l’hostie de nos eucharisties païennes, un peu comme un livre aux pages blanches qu’on aurait lu à deux. Au fur et à mesure des pages, le texte s’écrivait. L’histoire du monde ou des amants des neiges, texte océan, texte aux lenteurs cruelles et belles, texte étrange sans rime ni contour, sans ponctuation, une interminable litanie aux dialogues entrelacés, aux souffles entremêlés.
Il y a dans ce silence partagé, ce silence à deux, comme l’invention d’une danse. Le silence possède sa propre grâce, une élégance particulière qui appelle la miséricorde. Il vient pas à pas de l’arrière de nos vies pour nous débarrasser du poids de nos chairs, pour préciser l’exacte définition de notre présence ici. L’éclat de nos âmes. C’est pour cela que le silence est parfois douloureux. Comme l’amour, comme l’extase. L’extrême nudité de la parole. L’extrême passion du don, comme l’épiphanie des amants.

Franck.

23 septembre 2018

Lettre N° 145 – Une hémorragie…

Mon Amour,

Tu ne cesses de me parler du livre, malgré, en dépit, de nos cendres. Bien sûr, je comprends et ne peux m’empêcher de t’envier, comme si tu avais atteint la rive - l’autre côté. Ce lieu vital de la littérature. Extraire du temps de cet immense chaos, s’extraire du temps, pour d’autres temps, plus primitifs, plus infinis. Plus définitifs. Écrire nous fait passer du côté du sens. Je comprends à la lecture de tes mots ta nouvelle radicalité. Consentir c’est renoncer. J’ai toujours su que tu avais cette vocation de sainte laïque et orgueilleuse. Ton temps est venu. J’en éprouve la joie et le fracas. Tu me demandes comment échapper à la narration. Nous en avons déjà tellement parlé. Tu me redis ta révolte en face de cette captation du livre par la narration. Il n’y a pas d’histoires, mon amour, il n’y a jamais eu d’histoires, il n’y a que des frontières. Seules les frontières désignent ces lieux impossibles du temps et de l’espace. Le vrai lieu de la littérature. Lieu limite, temps limite, âme limite. Tu le sais il est impossible de définir ce qu’est la littérature, tout au plus pouvons-nous nous essayer à formuler ce qu’elle n’est pas. Et encore… ! Et la certitude qu’elle signifie la condition humaine : l’amour, la mort, le sens et la négation de l’amour, de la mort, et du sens. Je rajouterai l’élévation. Ne me demande pas d’expliquer. Élévation, ce qui entraîne l’âme hors de l’âme. Le feu, la brûlure.

Écrire nous a rapprochés, écrire désormais nous sépare. Nous le savions.
Tu nous as effacés. Pas un mot sur notre désastre.

Il y a dans l’amour la simplification d’une prière, un silence engourdi, un vertige immobile, comme un deuil lancinant, le sacrifice accablant d’un être inconnu en soi. Une mort sans mort d’une immense fatigue. Il y a dans l’amour, à l’ombre des fulgurances, la lenteur d’une fatalité.
Il y a dans l’amour l’instant du froid. L’hiver. Alors l’arbre aux fruits se glace, se fige. Le dénuement recouvre lentement la nudité. Il y a dans l’amour un point sans retour, sans arrivée, sans lieu…un point lourd, inhabitable, écrasant. La chair durcit, c’est l’hiver des caresses, les baisers sont cassants, la tendresse est un givre blanc sur nos entrailles pantelantes.
Au cœur de la grâce gît le poids des fautes, c’est ce qui lui donne sa densité, cet éclat incomparable.
Apprendre le silence. Le chemin le plus droit de l’amour. Le sentier droit et fleuri de l’amour.
Les mots ne disent rien, c’est pour cela que nous écrivons, pour être dans ce dépouillement de la langue, plus loin que le dépouillement de la chair.
L’amour, qui brûlé nous jette dans l’urgence, exige des réponses sans poser de questions. Des bûches en offrande aux flammes. La mort rôde toujours près des amants flamboyants. Elle attend son heure dans la lenteur des temps.
L’amour qui brûle est sans issue. Des cendres, des cendres dans bouche, dans le creux des mains. Des cendres dans le regard. De grandes plaines de cendres grises. Poussière de temps. La promesse est une porte ouverte sur l’enfer. L’amour qui brûle n’a plus de temps. Il brûle, c’est tout. Vivant, plus que vivant. Et les cendres. Mort, plus que mort.
Sang contre sang. Douleur contre douleur, même pour la fin nous devons tout additionner. Une autre façon d’aimer encore plus fort. L’au-delà a ses sentiers creux. Les chemins de croix sacrent aussi le printemps et l’amour.
L’amour qui brûle défie les dieux.
L’amour à vif ne laisse pas de souvenirs. Seulement des trous dans l’âme, des espaces d’où s’échappent des torrents de lumière. Une hémorragie.

Franck.

30 septembre 2018

Lettre N° 41 - Je suis la poussière...

Mon Amour,

Hier en nous quittant tu m’as laissé ce livre de Bousquet. Je ne sais si ton geste était chargé d’un mystère, d’une clé, d’une intention, d’un message. Le soir était là, j’ai commencé à lire. J’ai lu toute la nuit. Là, au moment où je t’écris, je suis encore dans la fascination, ensorcelé par la beauté. Faut-il voir un parallèle avec notre histoire ?
Nos lettres, nos rencontres font surgir des paradoxes. Ta poésie dit un autre discours que tes gestes, tes baisers, ton odeur. Un autre discours, pourtant c’est le même. Chacune de tes lettres est un surcroît de vie, de densité, d’incarnation. L’amour s’approfondit, s’aggrave.
« … nous n’avons été créés, rapprochés que pour éclairer nos visages avec la lumière de nos mots d’amour, et former, pour un instant, dans la triste lumière d’ici-bas, une flamme si pure que le ciel s’y puisse détourner de lui-même. Oui, on dirait que l’on a toute la vie pour rendre un instant capable d’absorber tous les autres. »*
Nous jouons avec le temps, c’est comme jouer avec le feu. Plus de temps dans les veines. Demain nous irons marcher sur le port, nous regarderons l’horizon des bateaux, l’écoulement des heures s’entrelacera avec la banalité des mots prononcés, nous parlerons sans doute de Bousquet, des Lettres à Poisson d’Or. Nous viendrons nous cacher ici pour nous retrouver dans l’échange des chairs.
L’amour appelle le silence, il efface les mots, les paroles, les écrits. L’amour ne peut être dit. Pourtant sans les mots quelque chose de l’amour nous échappe, nous tue peut-être.
« Je m’enfonce dans le souvenir d’une heure qui fut l’oubli du temps. J’épuise la volupté d’approfondir dans notre amour un vertige de solitude, une sorte d’exil rayonnant, pur comme une étoile. »*

Je suis la poussière et le sable,  tu es la semence du vent, et l'éclair.
Je suis naufragé,  tu te fais île. Je suis la soif,  tu te fais fruit. Je ne suis qu'une écorce, tu me  fais arbre.
Tu me sors des frontières des enfers, aux bords de ces abîmes, de ces archipels pourpres. Infatigable. Tu es cette lande amère offerte aux souvenirs, qu'une aurore veuve, squelettique incendie chaque jour. Chaque nuit.
Je suis pauvre, tu me donnes la démesure, la sérénité, et le soulagement de l'attente. Je suis le chaos, tu m’apprends la grâce, l'élégance du geste qui s'enroule sur l'ombre des heures. Je ne suis qu'un son dissonant, tu me montres l'octave, lorsque les notes s'épuisent et se faufilent dans les harmonies immaculées. Je ne suis qu'une écume pauvre en déroute, tu sais la tisser en dentelle de givre.
Tu souffles sur mes plaies dérisoires, oubliant tes humeurs, tes rumeurs, tes horreurs, tu souffles sur mes plaies vaines et frivoles avec la patiente douceur d'une mère attentive, avec cette complicité de sœur câline, la tendresse d'une femme amoureuse. La tendresse d'une flamme généreuse. Tu es la chair de mes os, et tes mains, la peau de mes rêves.
Je suis la poussière, le sable, tu es la lumière et l'étoile. Je suis misérable, tu me fais sentier, chemin, passage, pèlerin embrasé. Je suis taciturne, tu es ventre de délivrance d'aube. Je suis un puits sans fond, tu m’offres la chair de ta margelle, le chant de ta poulie, l'alliance de ta corde.
Je ne suis qu'un désert, tu me fais citadelle Je ne suis qu'une friche, tu me fais jardinier. Je ne suis que silence, tu me fais symphonie. Tu m'offres tes mots pour nourrir ma parole, puis tes incantations pour guider mes prières. Tu es cette voix fauve sarclée de ferveur exaltée, incandescente, étincelante. Tu es un orage, un tourbillon enluminé d'innocence égarée. Un royaume sans frontière.
Je suis la poussière et le sable, et ton vent souffle pour disperser mes cendres, alors je deviens nuage poussé par tes sortilèges. Je deviens un ciel de miséricorde traversé de lenteur blanche.
Un rêve de papier débarrassé des marges.

Franck.

* Lettres à Poisson d'Or : Joë BOUSQUET

14 octobre 2018

Lettre N° 118 – En silence, au matin…

Mon Amour,

Tu t’en doutes nos derniers échanges me désolent ; plus, me mortifient. Lorsque nous nous sommes séparés mercredi il y avait dans tes yeux un paysage nouveau. La journée avait pourtant été douce. Nos habituelles tendresses, nos paroles entremêlées de silence, la douceur de l’automne. Puis tes derniers mots, déposés comme une énigme : « Tous les chemins finissent, il n’existe pas de chemin infini. Ma route s’arrête là… sans doute… Il me faut inventer une suite… inventer mon désir à travers mes peurs… Tout me pousse vers toi, tout m’éloigne de toi, de nous… comment expliquer ça ? Comment le vivre ?... »
Un peu plus tard, comme si tu parlais à un autre toi, comme si tu suivais le fil d’une longue et silencieuse méditation : « Bien sûr le plaisir, bien sûr la jouissance… après, peut-être, la joie… mais avant l’instant de la joie, il y a la douleur. C’est ça la vraie question, le vrai chemin, l’autre chemin… la douleur à traverser… c’est absurde, mais c’est ainsi…c’est pour cela… l’écriture… le livre… »
Ta voix était si calme. Si loin déjà.
Ce matin en t’écrivant, je ne peux m’empêcher de penser à notre pacte d’écriture comme la plus grande de nos folies. Nos lettres qui s’entrecroisent, nos retrouvailles qui tissent avec les mots écrits une réalité si singulière.
Oui, une folie.
Au fond, l’écriture ramène toujours à soi et à soi seul, avec cet indicible paradoxe d’atteindre une vérité plus évidente, plus forte, plus affirmée et de dresser dans le même temps une distance plus grande, comme si l’éclairage amenait plus de nuit.
Le désir invente le monde, il n’a pas besoin d’être vrai ce monde, il a seulement besoin d’être désiré. Violemment désiré. Et ce désir est fait de nos chaos, de ce qui reste de nos défaites.
L’écriture désigne l’usure, elle en est le symptôme. Il faut que la vie échoue pour que la littérature commence. C’est banal, je sais. L’échec et la joie sont les deux faces de la même pièce.
Lorsque tu parlais, je te regardais, il me semblait que tu retournais à l’état sauvage. Ton animalité ressemblait à un feu de joie, brutale, entêtée, tyrannique, exigeante comme l’enfance. Tu étais si belle, si évidente à cet instant, comme si tu avais résolu tous les écarts.
Tu parlais le regard planté sur l’horizon, je te voyais de profil sur fond de ciel bleu. L’immense beauté de ton visage éclatait. J’en fus saisi. Il me sembla le découvrir pour la première fois. Je pense que c’est là que j’ai compris. Il y avait dans ta voix, dans ton regard fixé sur le large, une infinie sérénité et la trace des abîmes sans limites.

Au départ on est loin, on est dans l’inaccessible du temps et de l’espace. Mais les enfants savent d’instinct traverser les impossibles. Les âmes brûlées aussi.
Au départ on est loin, chacun dans sa parole, dans la maison de ses mots, au plus près de l’hémorragie qui épuise les jours, les heures. Au départ on est loin, chacun sur l’horizon de la langue, chacun au pied de son d’arc-en-ciel, chacun dans sa couleur.
On est loin, séparé par le ciel, et par cette arche irisée.
Au départ on est loin, mais les incantations se répondent, parce que les murmures s’opposent au vacarme du monde, parce que les cris révèlent les silences. Au départ on est loin, mais peu à peu des portes s’entrouvrent. Pour agrandir l’espace, juste entre la chair est l’os. Juste entre fracas et prières.
Après, mon amour, est arrivé le temps des chants, le temps des danses. Alors, nos musiques s’entrelacent, se nouent pour nous aider à gravir l’échelle des couleurs. Chacun, à son bout d’arc-en-ciel, cheminant vers l’autre sur le chemin de la langue, c’est le temps où la voix s’exalte de sa véhémence, de ses soleils, de ses éclairs. C’est le temps où les notes inventent la portée, où la cadence rythme les souvenirs, où l’espérance fleurit comme de larges bouquets, comme les grands cerisiers du printemps. C’est le temps océan, immense, grandiose qui berce nos embrasures, change les clameurs en louanges fruitées. C’est le temps des flammes, des voyages univers, des jardins célestes. C’est le temps des tendresses enfantines. Et la source des mots s’épanche vers l’affluent du cœur.
On est haut dans le ciel, si proche désormais qu’on pourrait se toucher. C’est le temps des soupirs, des apartés, c’est le temps des souffles. C’est le temps des secrets, du sang partagé, des silences que l’on s’offre dans nos mains que l’on tend.

C’est un temps éphémère, qui offense les dieux. C’est un temps majestueux, qu’il faudra redonner. Pour une heure enchantée, cent ans de misère. Pour un jour de délice, mil ans de repentir.
Au sommet des couleurs, nous nous sommes croisés. Au plus haut de cette arche de lumière, tendue entre nos deux étoiles. J’ai à peine eu le temps de caresser ton ombre, qu’un maléfice cruel a tissé sur nos lèvres un rictus forcé.
Dans un ciel de marbre durci par nos chagrins, s’éteint notre étoile,
en silence,
au matin.

Franck.

30 avril 2019

Lettre N° 175 - Pierres de rêves...

Mon amour,

 

Tu as pris tes distances. Et tes lettres sont de plus en plus rares. À chaque fois elles gagnent en lumière, en force. Ta détermination parfois me terrifie. Me désarme. Me console.
Déjà lors de ta dernière visite j’ai été frappé par la densité de ta présence. Je t’observais. Dans chacun de tes gestes, il y avait la trace d’un sommet vaincu. L’infime, le banal s’était chargé d’une sorte de gravité. Comme si tu cherchais à rendre intelligible et praticable l’instant présent. Il y avait sur ton visage quelque chose d’une attention minutieuse, presque précautionneuse. Tes mouvements avaient des yeux d’horizon, et le bleu des cimes.
Dans ta lettre ce matin : « Le monde, il faut bien le rendre habitable, acceptable. Il faut bien fabriquer une langue qui le dise, ce monde. Il faut bien charger les mots d’une lumière nouvelle, peut-être même d’un mystère inexploré, et leur donner la force d’affronter le néant, ou la vacuité, ou tout simplement la peur. »
Il me semble entendre ta voix prononcer ces mots. Ta voix me manque.
« La modernité des temps n’y change rien, la modernité des temps ne nourrira jamais l’âme, pas plus que les dieux ou les églises n’y ont réussi. Tu le sais, ma foi est sans dieu, puisqu’elle est défaite de tout, puisqu’elle n’est qu’un misérable feu de bois dans ma nuit, une chaleur tremblante dans le silence des cieux. »
………………………..

Chaque matin c’est comme si un ciel livide tombait face contre terre. Il faut relever le défi du jour nouveau. Soulever chaque temps du temps. Faire avec cette gravitation étrange et obscure.
J’aime frotter les heures, jusqu’à leur faire rendre l’âme. Qu’elles disent enfin ce qu’elles recèlent, ce qu’elles cachent au fond de leur ventre. Ce qui nous écorche à leur passage. La trace infime qu’elles laissent. Infime, mais si présente, mais si pesante. J’aime frotter le temps, avec l’illusion d’épuiser sa logique, avec cette prégnante impression de lent écrasement. 
Plus on le presse, plus il se tend, plus il se durcit. Une musicienne mélancolie monte, comme si elle sortait d’un gouffre. À mains nues, sur le granit, et ses écailles cristallines. C’est une terrible berceuse, sans sommeil au bout. Sans abandon. C’est une longue patience. Du temps sur du temps. Un os désossé, blanchi par l’érosion, la lame des chagrins, des renoncements, des démissions.
C’est à cet instant, cet instant minéral, que ton image apparaît. Sortie de la pierre, des tentacules de l’ennui, sortie de l’usure. Au bout du temps, il y a toi. Blottie dans la pierre de mes heures. Dans la matière lourde, imprégnée de silence, ta voix saisie par l’absence. Je polis ton corps de caresses, alors la rocaille s’amollit. Le temps s’efface, ta chair s’attendit. Tu sais, c’est un temps de folie, que ce ténébreux vouloir, que cette exténuation de la force des heures. Que cette divagation dans l’épaisseur de la mélancolie, que cet égarement, mais tu comprends, le temps sans toi, c’est un peu la mort qui s’invite à ma table. Je connais ma déraison, c’est la seule chose qui me reste. T’inventer au-delà de ta vie. Plus vivante, que la plus remarquable des vivantes. T’inventer. Grande icône de givre. Ta robe est défaite à tes pieds, j’agrandis l’ombre courbe de ton ventre d’un seul coup de pinceau. C’est une poésie silencieuse, cruelle. Une poésie douloureuse, presque immobile. J’arrondis ta hanche autour de quelques mots. Ma main est posée sur ton sein. C’est une image sainte. Muette. Mon geste est pris dans une raideur grave. Ta nudité est si précieuse. Je creuse un peu plus le silence à l’endroit sacré où ta chair s’ourle, se replie et se déploie à la fois. L’ivoire des mots s’enroule autour de ta cuisse vénérable, frôle, enlace, comme les plumes sur l’aile d’un grand cygne. Ta jambe, ta cuisse, chandelle couronnée par l’orgueilleuse cambrure de tes reins. Je hisse mes mots en remontant ton corps, ils tracent des douceurs de soie, dénouent d’incertaines nébuleuses. Ton cou, ta nuque, lignes de chair lyriques. Je déroule sans fin le fil de ta peau onctueuse. Ton ventre, tes seins, ta gorge. J’aime frotter les heures jusqu’à leur faire rendre l’âme. Pour qu’elles me parlent de toi, qui gis dans leurs entrailles. Bien après l’absence. Bien après l’oubli. Lorsque je parviens à traverser ces jours de pierre, quand à force d’entêtement, la réalité se troue en son centre, même le rocher se lamente ; il se rend à l’évidence de ta présence vivante. Vivante mon amour.
Mon amour, c’est une poésie douloureuse. Je rampe sous chaque mot, pour que leurs ferrailles ne me déchirent pas le cœur. Mon amour, avancer dans ces jours sans toi, c’est frotter le temps à mains nues, jusqu’à l’incendie, jusqu’à l’embrasement du soir. Jusqu’à ce que ton sang palpite et m’éclabousse.

Chaque soir c’est comme si un ciel agonisait dans un râle rouge, un râle barbare, c’est le temps d’abandon, le temps des floraisons mortelles, des romances épuisées sur des cercueils de pierre.

Franck

4 novembre 2018

Lettre N° 171 – La vitre du silence…

Mon Amour,

Tes lettres n’arrivent plus. Je ne m’y résous pas. Je t’imagine à ta table d’écriture. Je t’imagine appliquée, patiente, tenace. Perdue dans l’océan du livre.
Je continue notre correspondance. Je renouvelle notre pacte.
Nous écrivons pour déchirer le voile qui nous sépare de la vie brûlante. Depuis que le diagnostic est tombé, la maladie m’agite d’une sorte d’urgence. Désormais ton absence, me ramène au poids de chaque heure, à la lenteur du silence. La maladie est devenue mon horizon, je suis comme un soldat qui fixerait la ligne de front avant la bataille. Alors t’écrire me donne la force. La force, je ne sais pas si c’est le mot qui convient.
Hier, j’ai cueilli cette phrase dans le dernier Bobin, « Le simple capture l’infini. »*, depuis des années je lis pour trouver de telles phrases, évidentes, définitives. Elles ne payent pas de mines, mais lorsqu’elles nous arrivent on ressent le poids d’une vie, et la légèreté d’un moineau qui s’ébroue dans une flaque d’eau de pluie. Plus loin, toujours Bobin, « La grâce est le fruit de milliers d’effacements. »*. Je commence à m’effacer, c’est un sentiment troublant. Quant à la grâce, ce mot me rapproche de toi, je n’oublie pas que tu m’en as fait cadeau. Je ne peux le voir écrit, ou le prononcer sans que ton visage apparaisse. J’en pressens toujours le mystère. C’est un mot sans définition, pourtant quelque chose en nous résonne lorsqu’on l’entend.
…………….
Quel visage, quelle voix serait secourable ? Quelle parole saurait défaire les nœuds qui nouent ma gorge désormais ?

La mélancolie est un cadeau des dieux. Il n’y a qu’un dieu pour nous vouloir si crucifiés. La mélancolie est la longue disgrâce des jours, avec son invincible élan vers le bas. Une extase sombre. Ombreuse. Ce sentiment de chute infinie et d’écrasement.
Pesanteur. Épaisseur du sang, qui racle les chairs. Épaisseur des mouvements dans l’épaisseur de l’air. Fleuve de boue.
Avec ces fulgurances qui hantent mes silences. Ce si peu de lumière dans cette nuit si intense. Et les cendres ardentes de ta voix dans mes veines.
Et ton visage nu.

Tu as renversé tous les miroirs. Posé tes doigts sur tes lèvres. Et des incendies ravagent ton visage effaré de nuit. Tu détournes ta solitude des rayons du soleil. Patiemment tu déploies ta tendre absence en direction du ciel.
Peintre, tu as su donner des couleurs d’arc-en-ciel au manque.
Musicienne, tu es un murmure qui retient la lumière.
Danseuse, tu es un pas de danse dans la langue. Un pas de deux sur le fil invisible de l’inachevé. Derrière ta fenêtre tu regardes la chute des anges, l’avalanche de beauté qui les précède. Tu attends. Sans attendre vraiment. Tu attends délivrée des peurs, de l’ennui, car l’attente est le lieu de l’amour, son église, alors tu t’y donnes comme une enfant terrible se donne au vent, aux embruns. Éperdument.
Sur la vitre tes doigts dessinent la ligne de fuite du temps et les arabesques du désir. Tu attends. Dans l’ombre d’un long silence tu effaces patiemment la trace de nos souvenirs. Tu attends. L’aube abondante derrière nos ruines. Tu habites un lent chagrin comme si tu habitais une île, ouverte à tous les vents, juste protégée par la vitre. Sur laquelle ma main ridée a laissé l’empreinte d’un printemps miraculeux. La brume impalpable d’un naufrage.

Franck.

* : Christin BOBIN : La nuit du coeur

25 novembre 2018

Lettre N° 48 – Le début de la folie…

Mon Amour,

Que répondre à tes questions ?
Ma solitude fut celle de ma mère. Ma mélancolie fut ma façon de l’aimer dans le retrait d’un silence brûlant et pudique.
Puis elle est morte, j’avais dix-sept ans. Je suis resté là, avec cet étrange héritage. Peut-être avec une sorte de colère, ou de tristesse, ou les deux. Les derniers mots qu’elle m’adressa lorsqu’elle fut au bout de son agonie : « Pardonne-moi… ! », des mots en forme d’énigme, que je n’ai jamais pu élucider avec certitude.
Mes passions sont restées ombreuses, incandescentes, mais ombreuses, avec ce voile de tulle noir, comme un deuil jamais fait, toujours reporté.
Ce voile que d’un seul regard tu as su effacer. Depuis toi, j’ai le cœur à vif, protégé d’aucune peau, d’aucune chair. C’est infiniment troublant.
Nous avons inventé deux temporalités. Celle de la réalité et celle de notre correspondance. Nous vivons des temps singuliers, empreints de mystères, nous écrire semble sublimer chaque jour et augmenter nos âmes de densités nouvelles.
…………..

Ce matin je t'ai vu dans les replis d'un nuage froissé par la brise
Ce matin un soleil effrayé éparpille sa lumière dans l'ombre agitée et inquiète des saules.
Je t'ai vu.
Ce matin, le matin se souvient d'une lune de sang sur la peau blême de la mémoire, et des rossignols de feu répercutent les plaintes de la nuit qui s'afflige.
Ce matin je t'ai vu.
Au hasard d'une aurore dérivante, je t'ai vu.
La cruauté du jour fige un vertige,
la vie manque à la vie,
ton jour manque à mon jour.
Sur les mots alignés du poème, sur le noir des silences un voile de rosée limpide est tombé.
Ce matin je t'ai vu comme un ange aux pétales chiffonnés par une Vénus fière, et triste.
Je t'ai vu comme un ange qui se balance dans les couleurs blessées du jour, grand lys blanc qui effleure ma phrase d'un souffle frais.
Ce matin je t'ai vu dans les reflets bleutés d'un papillon crucifié par l'éclat noir des restes de cette nuit.
Une nuit d'encre amère et monotone.
Je t'ai vu dans ce rêve lancinant, princesse inassouvie, fulgurante, ardente, prête à t'envoler sur l'aile d'un soupir.
Je t'ai vu, et j'ai senti en moi une barque chavirante alourdie de trop de chair morte.
Je suis comme un dieu taciturne et sombre sur le seuil du jour, immobile, délabré par cette indéchiffrable écorchure cristalline.
Suture obscure.
Et toi séraphin d'organdi nacré, divine souveraine, tu flottes irréelle et pure au plus haut d'une forteresse crénelée.
Future brûlure.
De la cassure du jour suinte une sorte de brume vaporeuse, une pluie, et quelques mots, et une belle présence.
Ce matin je t'ai vu, et j'aurais voulu briser les rayons de ce soleil impudique.
Je regarde le lit défait des mots où le corps de la parole épuisée par trop de lassitude déborde d'un songe défiguré.
Avec obstination j'invente ton visage. C'est une folie muette.
Infinie.
Ma perpétuelle insomnie.
Ce matin je t'ai vu au milieu des draps pourpres de la nuit déshabillée.

L'étreinte comme la forme accomplie du silence.
L'absence de l'étreinte comme la forme accomplie du dénuement.
La puissance d'un désir abandonné.

Franck.

9 décembre 2018

Lettre N° 100 - Tu reviendras...

Mon Amour,

Tu reviendras. C’est écrit sur la Grande Pyramide. Tu reviendras pour que se perpétue l’écriture de la pierre de Rosette. Le même chant écrit dans nos voix différentes. Tu reviendras battre la mesure, et soulever le linceul. Tu reviendras avec tes concerts cadencés. Tu reviendras, l’amour est notre maison de feu, et il nous faut bruler jusqu’à la cendre. Tu le sais. Car renaître est à ce prix.
Toi et moi, nous le savons, les dieux pathétiques nous ont fait cette offrande, ils ont glissé dans notre sang le goût du feu, de la brûlure, de la cendre.
Alors il nous faut remonter le courant de la lumière. Ce sont les étoiles qui le disent. La lumière, c’est de la distance, c’est pour cela que dans nos vies nous ne savons rien des couleurs. Des vraies couleurs. De la vraie lumière. Écrire, c’est remonter le courant de la lumière. Jusqu’à la source, sans temps, sans lieu. Infinie et éternelle.
Les mortels marchent vers leur ombre. C’est ainsi qu’ils s’éloignent, c’est ainsi qu’ils meurent. Plus ils avancent, plus l’ombre grandit. À la fin, ils ne sont plus qu’une ombre géante, dans laquelle ils s’effondrent. Épuisés, hagards, désemparés. Anéantis. Mais toi tu reviendras.
Nous écrire c’est marcher dans l’autre sens. C’est aller vers le feu, l’éblouissement. Ce n’est pas pousser l’ombre, c’est la tirer. C’est la porter. L’user jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le brasier du temps sans temps, dans l’unique espace qui nous est destiné. La source.
Le seul lieu qui échappe aux dieux, à la misère des dieux. Tu reviendras, car notre route est encore longue. Nous avons tant à perdre, encore.
On écrit pour se débarrasser de l’écriture, pour en finir avec elle. Alors, il faut bien commencer. Alors c’est sans fin.
Derrière les étoiles il y a un autre ciel. Derrière la source il y a un autre temps
Car la source de la lumière est le lieu de la nuit. De la nuit, du silence.
T’écrire c’est revenir vers ce silence, celui qui enfanta la première nuit, dans le premier baiser. T’écrire c’est marcher dans l’autre sens, c’est revenir à notre premier baiser. Le jour où la lune, avec la nuit ont inventé le soleil et la poésie. Tu reviendras pour que cette première aube nous sacre.
Tu reviendras dans la profusion du renoncement, tu reviendras blanchir le seuil de la langue. Poser ta bouche sur celle de nos mutismes. Lèvres à lèvres.
Car le silence est notre grande affaire. Toi et moi, nous le savons, puisqu’il accomplit toute parole, puisqu’il est le lieu de notre poème. Alors je serai ton silence, mon amour,  tu seras le mien. Il sera notre île dans les flots de la langue. On écrit pour se débarrasser de l’écriture, pour aller jusqu’au bout, parfois atteindre le lieu du poème. Car le poème, c’est l’écriture débarrassée de l’écriture. C’est ce qui reste. Le pourpre, la violine. L’amour. L’amour parachevé. L’acmé exalté.
Alors tu reviendras, car il nous faut revenir à la source. Pour contempler l’avant de la lumière.
Car tu as ce don rare des sibylles, de mettre des ombres murmurantes dans chacun de tes mots, dans chacun de tes gestes, dans le mouvement de tes yeux.  Les vérités ne se disent que lorsque la bouche qui veut les dire est inondée de nuit.
Tu suces le silence comme un bonbon sucré, avec la même gourmandise, la même mélancolie surtout. Avec ta langue tu les arrondis, tu les fais fondre lentement, ils se mêlent à ta salive, ils craquent sous ta dent comme des os fragiles. Je t’ai bien observé, tu les suces comme s’ils étaient un morceau d’éternité, c’est un lourd ruissellement de saveurs sucrées, la jouissance d’une tendre et indispensable dépossession. Leurs saveurs imprègnent ta chair. Sucs, sang. Délices de la perte, du désir défait. Car il y a de la crainte dans ce désir, de la violence dans ce sucre. Alors pour apaiser ton ventre, ta voix en vient à cette saveur de sucre. Alors tes mots sont gorgés d’un sucre longtemps médité. C’est un embrasement mortel, divin.
Tu reviendras, car il faut accomplir.
Tu le sais nous sommes déjà l’un à l’autre, cette évidence-là, ne peut être dépassée sans le couronnement. Car depuis des siècles déjà, nous sommes l’un vers l’autre, pas pour vivre le bonheur des humains, mais pour accomplir un chant, mon amour. Pour accomplir un chant.

Franck.

24 février 2019

Lettre N° 75 – Ce que le printemps fait…

Mon Amour,

 

Nous ne sommes qu’un récit.
Un récit qui se refuse à nous.
Ce récit n’est ni juste, ni faux. Il n’est jamais transmis. À la place on inventa la littérature.
On épuise nos gestes, nos pensées, nos désirs.
Le récit flotte entre nos heures, nos joies, nos échecs, nos peurs.
Rien ne l’ancre, rien ne l’éclaire.
Nos actes ? Nos secrets ? Nos aveux ? Nos amours ? Nos rêves ? Nos tristesses ?
Le récit est toujours la forme ultime d’une folie, de notre folie.
L’affirmation d’une nécessite pour ne pas désespérer.
L’ellipse est la loi du récit. Les mots manquants qui tissent une vérité plus acceptable, plus compréhensible. Une vérité qui pourrait nous sauver.
……………………………………….
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J’ai porté chaque jour ta voix. Vraiment porté, avec tous les muscles de mon corps. Jusqu’à la douleur. Jusqu’à l’épuisement. J’en ai fait mon sang. Jusqu’à l’empoisonnement. Entre toi et l’étoile, il n’y avait qu’un souffle. Entre moi, et l’étoile, il n’y avait qu’un gouffre. J’ai porté chaque jour ta parole la plus enchevêtrée, la plus fervente, la plus flamboyante, mais nul chemin ne mène de mon ombre à ta lumière. Mais nulle route ne nous destine. Aucun ciel ne nous espère.
J’ai embrassé sur tes mots les bords tranchants de tes cicatrices. J’ai semé dans tes champs, griffés de labours. J’ai semé dans tes veines de terre noire, espérant des moissons de couleurs. Je me suis fait chevalier, prince, roi, jardinier. J’ai sacré chaque aurore et béni chaque crépuscule. J’ai scellé dans les roses, en leur centre incandescent, quelques gouttes de rosée pour adoucir les feux de l’été. Je me suis fait pèlerin, bateleur, vagabond. Je me suis fait mendiant pour recueillir tes restes. J’ai chanté, j’ai dansé, j’ai même ri quand il fallait rire. Et pleuré. Tellement pleuré.
J’ai appris aussi ton silence, ses épines, ses gloires, j’en ai fait ma nourriture, mon horizon. J’ai brassé mon attente pour en faire la voûte des jours à venir. J’ai martelé ton seuil, jusqu'à l’aveuglement. J’ai inventé des rêves à mes rêves, et rajouté du manque à nos distances. J’ai accroché ma vie à la dérive du temps, puis accroché mon cœur à la queue des comètes. J’ai effrité chaque saison, égrainé chaque heure, émietté chaque seconde pour en faire une allée assez douce à tes pas, où même ton ombre n’aurait pu se blesser. Je t’ai maudit, aussi, et détesté te maudire. Je me suis banni, exilé, méprisé. Je me suis caché derrière mes propres ruines. Je me suis abîmé dans mes égarements, bu l’eau saumâtre de mes puits d’amertume.
Pourtant j’ai renommé chaque étoile pour t’en faire des pays, des voyages, des oublis, des processions, des fiançailles. J’ai inventé des mers, des orages. Avec mes nuages, j’ai dessiné pour toi des escaliers immenses, tendus vers le soleil. J’ai ramassé chaque brindille de nuit pour t’en faire des archipels exotiques aux odeurs de vanille. Et je l’avoue, j’ai désiré tes yeux, tes lèvres, la peau de ton cou, la forme de tes seins, la courbe de ton ventre. J’ai composé pour te rejoindre des caresses imaginaires, chimériques, faites de respirations prises aux cratères des volcans, ou dérobée à la voix abandonnée des saintes. J’ai désiré tes mains au creux des miennes. Simplement. Même tes larmes. Même tes peurs. Je voulais déclouer tes mots de tes souvenirs. Je voulais pour tes mots un ciel entier. Un ciel et l’océan pour les contenir, des vagues pour les mélanger, des écumes pour les orner, des tempêtes pour les dire. J’ai épuisé ma langue, en oubliant l’essentiel. J’ai cru que ma parole brûlait comme un cierge qui délivrait ses mots en consumant sa flamme. J’ai épuisé mes jours sans rien dire d’important. J’ai refait cent fois la route de la lune au soleil en fouillant tes mystères. Sans jamais rien comprendre.

Mais si entre toi et l’étoile il n’y avait qu’un souffle. Entre l’étoile et moi gisait un abîme. J’ai porté chaque jour ta parole la plus enchevêtrée, la plus fervente, la plus flamboyante, mais nul chemin ne mène de ta lumière à mon obscurité. Tu avais l’abondante blancheur ourlée d’un grand lys, qui promène son auréole aux pieds des mondes crucifiés. Je n’avais que la grâce maladroite de ces avancées frileuses, engourdies par les neiges trop lourdes de ces hivers trop longs. J’ai épuisé ma langue, en oubliant l’essentiel. Je n’ai pu être ce poète et te dire avec lui, toutes les paroles en une seule suffisante :
" Je veux faire avec toi
Ce que le printemps fait avec les cerisiers. "*

Franck.

* Pablo NERUDA : Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée (XIV).

3 mars 2019

Lettre N° 110 - Ce grand cerisier...

Mon Amour,

 

Aimer c'est graver le marbre. C'est inscrire sous la peau une histoire définitive. Aimer échappe à l'oubli. Longtemps après l'amour, l'histoire se raconte encore. Même transformée, l'histoire se raconte. Et ce n'est pas de la mémoire, c'est seulement l'amour qui finit de se consumer. Même passé l'amour se vit au présent. C'est pour cela qu'il n'y a pas d'oubli, pas de rémission. Et que l'on se sent perdu et sauvé dans le même instant, toujours renouvelé. Recommencer, c'est seulement continuer, c'est raviver, c'est souffler sur les flammes. Même nouveau, c'est toujours une vieille histoire. C'est remonter la flamme jusqu'à la première étincelle. Remonter le feu. Le premier feu. La première mort. Et jusqu'à la dernière.
Aimer, c'est accepter de ne jamais dire adieu. Même après la fin, même après les rancunes. C'est le retour sur la scène du crime. Et contempler notre propre cadavre. Aimer c'est dérober des indices au passé pour mystifier l'avenir. Et échouer dans cette opération secrète, alchimique, magique.
Il n'y a qu'un visage en nous. Un visage qui se moque de nos dérisoires tentatives, de nos pathétiques tentations.

Tes mots me touchent comme s'ils avaient des poings. Des poings qui s'abattraient à toute volée à l'endroit de ma face, sur le nez par exemple. Je lis tes lettres et ça fait comme des brûlures. Je lis et ça fait des cicatrices, comme une lame d'acier dans le vermillon de la vie.
Tes mots me touchent comme s'ils avaient des mains. Des mains douces, mais tyranniques. Des mains qui se poseraient sur ma peau cornée et usée, à l'endroit du cœur. A l'endroit des battements. Je lis tes lettres et cela fait des caresses défaites de leurs tendresses, de leurs promesses. Je lis et cela fait comme du souffre, comme une eau perforée d’une douloureuse lumière.

Il y a surtout cet enroulement du temps, du mouvement à rebours. Cette remontée des saisons. Et cette tension de l'âme à vouloir décrypter la première inscription du marbre. Vouloir lire le nom qui est gravé dessus. Celui qui nous nomme et qui n'est pas le nôtre.

Dis-moi encore les terreurs de l'amour
Dis-moi encore les envoûtements de ta vie.
Apprends-moi les ténèbres, moi qui me crois voyant
Dis-moi encore tes secrets d'amour.
Dis-moi encore les magies de ta vie.
Apprends-moi le ciel, moi qui ne fais que le traverser d'un pas agité et inquiet.
Chante pour moi. Hurle pour moi.
Danse pour moi. Chiffonne-toi pour moi.
Ris pour moi. Pleur pour moi. Pour moi seul.
Raconte-moi l'amour de dieu et des hommes. Dis-moi leurs chairs et leur sang.
 
Le visage de l'autre est porteur de notre ombre. Et on ne le sait pas. Même si on le sait. On ne veut pas le savoir. Et nos étreintes se souviennent du premier crime. À cause d'un désir pris dans le marbre. L'autre de l'amour nous désigne.

Dis-moi l'enfer qui vrille ta mémoire.
Dis-moi ton délire lancinant et mortel.
Dis-moi tes os et leurs cendres et leur haine.
Dis-moi ta chair offerte, les sortilèges que tu recèles.

L'amour nous dit en creux, comme la peur, comme la colère d'ailleurs. On maudit d'autant plus, que l'autre nous ressemble. Parce qu'on suppose qu'il sait. Il est au cœur de notre misérable secret. Et la colère est bien un désespoir, un apitoiement sur ses propres ruines. Toute colère touche à notre vérité, tout amour à notre illusion. Et vivre, c'est marcher de l'une à l'autre, jusqu'à ce que le fil qui les joint se brise. Par trop de vérité, ou par trop d'illusions.

Dis-moi l'éternité qui porte tes offrandes.
Dis-moi ton âme murmurante et fragile.
Dis-moi ton corps et sa flamme et sa piété.
Dis-moi tes cuisses souples et ces coquillages que tu protèges.
Dis-moi toutes ses choses.
Dis-le-moi, mille et une nuits, et quelques siècles de plus.

Le Fleuve. Les rives changent et pourtant c'est le même fleuve. C'est le même élan. Jusqu'à la fin. C'est le même livre qu'on relit. C’est le même récit.

Dis-moi le marbre froid de tes résistances, de tes endurances.
Dis-moi les vipères de tes seins.
Dis-moi ton sexe et son abîme.
Dis-moi tes râles, tes indécences, tes violences

Nous n'avons de cesse que d'aller profaner nos tombes. Pour s'assurer de quoi, au fond ? Chercher la vie au bord de ce qui la désavoue? Il n'en demeure pas moins que nous avons cette passion des os décharnés, des os blanchis, des terres noires. Pour renforcer notre résistance.

Dis-moi la douceur de ton cou.
Dis-moi la forme et la pâleur de tes seins.
Dis-moi ton ventre et son velours.
Dis-moi tes soupirs, tes abandons, tes pudeurs, tes outrages.

Étreinte des contraires. Désenchantement des non-sens. Décidément il n'y a pas d'adieux possibles.

Dis-moi tes litanies comme un poison à mes lèvres.
Dis-moi ta danse quand elle est sacrilège.
Dis-moi le ricanement quand tu te ris de moi.
Dis-moi tes conjurations lorsque je suis trop près de toi.
Dis-moi tes cauchemars et tes arcanes.
Dis-moi la bile de ton sang.

Les poésies sont des feuilles qui tombent arrachées par l'hiver. Leur mort annonce le renouveau. Recommencer, c'est seulement continuer, c'est raviver, c'est souffler sur les flammes. Même nouveau, c'est toujours une vieille histoire. C'est remonter la flamme jusqu'à la première étincelle.

Dis-moi ton chant quand tu le donnes à mes lèvres.
Dis-moi ta danse quand tes voiles se défont.
Dis-moi ton rire quand tu te dérobes.
Dis-moi ta prière quand je dors près de toi.
Dis-moi tes rêves et tes mystères.
Dis-moi tes larmes, dis-moi ta joie.

Aucune violence n'entame la mélancolie. Elle est la bougie sur le bord de la table. Elle éclaire nos passions, nos écrits. Elle a été témoin du crime. Alors elle peut bien nous accompagner. Même en silence. Aimer c'est accepter de ne jamais dire adieu. Les au revoir sont les ricanements du destin. Le bégaiement du temps.
Ainsi l’amertume comme un pitoyable aveu.
Et la violence des silences un piètre abandon.

J'aime tes affronts quand ils disent "va-t'en".
J'aime ton cri qui arrache les miens.
J'aime ton bec quand il déchire mon nom.
J'aime tes crocs qui serrent mes paupières
J'aime tes mots quand ils disent : je t'aime.
J'aime ta voix quand elle s'offre à ma voix.
J'aime ta bouche qui appelle mon nom.
J'aime ta langue sur le bord de mes yeux.

Alors c'est un désastre. De notre cage, nos mots, nos chants s'échappent pour rejoindre le bruit du monde. Chacun dans sa cage. Cacophonie.
Le désir brûle, car derrière ses apprêts il veut notre propre mort, il sait toujours le chemin le plus sûr du désespoir. Il nous distrait pendant qu'il avance ses pions.
Même passé l'amour se vit au présent.

Dis-moi l'incendie qui dévaste ta langue.
Dis-moi la substance qui écorche tes veines.
Dis-moi les cyclones qui brassent ainsi ta chair.
Dis-moi le feu qui brûle ton esprit.
Dis-moi l'étoile qui coule dans tes veines.
Dis-moi ces tempêtes qui bouleversent ta foi.

Alors, Toi la prochaine, tu n'es pas la suivante, tu es encore la première. Tu es la seule, puisque le désastre doit s'accomplir. Et que tu as la forme de l'ombre qui m'anéantira.
Alors dis-moi surtout la paix et le recueillement et l'abondance dans le renoncement.
Dis-moi la sagesse des sables et comment on dénude son cœur pour marcher sans impatience vers un point d'eau perdu au fin fond du désert. Dis-moi les paysages de neige, les lumières d'un hiver, et le givre comme un gant de dentelle sur les ramures déshabillées de ce grand cerisier.

Franck.

17 mars 2019

Lettre N° - 50 L'heure myosotis...

Mon Amour,

 

Je t’écris au présent, c’est le seul temps que je nous souhaite. Hier, aujourd’hui, demain est une journée radieuse. Il faut écorcher la langue pour que je puisse dire la forme de mon amour. Le seul futur que je puisse utiliser c’est celui qui sacre le présent. Le seul passé, ne dit rien de nous.
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C'est l'heure du myosotis et du bouton-d'or, l'heure du chèvrefeuille et des langueurs du canal qui se faufile lentement dans les dernières heures du jour. Les bras des dieux pressent les restes de pulpes de la journée. Pressent l'orange du soleil dans cette rumeur de bleu et le gémissement des fleurs qui s'étirent dans leurs ultimes exhalaisons.
Et ce canal oublié, sans bateau, ce canal nu, dépeuplé, ce canal devenu inutile et beau, comme si sa beauté calme et tranquille n'était advenue que bien après le départ des hommes et des bateaux. Étrange destin que celui des ouvrages humains quand ceux-ci s'affranchissent des volontés qui les ont créés. Désormais impraticable il  gagne en perfection ce qu'il a perdu en utilité.
Alors ce sont les eaux myosotis, bouton d'or, chèvrefeuille, qui s'allongent dans le soir étrennant les premières ombres et les premières senteurs d'étoiles.
C'est l'heure où l'on est dans la plus grande distance de soi et pourtant au plus près, l'heure des louanges, l'heure des condensations, des allongements de l'âme. Marcher sur les bords du canal, à cette heure, c'est marcher avec application, presque avec précaution à la rencontre du rêve, en fouillant le silence, en le ciselant, en se laissant étourdir d'une réconciliation de l'espace et du temps, certes éphémère, mais essentielle.
A l'endroit du coude, le canal s'élargit, et juste là, sur la berge, une vieille chapelle à l'angle des eaux, comme si ces eaux font exprès un détour. Simplement pour passer sous les vitraux, pour les saluer et mélanger un court instant leurs ruissellements.
Instants du soir et des terres promises et du myosotis, du bouton-d'or et du chèvrefeuille. L'heure où penser ne suffit pas, puisque c'est le temps des constellations naissantes, le temps de la voix, du murmure, de l'appel, où la lumière déboutonne peu à peu ses gloires. Les pensées se défont, se brisent, les raisonnements se cassent pour libérer enfin l'esprit, le désenvoûter de sa propre fascination. Alors, marcher dans la délicatesse de cette suspension à fleur d'eau comme si c'est la première fois, ou comme si c'est la dernière. Ou alors la seule. Marcher dans cette lenteur sereine et attentive, comme lorsqu'on marche dans un livre pas-à-pas, page après page, cueillant et respirant chaque mot, et n'être que ce pas abandonné à lui-même, sans direction, hormis la fin des temps et l'effusion de phosphorescence qui l'accompagne. Marcher dans cette lenteur c'est marcher vers son amour avec élégance et pudeur, c'est passer entre les couleurs du soir et les reflets du canal sans défier le silence et le bouleversement des arômes. C'est accepter l'oubli et les brûlures de la mémoire et tenter d'agrandir l'espace entre la chair et l'os et faire entrer en soi l'immense par la porte du grave et du léger et du vulnérable et de l'infime. C'est déployer son corps dans le seul intervalle possible ou la danse et le chant peuvent surgir. Salut des heures pauvres, soulagement des douleurs dans cette convalescence du jour où le miracle s'insinue dans le tremblement des arbres, où la joie prend la forme d'une cabriole d'hirondelle dans un chahut de bleu volubile et une confusion de rouges exubérants. Il y a dans ce jour qui meurt la puissance d'un accroissement, une aggravation d'espérance qui s'appuie sur l'engourdissement des eaux et sur l'effleurement de nos mains qui se joignent, entrecroisant nos silences, comme le froissement des ajoncs pour appeler les dernières libellules, comme cette marche qui assemble le jour à la nuit, qui passe du clair au mystère, du chaud au fervent, du brûlant à l'intense.
C'est l'heure du myosotis, du bouton d'or, l'heure du chèvrefeuille, et des langueurs du canal qui se faufile lentement dans les dernières heures du jour. C'est l'heure secourable, l'escale, l'heure rouge et violette, l'heure safran où nos corps s'accoutument à leurs exactitudes, à cette verticalité qui les devance, devinant déjà nos caresses, appelant déjà les saisissements, les exaltations.
L’heure myosotis, c'est l'instant d'avant, celui qui prépare son élan, celui qui contient, celui qui rassemble, celui qui épouse, celui qui arrondit les minutes et qui aiguise chaque seconde. C'est un temps qui précède, c'est la marche lente et mesurée avant l'offrande des chairs, avant nos fièvres lunaires. Il faut traverser l'heure myosotis et en sortir vainqueur, assez nu pour aborder sans crainte la convulsion des corps. Il faut traverser l'heure bouton-d'or sans remords pour atteindre l'orée du désir sans effroi. Il faut traverser l'heure chèvrefeuille sans espoir pour inventer le geste unique qui enchevêtrera et ton souffle et mon souffle, et ton ventre et mon ventre, et ta voix et ma voix, et ta nuit et ma nuit...

Franck.

24 mars 2019

Lettre N° 210 - Au temps des arabesques...

Mon Amour,

Nous n’aurions jamais dû faire ce pacte d’écriture. Cette correspondance n’aurait jamais dû exister.
Pourtant je m’y accroche jusqu’à la douleur.
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Chaque jour l'épreuve. La page. Pourquoi ? Pourquoi faisons-nous ce chemin ? Qu'attendre de cette confrontation de nos mots ? Ces lettres sont longues à s'élaborer. Toujours. Avancée, ratures, effacement. Quelques grappes de mots qui viennent en saccades. Et puis la lente mastication. L'exercice de la bouche. Du son. Du rythme. Des syncopes. Des stases. Et parfois le rejet. Pourquoi ? Le texte résiste. Tu résistes. Il y a comme une lutte. Contre qui ? Toi ? Moi ? Contre quoi ? Mot par mot, ligne par ligne. Aller un peu plus loin. Sans savoir ni la destination, ni la signification. À l'intérieur je sens qu'il a une chose à atteindre, il semble même que les mots pourraient venir de cette chose, mais je n'y ai pas accès. Peut-être ce nous, qui nous résiste. Peut-être autre chose de plus destructeur.
Les paroles dessinent mon lieu d'exil. En creux. Dans le creux des mots. Ils suintent avec étrangeté, comme si je pressais une masse poreuse et gluante. Ils viennent avec leur lenteur, avec parcimonie. Ils raclent. Ils s'arrachent de l'ombre, et ramènent avec eux cette part d'ombre. Ce mystère. Cette impossible connaissance.
À l'intérieur il y a comme un frottement difficile à décrire, et les mots viennent de ce frottement. Copeaux d'une conscience à la dérive, ou d'un entêtement insensé, déraisonnable. De notre amour ? Même le corps est engagé. Je le sens dans mes bras, mes doigts qui frappent le clavier, ma poitrine, mon ventre. Surtout le ventre. Une sorte de tension sourde. L'intention du corps qui vient frotter un endroit vide, qui n'existe pas et qui pourtant est là. Puissant, invincible. Imprenable. La page est là, au lieu du frottement. Le souvenir de nos peaux l’une contre l’autre, épuisées de désir, de sueur, de soupirs. Le bonheur ? La nécessité du bonheur ? Ou sa fatalité ? Nous sommes des âmes brûlées, toi comme moi le savons.

T’écrire est une lutte. Une lutte froide, austère, sévère, sans éclat, monotone. Effrayante. Simplement entretenir la tension. L'exacerber. Comme s'il s'agissait de contenir quelque chose qui ne sortira pas. Qui de toute façon ne sortira plus. C'est une lutte froide contre quelque chose qui n'est ni ennemi, ni ami, quelque chose qui n'est que dans le creux, que dans le contre temps, qui ne dévoile sa présence que par son manque. Le paradoxe. Ton absence me manque, dit le frottement, dit le mot qui suinte. Ton manque, manque à mon manque réponds la chose en creux. Ton temps manque à mon temps. Il y a le frottement du manque sur le manque dans cette lutte distante, sans éclats, sans grandeur. Il y a la page chaque jour qui se dérobe un peu plus, encore plus sûrement que toi. Et ce temps de face à face, ce drôle de temps qui ne se raccroche à rien d'autre qu'à lui-même, un temps qui n'a pas d'histoire. Lente mastication des mots, scansion, succion, dissection. Il semble que tout réside dans cet enchaînement consenti. Cette volonté de le maintenir, et dans le même temps de le réduire.

Peu à peu l'amour se résigne, renonce, s’absente de mes mots. Il ne reste plus qu’une trame vidée de sa broderie, vidée de ses motifs, de son espoir, de ses fils de vie. Une matrice vidée de son élan, de son exaltation. Extinction progressive de la lumière, dessiccation des chairs de la parole. Le mouvement se rétrécit. Il ne reste plus que cette trame desséchée, dépouillée de sa faim, de ses tentations, un enchevêtrement laminé, accablé, où le souffle ne s'accroche plus.
Aimer, écrire sont le même mot, la même arche.... C'était il y a longtemps....au temps des arabesques....

Franck.

 

7 avril 2019

Lettre N° 32 - Rouge...

Mon Amour,

 

Il faut que je te parle de ce rêve

T’écrire soulage l'enfant qui me porte.
Rouge...
Le rêve était rouge.

D'habitude je ne me souviens pas de mes rêves. Là, il était rouge. Un envahissement de rouge. Une chute de neige rouge. D'où me vient cette image ? La neige rouge. Où ai-je lu ça ? Ce rouge est incrusté dans l'électricité de ma tête. Et dans mon rêve tout était rouge, même la neige. Surtout la neige. Une avalanche de sang cotonneux. Une sorte de plumetis vermillon sur l'écarlate de l'horizon. Rouge. Comme à l'intérieur d'un corps. Les yeux du rêve pris dans l'épaisseur d'une chair ouverte. Sentine perdue et vorace. Chair vorace. Rouge. Tu es là, dans le rêve rouge. Là. Déplaçant ton ombre pourpre. Une ombre de velours pourpre. Grande tenture lourde et pourpre. Je devine à peine ton visage. Mais je sais sa beauté. Mon rêve le sait. Pas besoin d'un visage pour savoir la beauté des êtres. Mon rêve le sait. Tes lèvres comme une blessure. Tu saignes. Des mots. Une parole cramoisie qui brûle. Une neige de feu autour. Tu brûles. Je brûle. Nous sommes dans le rouge. Le rêve nous a mis dans le rouge. Pour nous protéger. C'est certain. Protéger notre innocence. La neige crisse sous nos pas. Il fait froid. C'est l'hiver. Un hiver rouge. Nous marchons en silence. Il n'y a pas de destination. Il n'y a jamais de destination. Quand on arrive, c'est toujours nulle part. Toujours. Pourtant ce rêve est un mélange. Dans ce rouge il y a l'expression d'une violence abrupte et dans le même temps une plénitude immense, intense. Je traverse la couleur et c'est comme une symphonie. Comme si cette couleur était une musique. Des milliers de notes de musique tombent. Rouges. Sur le tapis rouge. C'est comme un bonheur cette marche dans le rouge. Un bonheur. Tu es là, à côté. Dans ton silence tu me parles. Je t'entends. Il y a une tremblance, c'est par-là que je t'entends. Par la tremblance. Cet ébranlement du monde autour de nous. Nous sommes sur ce chemin de chair rouge. Dans l'envahissement du sang. Invulnérable. C'est la sensation du rêve. Invulnérable. Pourquoi ce rêve ? La première marche de l'arc-en-ciel. Je ne sais pas lire les rêves. Parfois je lis certains dessins des étoiles. Jamais les rêves. Alors pourquoi ce rêve rouge. Et cette marche vers nulle part avec ce sentiment d'accomplissement. Comme si le rouge devait me parle, nous parler. Me dire un secret. Me dire ton secret. Comme si c'était ma seule destination. Une fatalité. Un bonheur incarnat.

Et dans tes yeux cette poudre de cinabre, et dans mon cœur érubescent les étoiles amarantes. Et dans ce ciel garance des promesses de roses.

T’écrire soulage l'enfant qui me porte.
Comme la mer soulage la source du poids du fleuve.
Ce qui nous fascine dans les vagues c'est le chant des sources. Des millions de sources. Des millions d'étoiles dans les vagues. Les sources ne meurent jamais à cause des marées qui leur rendent grâce.
Les océans sont rouges, pour que l'enfant, en nous, invente le bleu.
Les rêves sont rouges pour brûler les yeux des amoureux.

Franck.

14 avril 2019

Lettre N° 103 – Bleu…

Mon Amour,

 

Ce matin, ton parfum flotte encore ici. Ici, où le silence règne. Flottent encore nos paroles d’hier. Je te l’assure ce pacte d’écriture nous use. Il nous détruira. Je comprends ton entêtement à le poursuivre, mais j’en sais l’issue. Je la redoute. Cette correspondance s’infiltre entre nos deux bouches, entre nos deux corps, nos deux vies. Elle semble absorber le réel de nos gestes, tout en dessinant d’étranges contours qui échappent à notre désir – les étranges frontières de l’âme. Elle semble créer des abîmes entre nos deux souffles et de singuliers horizons.
J’accepte jouer ce « je », j’accepte, à nouveau, cette confrontation entre l’être de l’écriture et l’être de nos vies, j’accepte l’écart et le gouffre, j’accepte le risque de la chute, j’accepte de te perdre, et de me perdre à la fois.
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Alors user la même corde. Lancer toujours plus loin le même filet. Des mots qui font retour, comme s'ils sortaient des circonvolutions d'un coquillage. Toujours le même filet. Toujours aussi vide. Piètre pêcheur. Sinistre pécheur. Des mailles trop grandes, trop lâches. Et un filet toujours vide. Pourtant un filet tissé dans les rêves, avec des mailles de solitude et d'espérance, tissé avec le fil des jours, tressé avec les heures d'attentes, nouées par de longs et solides silences. Un filet brodé pour cueillir les étoiles. Et toujours le remonter aussi vide. Comme si tout le traversait, sans jamais s'arrêter. Rien.

Mon amour, ces filets-là ne retiennent pas qui ne veut s'y blottir. Ils ne prennent pas. Ils accueillent. Changer de mer n'y ferait rien. Alors autant continuer à lancer le même filet et tirer la même corde jusqu'à l'épuisement. Jusqu'à l'étoile peut-être. L'étoile bleue. Toi seule le sais.
À force, de racler le fond de l'océan je ramène parfois quelques mots égarés. Quelques mots de tristesse. Quelques mots à l'agonie parce qu'ils ont été trop dits trop écrits. Je les pose sur ma page, je les réconforte un peu, puis ils s'en vont mourir plus loin, dans d'autres mains, dans d'autres voix, sous d'autres yeux. Sous d'autres bleus. Piètre pêcheur, perdu dans ses marées, empêtré dans son filet. Bénissant les tempêtes et leurs promesses bleues.

En moi, tu es comme un vertige de bruyères battues par les vents du nord. De ces bruyères brûlées par les embruns salés qui me viennent de la mer. Là-bas, au plus loin de ma mémoire.
Tu es ma terre hostile et fraternelle, mon île, mon endroit de misère et de miséricorde, mon lieu de pénitence et d'espérance sacrée. En moi, tu es la nuit, la nuit ouverte sur les rumeurs du monde. Et tu habites en moi au lieu le plus fragile, le plus secret, celui que je ne dis pas, ou que je dis si mal, que je n'avoue jamais. Au lieu le plus ténu, sans doute le plus clair et le plus vacillant. Tu es l'immensité et le cheval qui va avec. Tu es un galop ébloui sur la folie des hommes. Tu es une course enflammée sur cette lande ouverte, comme une éventration sur le corps de la terre. Et la glace et l'incendie jaillissent de tes sabots. Oui, je te le dis, tu es ce pur galop qui dévaste mes heures, mes jours. Mes nuits.
Bleues.
Je suis un errant, un nomade, un perdu. Il me fallait ta lande pour habiller la mienne. Il me fallait tes brûlures pour révéler les miennes. Il me fallait ta nuit pour éclairer la mienne. Il me fallait tes mots pour que je puisse, enfin, accrocher mon rêve au bord violine de l'horizon. Je suis un errant, un nomade, un perdu, un sans rive, il me fallait l'espace, tu n'as pas de limite. Il me fallait du temps, et tu es immortelle. Il me fallait un regard tu as celui de l'aigle, il me fallait une voix, tu m'as appris le cri. Je voulais la chaleur et tu vaux mille soleils. Je voulais la lumière et tu es comme un phare.
En moi tu es cette lande ouverte sur les brumes. Tu es l'espace sauvage, rude, fier, et dépeuplé, et arraché. Tu es l'espace sans fin troué de crépuscules, de hurlements de loups. Tu es la vie quand elle doit se survivre. Et le sang quand il faut qu'il soit bleu.
Tu es l'endroit du mystère et de l'appel, celui de la quête et du renoncement. Tu es la lande ouverte qui porte le désir avec acharnement, comme une plaie qu'on lèche pour être certain d'être encore vivant. Tu dis être en enfer. Alors j'irais là-bas. Je connais le chemin, je te ramènerai. Et ta peau sera blanche. Immaculée. Tes cicatrices je les effacerai, une à une, avec mon souffle et ma salive, du bout des lèvres, chair contre croûtes.
Et ta lande à ma lande s'ajoute. Et ton ciel à mon ciel se répond et se mêle. C'est ton sang qui coule dans mes veines.
Qui passera du rouge au bleu.
Bleu, comme un ciel de printemps. Bleu, océan. Bleu, comme un désir tremblant.

Franck.

21 avril 2019

Lettre N° 5 - En marche…

Mon Amour,

 

Hier tu m’as offert ton premier recueil, ce petit livre de traces et d’empreintes. Nous l’avons feuilleté ensemble. Il faisait beau. Les premières chaleurs. J’étais ému. Nous étions épaule contre épaule pour tourner les pages. Nos têtes parfois se touchaient. À chaque page je sentais monter l’évidence de nous deux. Aujourd’hui, au moment de t’écrire, je sais qu’il y a plus qu’une évidence. Une nécessité de nous deux. Epaule contre épaule, je sentais ton parfum, un peu de poivre et de vanille. Une odeur de demain, sans doute une promesse.
Sur la première page, tu as écrit pour moi quelques mots que je relis maintenant, je laisse monter les larmes qu’hier j’ai retenues
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La porte de demain est sans serrure, elle est ouverte aux vents.

Seule la lumière des mots est subversive. Ainsi le poète.
Seul le silence est subversif. Ainsi l'homme en prière.
Seul l'acte sorti de l'arc de l'amour est subversif. Ainsi l'amoureuse. Ainsi l'amoureux.
Tout le reste est bruit, vacarme. Danse du ventre. Agitation.

Derrière la vitre je vois les landes dévastées. Landes froides de bruyère. Et plus loin encore, les grands champs de neige de la mélancolie.
Ma marche vers toi est subversive puisque je dois gagner en lumière, puisque je dois accueillir un silence vaste comme un océan, puisque je dois tirer si fort sur un arc si dur. Ma marche vers toi est une révolution, une longue marche à travers toutes mes murailles de Chine.
Je suis en marche. Parti tôt. Car c'est mon plus long voyage. Le plus dangereux. Ici, point de lions, de forêt, de brigands. Ici, point de montagnes infranchissables, point de ravins. Ici, ce ne sont pas les kilomètres qui usent et fatiguent, c'est la mémoire. Car c'est mon plus long voyage. Le plus dangereux. Ici point de villes obscures, point de Sodome, point de Gomorrhe. Non, ici le seul danger ne peut venir que de moi. Et mes seuls compagnons sont les mots. Ceux que je trouve avec tant de difficultés sur mes talus arides et rocailleux. Les mots. Mes mots. Que je traîne, ou qui me traînent selon la pente du soleil.
Je suis en marche. Je viens. Je viens à moi. Et je viens à toi en revenant des morts. Nu. Tirant sur le souffle de ma parole. Je viens en perçant mes orages, en trouant mes ténèbres. Je viens envers et contre le temps, envers et contre l'espace qui nous sépare. À rebours. À rebours du désir pour le réinventer, et contre les évidences des âges. Je n'ai que des couleurs pour me guider vers toi, je n'ai que des musiques pour me porter.
Tout le reste n'est que bruit, vacarme. Danse du ventre. Agitation.
Je n'ai que ma pauvreté pour toi. Tu sais que je l'ai chèrement gagnée. N'est pas pauvre et nu qui veut. Car il ne s'agit pas de se dépoitrailler pour être nu. La nudité de soi se gagne les yeux baissés, dans le silence et l'abandon, elle se gagne dans l'offrande faite au jour, elle se gagne dans l'épuisement des forces, dans le crépuscule. Elle se gagne à la flamme d'une bougie. Elle se gagne dans le recommencement après la chute. Et dans les tremblements, après la peur. Et dans l'effondrement après le désastre. Pour être nu, il faut abandonner toutes ses guerres, toutes ses colères, s'être vidé dix fois de son sang, et avoir éprouvé ses propres larmes sans honte, sans remords. Être nu c'est le privilège des rois, des seigneurs sans royaumes, des chevaliers à la triste figure. Être nu c'est ne plus attendre des autres, et être patient de soi, c'est appeler l'absence, la reconnaître et l'aimer d'un seul regard. Être nu c'est être seul, seul de soi, dépourvu, perdu. Être nu c'est accueillir la peur sans peur, et se désaltérer du manque. Voilà, être nu et pauvre, c'est brûler avec une infinie compassion, une infinie constance, avec l'opiniâtreté d'un laboureur et la fidélité de l'enfant à sa mère.
Serais-je assez digne pour te faire ce cadeau ? Serais-je assez fort et puissant pour le porter jusqu'à toi ?

Derrière la vitre je vois les landes dévastées. Landes froides de bruyère. Et plus loin encore, les grands champs de neige de la mélancolie. Et plus loin, le demain que tu portes dans le creux de tes mains, comme une eau pure à boire. L'offrande.
L'abondance du printemps au cœur du désastre.
Comme une fleur inexorable.
Et l'aube, enfin, peut se lever.

Franck

28 avril 2019

Lettre N° 230 – L’étoile de l’attente…

Ma perdue,

 

Mes lettres sont désormais sans réponse.  C’était inévitable. Nous y sommes.
Je continue à honorer le pacte. Écrire, nous a réunis. Écrire, à présent, nous défait.
Je vais te parler de Claire, ma grand-mère, je vais te dire sa vie et son secret.
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Il est un temps d'attente. L'extrême tension du vide. Avec l'appel de la mort en écho. Un temps hors des horloges. Temps dépeuplé. Même la solitude fuit ce temps. Temps d'absence, de pénurie de sang rouge, les veines gorgées d'ombres et de souvenirs muets. Pesanteur de sa propre chair qui s'affaisse sur elle-même. Empilement de la vie morte sur de la vie morte. Vide et pourtant sans espace. Un vide plein. Plein d'un impossible dire. D'un impossible à habiter. Il est un temps d'attente où les gestes se recroquevillent dans leurs intentions. Simplement à l'abri du désir, comme si le ciel s'était débarrassé du bleu, une bonne fois pour toutes, ou des étoiles, ou de sa neige, débarrassé des orages, un ciel où l'oiseau ne saurait plus y laisser sa trace, son trait, l'écriture même de son vol. Temps des marais et des oublis, des odeurs taciturnes et fades. C'est un temps d'avant. Un temps qui précède. Un temps qui prend son temps. Qui prend le nôtre surtout, et le dépense sans compter, avec une prodigalité de forcené. Et par lâcheté on le lui laisse, on l'abandonne comme abandonne notre enfance, et nos amours, et nos jardins. L'abandon à nos complaisances. Temps des lacs aux paupières baissées, et des pierres prudentes. Car les pierres savent l'attente. Elles en sont la mémoire, et la forme. Avec l'usure qui arrondit les cristaux, et la pluie qui épuise leurs derniers mouvements.

Il est un temps d'attente. L'extrême tension du vide. Temps divisé où l'on ne s'appartient plus, quelque chose nous a quitté et l'on reste dans l'hébétude. La désolation de l'âme. Comme ces fenêtres qui cachent l'ombre d'un visage perdu dans l'horizon de la vitre.

Souvent je la voyais assise, les mains posées sur ses genoux, à la fois droite et ratatinée, dans ces poses qu’inflige la vieillesse. Elle était là, calée dans un fauteuil. Calée dans l'inconfort de ses douleurs, des articulations qui se coincent, et qui craquent comme du bois mort. Là, le regard accroché à des souvenirs. Là, prête à partir. Souvent elle restait ainsi. Des heures. Des après-midi entiers, les mains posées sur ses genoux, ne fixant rien de précis, sinon l'invisible présence tu temps. La face droite, la face faisant face à cet au-delà des choses. Sans jamais dormir, sans jamais s'assoupir ne serait-ce qu'un instant. Vigilance calme. Vigilance opiniâtre. Ne rien lâcher, le temps qu'on est là. Ne rien brader. Elle n'avait plus rien, sinon ce temps pauvre et dénudé qu'elle dépensait comme si elle était riche de tous les royaumes. « Qu'est-ce que tu fais, grand-mère ? » « J'attends... » « Tu attends quoi ?... » « J'attends....j'attends.....un jour tu verras, toi aussi tu attendras.... » Elle rajoutait : « J'attends... et je n’ai pas peur... » Lorsqu’elle disait « pas peur », il y avait une drôle de petite lumière qui s'allumait dans son œil.
Elle restait dans le silence, puisque toutes les paroles étaient devenues vaines, imprononçables. Elle était là, dans l'attente, à user son impatience et son reste de vie. Non, elle n'était pas sereine, elle n'était pas dans la plénitude de la sagesse. Claire n'était pas sage. Claire n'a jamais été sage. Etre sage, cela aurait voulu dire, démissionner. Elle trouvait l'attente plus digne. Son reste d’énergie pouvait brûler encore pour ça.
Alors elle attendait, les mains posées sur ses genoux. « J'ai passé ma vie à attendre, alors j'ai appris....à force on apprend… même que l'attente ne nous use plus, c'est nous qui l'usons... Attendre c'est encore tirer sur le fil. C'est d'être encore dans un temps à venir… J'ai attendu parce que je ne voulais pas attendre... j'ai été enceinte à quinze ans.... Après, j'ai passé le reste de ma vie à attendre... Attendre qu'Albert ton grand-père remonte du fournil... toutes ces nuits seule à l'attendre....et puis sa tuberculose et son agonie... attendre chaque jour un peu plus la mort de celui qu'on aime. Ce n'est pas de l'attente, c'est un incendie... Et puis la guerre, cette attente pourrie, avec l'arthrose qui m'a attaqué si tôt...Puis ton père, avec sa guerre lointaine, sa guerre perdue. Quatre ans d'attente… encore, attendre…  toujours attendre.... »

Du plus loin que remontent mes souvenirs, je la vois voûtée sur sa canne dans une marche bancale, écrasée, traînant ses jambes devenues lourdes et sans forme. « L'urgence et l'attente sont les deux maladies de la jeunesse...on les attrape en même temps, elles se nourrissent l'une de l'autre.... Après la mort d'Albert, il y a eu Georges... là aussi j'ai attendu...ses virées le soir, ses absences, ses retours dans ces états impossibles...au début à l'auberge on attendait les clients, on attendait les saisons. En hiver on attendait l'été, et l'été on attendait l'hiver, toujours en retard d'une saison, d'une paix, d'un repos... et puis l'arthrose toujours, jamais en retard, elle... j'avais l'impression qu'elle me prenait tous les os, les uns après les autres.... »

Alors je la regardais, bien calée dans ses dernières résistances, les mains posées sur ses genoux. Ses mains tordues, noueuses comme de vieilles racines déterrées. Et ses yeux qui ne savent plus fixer vraiment, parce que les images qu'ils voient n'appartiennent plus au présent de l'horloge. Elle n'avait plus réellement de lieu, sinon cet entre temps de l'attente. « Tu comprends...l'attente c'est l'arthrose de l'âme, et une fois qu'elle est déformée aux articulations de la joie, les mouvements du coeur sont aussi douloureux que mes genoux, que mes pieds, que mes doigts....un jour tu as quinze ans et c'est la foudre et les flammes dans ton corps, dans ta tête... un fétu de paille... après il te reste les cendres.... Là, je suis sur un lit de cendres...et je n'ai pas peur... je n'ai plus peur...J'attends... Je ne sais faire que ça, alors je le fais. Toi aussi tu as de l'arthrose à l'âme...soigne-la, ne fais pas comme moi... l'attente est une vraie maladie. C'est la maladie du temps qui passe... en fait, c'est la maladie du temps perdu, une sorte s'excroissance de temps, comme un cancer, une prolifération de temps sur le temps à vivre... »
« L'attente vide ta parole, elle avale tous tes mots...dans l'attente jamais rien ne vient, jamais, ou si peu, ou si décevant....moi, j'ai été au bout de ce temps vain, alors parfois j'en ressens une sorte de jouissance... mais tu sais, c'est rare.... »

Souvent je la voyais assise, les mains posées sur ses genoux, à la fois droite et ratatinée, dans ces poses qu’inflige la vieillesse. Elle accompagnait ainsi le déclin de la lumière, sans bouger, comme si elle s'exerçait à l'immobilité ; ce n'était pas la paix, pas la sérénité, c'était l'attente tenace et orgueilleuse, inutile, mais qui valait mieux que l'abandon. Comme si la dernière attente portait une révélation glorieuse.

Puis elle partit, tout s’éteignit, elle fut enfin paisible, raide dans son dernier lit. C'était au petit matin. Claire avait anticipé la pose en croisant ses mains sur sa poitrine sur les draps blancs à peine froissés. Ses mains calleuses, ses mains de racines amères et douloureuses. Les traits de son visage étaient adoucis, soulagés. Elle était à l'heure au rendez-vous.

Pourtant, l'attente est aussi l'autre folie de l'amour, son autre nom...
Elle, elle l'attend.
Lui, il est parti pour quelques occupations d'homme vain, le travail, la guerre.
Elle, elle est restée derrière la porte,
elle a embrassé une dernière fois ses lèvres, puis le creux de sa main et elle a fermé la porte.
Elle a respiré à plein poumon ce silence nouveau.
Peut-être qu'elle a pleuré... un peu...en silence, puis elle s'est assise au plus profond de son cœur.
On pourrait la voir s'agiter en tous sens, on pourrait la croire aux prises avec mille taches, mille travaux....non, même vibrionnante elle est assise, elle attend. Elle est dans la pénombre de son amour, Elle veille sur la flamme qui la consume, Elle brûle d'une joie indicible et secrète.
Et plus les jours passent, plus elle grandit cette flamme. Et plus les heures s'étirent, plus elle devient immense. Souveraine.
Elle, elle entre, doucement, sans aucun savoir dans la toute-puissance de l'amour. Et c'est l'attente folle, déraisonnable. En accueillant cette attente, loin de s'éteindre, Elle s'augmente. Et chaque heure est un échange lumineux. C'est l'offrande pure. Car il est des attentes qu'aucun retour ne saurait retenir ou apaiser, il est des attentes inaltérables. Elles sont aussi blanches qu'un paysage de neige, aussi profondes qu'un océan. Ce sont des attentes folles. Les premières marches pour l'éternité.

Voilà, Ma Perdue… ! Tu le sais désormais, je suis de cette attente folle sans raison, c'est ma façon de déchirer mes chairs assez fort pour y faire tenir le ciel et son infini. Ce soir je respire le silence, et j'attends. Je n'attends rien, ni Toi, ni personne, j'attends au plus large de ma raison et de mon cœur… ouvert, offrant cette béance aux étoiles....

Franck.

5 mai 2019

Lettre N° 4 – L’infime...

Mon Amour,

 

Chaque jour qui passe nous rassemble un peu plus. Un mélange d’urgence et de lenteur. J’ai aimé notre promenade. Ta main dans la mienne. J’ai aimé notre silence, notre peur d’abîmer l’instant.
Nos mains qui semblaient contenir toutes les promesses. Nos mains qui s’appliquaient à leur chaleur, comme si tout était là, fragile, définitif.
…………………………………………………………………………………………………
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L'infime est la demeure de l'univers. Et la parcimonie, le grand fleuve de l'abondance.
Ce qui sauve la cathédrale de sa démesure, c'est la flamme minuscule d'une bougie.
Par son feu dérisoire, la prière consumée regagne les cieux.
Et le fleuve n'est rien sans l'irréductible joie d'une source. Son rire d'enfance s'entend toujours dans la majesté de l'estuaire.
La fascination vient de ce que le signe qui nous saisit le fait par le fil fragile de l'attention flottante. L'étonnement. La surprise. Le consentement à cette surprise. Par une volonté désarmée. Le contre point inouï à une évidence écrasante et vaine.
Ce qui nous touche c'est l'endroit le plus délicat, le plus frêle, tellement délicat et frêle que la mort semble l'oublier. Que l'éternité tient tout entière dans cette fêlure du vivant. C'est un instant blotti. Une heure tremblante.
C'est le balancement délicieux des coquelicots dans les chaumes d'un grand champ de blé juste moissonné, cette goutte de sang joyeuse dans cette hécatombe d'or.
Ce qui nous sauve de l'horreur c'est un simple chant murmuré.
Ce qui nous rend la lumière c'est une simple luciole dans la nuit.
Ce qui nous rend à l'amour c'est un simple regard au détour du soleil.
Il y a dans une île, si petite soit-elle, la puissance d'un continent.
L'infime de tes mots a pour moi l'abondance d'un grand fleuve.
Et les grands fleuves ne meurent jamais.
Il y a dans tes yeux assez de miséricorde pour étancher ma soif.
Il y a dans le chaos, assez de failles pour y cacher un poème.

Franck.

12 mai 2019

Lettre N° 102 - La paume ouverte...

Mon Amour,

Il faut blanchir beaucoup d'heures pour n'en sauver que quelques essentielles.

Des aubes bleues, presque violines.
Il faut recommencer souvent le même poème pour se dire que rien ne s'achèvera.
Il faut balayer beaucoup de souvenirs pour faire entrer dans sa maison l'envie de demain

Pour alléger ta langue, la soulager de l'ombre, tu écris tes poèmes au dos des ailes des papillons.
Peu de mots, beaucoup de couleurs. Et cette précision pour ne jamais rien froisser.
Et cette poudre d'or dans le soleil du cœur.
Et tes baisers sur les lèvres du temps.

Dans le creux de tes mains, tu m'as fait boire l'eau de l'enfance.
Ainsi tu m'as rendu le temps de l'infini.
Et des folies.
De ton regard brûlé, tu sais effacer mes ténèbres.

Tu m'as rendu le temps des vagues et des embruns.
Tu m'as tendu ta paume dénudée, m'offrant l'ardeur d'un feu nouveau.

Nous écrire est ce chemin d'orphelins, nous le parcourons en silence pour consoler la mort de nos étourderies.

Franck

19 mai 2019

Lettre sans numéro - Elle ne fut pas postée...

Mon Amour,

Il y a seulement des temps d'abandon où un poids immense pèse sur chaque heure, où l'on sent qu'elles ont un mal fou à finir, où le sans fin ressemble à une nuit immobile.
Dans la paume de ma main, je regarde l'agonie des saisons.
L'œil se fixe, effaré, pris dans l'épaisseur d'une ombre menaçante. Se taire n'est plus consentir au silence, se taire c'est mordre dans l'obscur, c'est mordre dans le gras de la mort.
Il y a seulement ces temps d'abandon où un poids immense pèse sur chaque heure et l'homme en nous fait porter tout le poids à l'enfant, tout le poids du renoncement, des défaites. Cet homme vain qui n'en finit pas de tuer l'enfant qu’il fut.

Dans la paume de ma main, je regarde l'agonie de l'enfance dans les ronciers du temps, et les restes d'un désir ravagé. La disgrâce est une chanson douce, la dernière aventure, le dernier pont à franchir. Décollement des chairs de l'enfance.
La fin procède toujours avec méthode, comme si l'ordre était sa seule réponse. Comme si la défaite méritait cette organisation, cette certitude. Le sacre du chaos est bien cette discipline des fatalités. La lumière n'est qu'un accident des ténèbres, un imprévu, presque un contre temps. Une erreur. Une divagation des dieux.
Le lieu du monde est une nuit lourde, immobile. Lente.
Et l'enfant s'ébranle et succombe de l'exubérance du noir. Et l'enfant n'en finit pas de téter les mamelles d'une nuit sans fin. L'attente a défait un à un ses rêves, et jusqu'à oublier les raisons mêmes de l'attente.
Et l'attente s'est oubliée elle-même. Et l'attente est bien la chose qui meurt en dernier.
Ce qui souffle dans le dernier souffle, c'est l'extase de l'attente, l’inaccompli à jamais.
Dans la paume de ma main, je regarde l'agonie des saisons.
La disgrâce est une chanson douce, la dernière aventure, le dernier pont à franchir.
La disgrâce c'est la chanson douce du désastre.

Franck.

 

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