Réponse à Ahosera.....
Il fallait que je vous remercie de votre réponse. Votre belle réponse. Et n’ayez crainte, en aucune manière je ne l’ai reçu comme une quelconque tentative de persuasion. Vous comme moi, nous ne croyons pas aux vérités assenées aux autres. Et puis vouloir convaincre c’est déjà avoir perdu, les choses importantes se révèlent, elles ne se discutent pas. J’ai reçu vos mots comme l’expression de votre générosité, de votre talent, de votre fermeté à vouloir maintenir une exigence pure, malgré les doutes, et les obstacles que nos natures incertaines entretiennent, souvent avec complaisance. Vous avancez parfois avec prudence, et d’autres fois avec une fulgurance brutale et claire. Il y a dans cette scansion tout un monde dévoilé, le mouvement même de la vie défait de l’insignifiant, du futile.
Je crois que pour l’essentiel nous naviguons dans les mêmes eaux. Les eaux rares des torrents naissants, ces eaux que l’on fréquente pour naître et mourir, celles qui ont encore le goût de la terre, celles qui savent que le chemin jusqu’à la mer sera épuisant et flamboyant. Ce sont les eaux du chant, les eaux rares, blessées par les pierres, des eaux suturées d’écume, qui inventent le printemps dans chaque tourbillon, qui inventent la lumière à la moindre cascade.
Certes, nos expériences sont différentes, nos urgences aussi le sont, mais nous croyons ensembles que l’écriture, si elle ne nous sauve pas, peut parfaire nos instants, qu’elle permet de nous redresser un peu plus haut. D’aller un peu plus loin.
Et même si ce n’est pas très loin, l’important réside dans ce « un peu plus ». Ce débordement. Cet épanchement de vie. C’est sans doute parce que l’écriture est une résistance, qu’elle nous confère ce surcroit de désir de dignité. Non pas, de cette dignité personnelle, égotique, non, pas celle-là, mais celle de l’espèce, se sentir un homme en expansion dans cet univers en expansion.
Un peu plus homme, un peu plus responsable. Un peu plus vivant. Par ailleurs l’écriture est là, avons-nous vraiment choisi ? Souvent j’ai cette sensation qu’elle était là bien avant moi.
C’est vrai, l’écriture ne nous sauve pas, mais surtout elle ne nous exempte de rien. Tout est à vivre hors de l’écriture. Et pourtant dans cet acte, quelque chose du mystère de la vie se révèle.
La vie était là, et on ne la voyait pas, la vie était là, et on ne l’entendait pas, la vie était là et nous n’y étions pas, nous passions sur le trottoir d’en face en contemplant notre ombre avec ironie, et brusquement dans cette tension vers le texte, vers le poème, tout s’éclaire, tout devient évident. Incompréhensible, mais évident. Fou peut-être, mais évident. Nous devenons présents à nous même, plus que nous ne l’avons jamais été. En nous quittant, nous nous retrouvons. En nous abandonnant, nous nous reconnaissons.
Souvent j’aborde ces questions sous leur versant paradoxal. Et si je parle d’échec, ce n’est pas qu’écrire est un échec ; au contraire, l’écriture en est la lumière, l’épiphanie. L’écriture est la poursuite de la vie quand celle-ci bafouille, balbutie, trépigne. Quand celle-ci est exténuée ou exaspérée. Ecrire c’est d’abord cette confrontation avec quelque chose qui ne comble plus le rêve, le désir, c’est une confrontation avec quelque chose qui est dans l’attente, dans l’espérance, dans la résistance, dans l’insistance. Et l’on pourrait en mourir. C’est pour cela qu’elle a – l’écriture – partie lie avec l’échec, l’inabouti, l’inachevable. Le grave et le léger. C’est son point de départ. Et lorsque j’évoque le jour où le silence sera complet et où l’âme et le monde se tairont - ce temps de contemplation - c’est pour introduire au temps du chant. L’écriture naît d’un tumulte, alors que le chant naît d’un silence. Le temps de l’écriture est un temps de lutte. De frottement, et d’usure. Le temps de la contemplation est un temps dépassé. Il n’est pas arrêté, il est débordé. C’est le vrai temps du silence. Lorsque la mort ne nous parle plus, lorsqu’elle n’a plus rien à nous dire, ou que nous lui avons tout dit.
La mort est bruyante, nous le savons au vacarme qu’elle fait en nous. Et tout ce qui l’annonce ou l’énonce est bruyant et tout ce qui la nie est bruyant et tout ce qui tente de l’oublier, de l’oblitérer est bruyant. Le temps du chant est le temps du silence. Le temps de l’arbre est le temps du silence.
Nous approchons parfois ce temps et ces contrées singulières, avez-vous remarqué le silence qui préside au rencontre amoureuse ? Avez-vous remarqué le silence qui enrobe les amants ? On n’entend rien. C’est parce qu’ils chantent. Le temps des amants est un temps sans écriture. La présence de l’amoureuse ou de l’amoureux est totale et suffisante.
L’écriture tente d’inventer ce temps. La voix qui traverse le texte tourne souvent autour du silence. Comme le papillon dans la lumière. C’est pour appeler l’amour en soi. Inventer un silence c’est inventer un amour. Mais rien ne remplacera la peau pâle et tremblante de l’amoureuse. Rien ne remplacera son regard. On écrit quand l’amoureuse s’absente, quand on l’attend, quand on l’espère, car lorsqu’elle est là, on la dévisage, on la frôle, on la caresse et tout se tait, d’un coup, comme un miracle.
Vous évoquez le corps comme l’ancrage de l’écriture. Un corps reconnu et qui ne serait plus un ennemi, et vous avez raison. L’écriture et aussi un lieu du corps. Certes mon expérience ne vaut pas la votre. Vous êtes comédienne et vous expérimentez dans la chair le tranchant des mots. Incarnation, n’est pas pour vous une expression vaine. Vous connaissez l’étroitesse de nos chairs, leurs raideurs, mais aussi l’infinie possibilité d’une voix juste chargée de sang et de tremblance. Vous touchez du doigt le chant, le silence et l’amour, dans ce mouvement d’expression pure et nue, d’une parole pure et nue, dans un corps pur et nu. J’ai souvent pensé qu’il y avait dans cette offrande au public quelque chose de sacrificiel. Mais peut-être que je me trompe.
Il n’en reste pas moins que l’écriture est aussi le lieu du corps. Plusieurs fois il m’est arrivé de le dire ici. J’ai la sensation nette, précise que tout mon corps s’engage dans le texte. Souvent, lorsque je fini d’écrire je suis épuisé. Physiquement épuisé.
Je pense avoir compris ce lien de l’écriture avec le corps, lorsqu’une amie qui m’est cher me disait « si tu veux écrire il faut que tu prennes un bon petit-déjeuner, il faut manger pour écrire…. » C’est le seul conseil d’écriture qui ne m’est jamais servi.
Et puis il y a le souffle, la respiration. Les mots que je mâche avec lenteur. Les faisant descendre dans le ventre, cherchant la résonance, ce faible tremblement des chairs, lorsque le mot tombe juste, lorsqu’il a le juste poids, la juste couleur. Je parle à mi-voix, jusqu’à l’incantation, pour que l’écriture venue du sang puisse traverser, les muscles, les nerfs, la peau, pour qu’il puisse envahir l’espace de matière qui m’habite. Et l’alléger.
Mais je ne connais pas la grâce du texte offert, dit sur les planches. Je me sens laboureur. Attelé. Bien sûr, ce sont des sensations, des impressions. J’expérimente avec lenteur. Repassant souvent à coté des mêmes sillons. Je suis un laborieux rabotant la même pièce de bois pour recueillir quelques copeaux et se défaire de quelques illusions. Je ne sais si mon corps est un allié où un ennemi, mais il est là, et il faut le traverser comme le texte, comme la vie. La seule réalité qu’il reste après le texte, c’est d’être plus complet. C’est une pensée fugitive, mais essentielle, c’est pour cela que je recommence. « Le renouvellement de la mer par les vagues ». Au bout de la mer, il y a encore la mer, écrire c’est ne jamais accoster, ce n’est pas un échec, c’est inventer l’infini.
Voilà je voulais vous remercier de ce plaisir que j’ai à vous lire et de m’avoir permis durant quelques jours de porter cette réponse.
Il faut un lieu du chant et c’est le poète qui en trace les contours. Et le chant est un au-delà de l’écriture.
Franck.