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J'irai marcher par-delà les nuages

14 mai 2006

La petite chapelle au bout de la route.....

Il y avait eu le cimetière. Avec le premier baiser. Il y eut la chapelle. Et cette nuit méditerranéenne. Juste avant d’arriver aux îles Sanguinaires. La petite chapelle blanche sur la droite de la route. Le phare pour les marins, et la petite chapelle pour accueillir les amours naissantes. La nuit était tombée et nous nos suivions sur la route en direction des Sanguinaires. Comme la marque d’un destin. Comme un oracle muet mais vigilant. C’est elle qui l’a aperçu la première. Elle était éclairée. Bizarrement. Comme si elle attendait quelques âmes. C’est elle, Frédérique, qui a tournée dans le petit chemin chaotique son phare de mobylette tressautait au rythme des ornières. Je l’ai suivi. Nous sommes entrés à l’intérieur. Personne. Nous étions seuls sur ce bout de terre, on pouvait apercevoir le phare des Sanguinaires, et la nuit était douce. Une nuit de printemps. Les étoiles, la mer dont on entendait le ressac apaisé sur les rochers. Normalement cette chapelle était éteinte. Pourtant, là, elle était éclairée en grand, et la porte était ouverte. Alors nous sommes rentrés.

Après le baiser du cimetière, c’était nos premières retrouvailles, seuls. Elle, moi. Il y avait encore la gêne de cette situation bouleversante de l’amour qui découvre pour la première fois la saveur de la chair de l’autre. Ce soir là il fallait encore nous abriter, comme pour nous protéger. Il nous fallait nous cacher, pour prolonger le mystère. Il faisait nuit, et les étoiles du printemps brillaient sur les îles Sanguinaires. Et nous sommes entrés dans petite chapelle illuminée. Ce qui me fascinait dans le regard de Frédérique c’était ses yeux, comme s’ils étaient piqués de multiples lumières. Et puis sont sourire éclatant. Elle avait le secret de ses instants de pure joie et son visage se rehaussait d’un pétillement, d’un scintillement presque surnaturel. J’aimais cette joie, ses rires. Et le souffle de sa bouche dans mon cou. J’aimais me dire que l’avenir pourrait avoir la couleur de son sourire. Il y avait dans cette chapelle quelque chose d’incongru. Elle aurait du être éteinte. Nous aurions du aller au bout de route nous assoire sur les rochers. Nous étions là. Silencieux. Timides. On avançait vers l’autel de pierre pour des noces nocturnes improbables. Inattendues. On était sortis de l’enfance sans vraiment s’en apercevoir et on entrait dans la saison de l’amour par une porte de nuit. Presque une porte sacrée.

………….

Bon, il faut que j’arrête là le récit. Je perds mes mots. Et le sens qui s’y accroche. J’ai une tension qui perce. Là. Maintenant. On ne peut pas dire l’histoire comme ça. L’histoire de Frédérique ne peut pas se dire comme ça. Toutes les histoires d’ailleurs. Frédérique il faut la dire par la fin. Il y a des destins qui sont de leur naissance. Dans le début surgit l’horizon d’une vie à dérouler. Au premier instant tout est là, le voile du drame passe sur les yeux de l’enfant qui naît et la vie consistera à dénouer ou à renforcer le premier nœud. Et puis il y a les autres destins. Plus noirs. Plus définitifs. On ne peut les dire que par la fin. Que par la part fatale.

Frédérique il faut la dire par la fin, parce que ma mémoire sait la fin. C’est la question de la mémoire, du souvenir. De l’écriture. Il n’y a pas de vérité, hormis celle que vais écrire, inscrire dans le double mouvement d’aller-retour. La vrille qui perce la mémoire, maintenant, et qui recouvre la lumière jaune de cette chapelle. Qui recouvre nos corps allongés sur le sol de la chapelle. Au bout de la route des Sanguinaires. Au printemps. Bien avant que nous soyons des ombres. Bien avant l’effacement.

Frédérique il faut la dire par la fin. La mère qui rentre dans la chambre. Il faut dire la beauté de Frédérique et son sourire qui découvrait ses dents si blanches. Il faut dire qu’elle a vingt-trois ans à la fin. Que notre premier baiser était loin, perdu dans le maquis qui entourait le cimetière d’Ajaccio. Il faut dire que nos lettres se faisaient de plus en plus rares. Dire que la mère est rentrée dans la chambre avec un fusil. Dire que j’étais loin. Dire que je préparais mon mariage. Dire que j’essayais de me convaincre d’un bonheur fragile. Dire que les galops sur la plage de Sagone, au petit matin, devant le Santana, l’hôtel de ses parents, avaient laissé des traces indélébiles, inaltérables. Parce que le cheval était noir, qu’il s’appelait Moka, et que le velours bleu, sombre et vif de la mer portait en triomphe le rire de Frédérique. Alors oui, il faut dire que la mère est rentrée dans la chambre de Frédérique un matin du mois de mai avec un fusil de chasse. Et que Frédérique lisait. Frédérique aimait lire allongée sur son lit. Elle lisait Beauvoir, Sartre, Anne Franck, Camus, Vercors, René Char, Prévert, Le Rouge et le Noir, Madame Bovary, Anna Karénine, et sa mère est rentrée. C’était l’après-midi. Juste au début de l’après-midi. Et j’étais loin, à la porte froide d’un bonheur incertain. Obscur. Confus.  Elle a tirée deux fois. Deux cartouches de chevrotines. La mère. Sur la fille. Frédérique. Deux cartouches. Sur le corps de Frédérique. Avec le bruit assourdissant. Et le sang partout, avec la chair collée au sang. Et la mère qui recharge. Deux autres cartouches. Et tire, deux fois de plus sur le Frère. Philippe. Le frère qui arrivait en courant. Dans le couloir. Deux autres coups de chevrotines. Il faut bien le dire que la mère a tiré sur ses deux enfants, juste avant de se déchirer la tête avec le cinquième coup, parce que on ne comprendrait pas le premier baiser contre le mur du cimetière avec les îles Sanguinaires au loin. On ne comprendrait pas la petite chapelle, le lendemain du premier baiser. On ne comprendrait pas ces noces adolescentes, presque enfantines. On ne comprendrait pas l’empreinte, la marque, la signature du destin. On ne comprendrait pas le mouvement de la mémoire, quand celle-ci appelle les ombres.

C’était au mois de mai. Je préparais mon mariage. Et le journal donnait tous les détails. La folie de ma mère. Pourtant le journal ne disait rien de Frédérique. De son sourire, des galops sur la plage. Du baiser. Et de la petite chapelle. Le journal ne disait rien de la peau blanche de Frédérique de ses seins qui brûlaient mes doigts, de ses lèvres avides. Rien n’était dit de son ventre palpitant de nos désirs d’adolescence.

Dans la petite chapelle nous nous sommes étendus sur le sol. Nous nous tenions par la main pour être sûr de la présence de l’autre. Il fallait toucher pour croire. Comme la plaie du Christ Allongés sur la dalle fraîche. Devant l’autel. Au pied du crucifié en bois d’olivier, avec sa blessure de sang rouge.

Nous étions encore dans les instants où l’amitié d’avant, essayait de se déployer comme une fleur incandescente. C’était le temps de l’apprivoisement. De l’ajustement des élans. Des voix. Le temps des regards qui se prolongent dans le silence. Le temps où il n’y a plus vraiment de temps. Temps d’absence. Où les dieux désertent l’espace, désertent les églises, les petites chapelles. Temps des lumières frémissantes. Des chandelles. Des murmures. Temps de ses grandes solitudes à deux. Temps de la seule présence. Où un peu de brise marine suffit comme musique. Où après chaque rire succède un moment de gravité un peu solennelle pour hisser au plus haut la tremblance du cœur et maintenir l’heure vacillante. Seulement vacillante.

Etendus sur le sol. Nous avions éteint les grandes lumières et allumé tout les cierges. Nous étions dans l’éclairage rouge de l’amour qui s’approche avec le fracas des conquêtes et le bourdonnement des étoiles. Etendus sur le sol, se tenant par la main, dans l’apprivoisement de nos voix. Dans notre seule pauvreté. La voix amoureuse n’a pas la même tonalité que la voix du jour. La voix amoureuse ne sait pas faire des phrases complètes, les mots semblent avalés par les yeux de l’autre, ils disparaissent de la langue, et n’ont pas besoin d’être prononcés. C’est une parole qui ne raconte pas d’histoire. Elle joue avec les silences. Elle s’enroule dans la voix de l’autre comme une brume d’or. Elle est étrange comme l’aurore boréale. Incompréhensible pour quiconque l’entendrait par hasard. C’est une parole échevelée, sans ordre, ni syntaxe. Elle est toute en éclats de cristal, en goutte de rosée, elle est faite de repli et d’élancement, elle nomme, elle sacre, elle énumère, parfois elle évoque des rêves, elle questionne sans jamais attendre de réponse, il lui arrive de faire des promesses. Voix du murmure. Du silence. Elle est faite de petits morceaux qui s’enflamment aux lueurs des chandelles, c’est pour cela qu’elle s’accommode si bien du vent et des pénombres. Ce fut la première langue. Elle sera la dernière. On ne l’apprend pas, elle est de notre sang, elle ne connaît ni les races, ni les frontières. Et ne pas la dire c’est comme ne pas vivre. Parfois certains inspirés, ou certains initiés la font surgir de leurs poèmes ou de leurs prières. C’est la voix la plus universelle et pourtant la moins pratiquée.

Allongés nous étions dans cette langue des premiers temps, des premières aubes humaines enlaçant le présent à l’avenir, tissant un voile blanc entre le monde et nous, brodant aux quatre coins de notre ciel les quatre points cardinaux. Et nos noces sages prirent fin. Nous n’étions pas encore arrivés à l’échange des chairs. Nous étions dans l’avant, c'est-à-dire dans l’éternité. Après la petite chapelle, il y eut la mer, longtemps assis sur un rocher à regarder la nuit, le phare des sanguinaires. Avec simplement sa tête sur mon épaule.

Mais il faut bien savoir que sa mère est entrée dans la chambre. Il faut savoir que j’étais loin, que je me préparais à un drôle de mariage. Parce que si l’on ne sait pas ça, il est impossible de dire Frédérique, son rire en éclats d’astres purs, la mèche de cheveux qui tombait toujours sur son œil, les galops sur la plage de Sagone. On ne pourrait pas dire le premier baiser adosser au mur du cimetière. On ne pourrait pas écrire cette nuit là de la petite chapelle et toutes les promesses qui ne furent pas tenue et qui reste à jamais inscrites sur l’envers des nuages.

Sa mère est entrée dans la chambre. C’était au moi de mai. Peut-être que s’en est l’anniversaire. Peut-être que c’est ça qui vrillait mon écriture. Peut-être…

De quoi sont fait nos souvenirs ?  Peut-être sont-ils un galop de cheval si rapide qu’ils devancent toujours notre vie. Peut-être que se souvenir ce n’est pas revivre du passé mais uniquement chercher à rattraper ce cheval au galop. Peut-être… 

Peut-être que la mémoire ne nous projette pas vers le passé, peut-être que c’est l’inverse, que c’est notre seul élan vers demain. Plus total. Plus complet. Plus décidé. Plus libre…

Peut-être que les souvenirs de l’arbre ce sont ses feuilles et l’effleurement du vent dans la tremblance du printemps…comme une étreinte des saisons….

Peut-être…

Peut-être…

Franck.

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9 mai 2006

Avant la saison des pluies....

J’avais beaucoup roulé sur la piste de latérite, croisé des dizaines de grumiers qui descendaient du nord et de l’est. La piste me menait à la frontière du Ghana. La saison des pluies n’avait commencé. Encore quelques jours. On le voyait aux nuages, à leurs formes, à leurs couleurs. A cette électricité de l’air. Quelque chose en nous se met à attendre. Mécanique des fluides, des pressions, des masses, des énergies. Je roulais. La route montait, puis descendait, longue brèche rouge qui séparait en deux le vert foisonnant de la forêt. La poussière rouge me collait à la peau. La 4L flottait sur la tôle ondulée. A chaque croisement de grumier, je devais mordre sur la terre meuble du bas coté. La 4L se mettait légèrement en travers. Ça durait une ou deux secondes. Ne pas freiner. Jamais. Le salaire de la peur. J’allais vendre des livres à des gens qui n’en avait rien à faire. Alors j’écumais la Côte-d’Ivoire proposant mes collections et autres encyclopédies. Ils n’avaient pas besoins de ces livres trop chers, ces gens. Le peu d’argent qu’ils avaient aurait du servir à autre chose. Mais c’était un temps sans compassion. J’avais faim. C’était ma seule raison de rouler sur cette route de poussière. La chaleur était infernale. Interminable. Et bientôt j’arriverais à la frontière, je devrais faire demi-tour. Pas de vente, donc pas d’argent. Plus d’argent. Pas de quoi payer une chambre de brousse surchauffée. Tout cela ressemblait à un terminus. Et pourtant je ne faisais que commencer. Mais déjà le goût de la fin, et de la frontière, et des bornes, et des extrémités. Des temps trop chauds, des pays trop loin, des retours impossibles. La forêt infinie c’est un peu comme un océan. C’est un peu se perdre. Il y a des routes qui ne mènent nulle part. Ne pas freiner. Il y a un moment où l’exotisme ne nous atteint plus, où la majesté des jours nous échappe en totalité. On ne plus qu’on est jeune. On ne sait plus vraiment d’où l’on vient. L’avenir c’est cette route droite qui monte et qui descend encadrée par deux murs de forêt et la chaleur suffocante, les vibrations de la voiture sur la tôle ondulée. La faim. Ne pas freiner.

Et puis le paysage s’adoucit. Les vallées sont plus larges, la forêt devient plus rare. Et bientôt des plaines, pas vraiment plates. Juste un mouvement de houle lente. Une houle couverte de plantations. A perte de vue des plantations, ananas, banane, cacao, coton. La totale. Et puis un chemin sur la gauche de la route, avec un grand panneau : « Ferme expérimentale ». Je roule un long moment sur le petit chemin en m’enfonçant dans une bananeraie. Et puis je débouche sur une immense clairière où l’herbe est courte, tondue au plus près. On dirait du gazon. Au centre, une maison. Très grande. Sorte de cube très aplati, surmonté d’un toit de tôle peinte d’u rouge marron. Les murs sont d’une blancheur éclatante. Presque trop violente. Construction classique des « villas » des blancs du coin. Sauf que là, elle est vraiment grande. Elle est légèrement surélevée. Avec une un auvent sur toute la longueur. On y accède en montant un perron de trois marches.

La route s’arrête là. Personne. C’est un lieu incongru. A la fois beau et presque déplacé. Un lieu qui hésite entre le paradis et l’enfer. Debout sur le perron j’attends. La maison semble vide. C’est la fin de l’après-midi, les couleurs se contrastent les ombres s’allongent. Le temps s’étire un peu plus.

Il est arrivé au volant de sa Range Rover. Classique aussi. L’apparence typique du broussard, chemisette à manches courtes et short long beige. Chapeau de brousse. Une cinquantaine d’années, la peau tannée par le soleil. Mince, presque maigre. Sec. Déterminé. Les yeux bleus. Une image d’Epinal.

Les présentations sont rapides. Je lui dis ce que je viens faire. Mes bouquins ne l’intéressent pas. Mais il me fait signe de rentrer à l’intérieur. La pièce est semble démesuré. C’est un salon où s’agitent trois grands ventilateurs. Il a peu meuble. Dans un coin, un canapé, deux fauteuils, une table basse en bois. Dans un autre coin une salle à manger avec une table en bois précieux et au moins quinze chaises autour. Les murs sont vides. Blancs. Les seuls objets deux gros bouquets de défenses d’éléphants se faisant face et séparant le salon de la ale à manger. Il m’offre une bière. Et me demande e m’assoire.  « A part vos bouquins de merde qu’est-ce qui vous amène ici ? ». Je lui raconte. Le voyage. Le sahara. Je lui dis le fleuve, le Niger. Je lui dis l’ennui à Paris. Je lui dis le rêve. La route. L’espoir. Je lui dis la faim. Je lui dis la quête. Les horizons à découvrir, l’exaltation, le bouillonnement du sang. Et aussi l’impossibilité, la vacuité, l’insignifiance des jours. Je lui dis la mort qui hante les cellules de mon cerveau. Il écoute. Il boit sa bière, et il écoute. Peu à peu la lumière baisse. Des rayons rouges de soleil colorent la pâleur des murs. A la fin, il me dit d’aller chercher des bouquins. Deux dictionnaires. Les dictionnaires se payaient en liquide. Deux, c’étaient une aubaine. Ça m’assurait le retour à Abidjan. Deux dictionnaires, c’étaient de l’essence, une chambre et manger. Quelques jours de gagnés. Il pose les billets sur la table, à coté des deux dictionnaires. Il repart chercher des bières. « Bon, ce soir tu reste là… les chambres ne sont pas climatisée, mais les moustiquaires suffisent… on mangera plus tard… »

La nuit est arrivée vite. L’obscurité a tout envahi. Il n’a rien allumé. Les moustiques. On est devenu des ombres. Des voix. « J’avais un peu plus de vingt ans quand je suis arrivé en Afrique, je venais d’avoir mon diplôme d’ingénieur agronome. Ça fait dix ans que je suis là. Et là, c’est moi. C’est moi qui inventé ce lieu, les plantations et tout…. » « Ici je suis roi…c’est mon royaume... »

Ainsi sa voix c’est accordée à la nuit. Une voix qui venait du ventre. Une voix qui longtemps c’était tue. Une vois qui voulait rassembler l’essentiel. Toute sa solitude. Toutes les nuits africaines. Une voix qui s’exaltait de sa propre résonance. Alors il a parlé longtemps. Sa vie. L’Afrique. Et puis toujours la solitude. C’est quoi la vie d’un homme ? « Au début tout allait bien, je rentrais souvent en France, et j’avais une maison à Abidjan sur les bords de la lagune. Tout était simple. Les femmes des fonctionnaires métropolitains, tu vois ce que je veux dire, et puis les filles ici s’était facile. Après il y a eut l’indépendance….j’ai tiré mon épingle du jeu… Je me suis mis à travailler avec le ministère de l’agriculture…et puis un jour j’ai débarqué ici. Je peux te dire petit…ça n’a pas été facile. Il n’y avait rien. Maintenant tu as vu… y’en a qui viennent de France pour visiter…. Mais tu comprends ça, les plantations, c’est rien…ça n’a pas vraiment de sens. J’ai appris à faire ça, alors je l’ai fais. Le plus difficile, c’est la nuit. Le silence. La nuit. Bien sûr on entend les oiseaux, les singes, mais derrière les cris, les piaillements, les hululements…derrière…c’est un silence terrible… »

La voix venait maintenant du ventre de la nuit. « J’ai construit un royaume dérisoire. Ici, j’ai presque tous les pouvoirs…. En fait je les ai tous… tu m’entends, tous les pouvoirs…la vie, la mort, l’argent…personne ne vient jusqu’ici, et ceux qui viennent repartent tout de suite… et ma vie est vide, comme ce château…vide…et la nuit les mêmes monstres me visitent…. »

« Partir ?....tu rigoles, il y a des lieux qui vous tiennent, qui ne vous lâche pas, mon sang, ma chair ont pris le goût des cette vallée…on ne s’échappe pas d’un royaume, on ne s’échappe pas de sa vie. On reste. Un jour, même, on commence à attendre la mort….Alors on boit, tu sais, c’est des conneries de dire qu’on boit pour oublier. Moi, quand je bois, je n’oublie rien. Au contraire. Tout est là, encore plus fort, plus violent, mais à ce moment là, j’ai l’impression d’être plus fort, et de pouvoir vaincre. »

Sa voix résonnait dans cette immense maison. J’écoutais. Il y avait une sorte de violence et de tristesse. De l’exaltation, de la désillusion, du dépit et de la hargne. Et puis, il y a eut la musique qui est sortie de la nuit. Tam-tam, balafon. Au début on entendait à peine. Après, avec les chants, on est entré dans le cœur de la nuit d’Afrique. « C’est le village à coté….Il y en a plusieurs autour de la plantation. Ils travaillent tous pour la plantation…Ce que tu entends c’est un retour de deuil. Ils ont pleuré, maintenant ils dansent…ça va durer toute la nuit...»

« La vie c’est choisir son enfer, le reconnaître, l’accepter et s’y tenir… il arrive que tu puisses l’aimer… mais c’est pas une obligation...un jour une femme est venue vivre ici. Elle s’était trompée de paradis. Tu comprends, pour rester ici, il faut un peu plus que de l’amour. Il faut une rage. A l’époque il n’y avait pas la télé, la radio, on n’avait pas encore de groupe électrogène pour l’électricité… alors elle est partie… » « De la haine, surtout de la haine…il faut haïr fort pour rester ici… dans les village autour certains me vénèrent à cause de la plantation et du travail, d’autre me maudissent, me méprisent pour les même raisons… mais moi j’ai n compte à régler avec la nuit, les ombres, le silence et la solitude… alors je tiens, pour un jour leurs tordre le cou, ou alors ça sera moi, et on me retrouvera accroché à un de ces ventilateurs… »

Et puis il y a eu une voix. Douce. Elle venait du fond de la pièce. Une petite voix de femme. « Patron…patron….. » « Non, pas ce soir…. Rentre chez toi…..attend !...tu la veux ? » « Non… » « Rentre chez toi… tu as tort, elle est fraîche, jeune, pour l’instant rien ne l’a pourrie… au fond, c’est moi qui la pourrie… »

Les ventilateurs brassaient la nuit. Il y avait les tam-tams. Je me suis levé pour aller sur la véranda. Nuit sans étoile, sans lune, la saison des pluies s’annonçait, avec ce surcroît d’étouffement et chaleur. Et d’attente. Et d’oppression diffuse. « Ici, c’est un lieu façonné par l’homme, entièrement. Et l’homme n’y a pas place. Ici, on produit, et on se fout de savoir pour qui… »

« Je n’ai plus de famille, plus de lieu, je n’ai que moi et ma mémoire et le silence, et les ombres, et la forêt…. »

Et puis la voix a baissée. « Enfant j’ai rêvé… c’est ça qui fait du mal… rêver, j’ai même lu… Conrad… le Cœur des ténèbres. Et voilà que c’est moi, le cœur des ténèbres…Je suis au centre d’un rêve d’enfant et je ne peux plus en sortir… »

Je crois que j’ai eu envie de partir, à cet instant. Cet homme pris dans sa parole de nuit remuait mes propres rêves, et brusquement je me suis vu trente ans plus tard, désossé de ma rêverie. C’était un lieu qui hésitait entre le paradis et l’enfer.

Mais c’était la nuit et je suis resté. L’Afrique ne pardonne pas. Elle révèle. Quelque fois en creux. Mais elle révèle. Ça devait être un début et cela ressemblait à une fin.

Progressivement il s’approchait du murmure. Peut-être des aveux. Peut-être de la miséricorde. Ou seulement de l’enfant qu’il avait été. Je ne sais plus. Passé un certain âge, on imagine plus l’enfant derrière l’homme mûr. Pourtant….A quel moment l’enfant disparaît du regard ? Je ne l’imaginais pas enfant. Autour de nous la forêt soufflait. Un immense poumon. Elle aussi attendait la saison des pluies. Un continent attendait. Et cette soirée s’enfermait dans la mélancolie de cette attente. Parfois les cris des singes. Et les chants un peu plus loin, les chants de vie et de mort. Je ne savais pas où il voulait en venir, à qui il parlait. Nous n’étions que des ombres dans cette grande maison envahie par la nuit. J’ava mal à mon voyage. J’avais mal à l’aventure, à ces routes qui ne mènent nulle part.

« Certains soirs, petit, je n’arrive pas à trouver le sommeil, alors je viens là, sur le perron. Je m’assois. Et tu vois petit, je pleure…. Tu comprends… je pleure. Et personne n’entend, et personne ne voit…on s’est fait un royaume de pacotille et cela n’est rien, parce qu’à l’intérieur il n’y a rien. L’âme, petit, tout le monde en parle, mais on ne sait pas ce que c’est. L’âme c’est un endroit de toi qui ne t’appartient pas, c’est quelque chose que tu entretiens toute une vie, mais qui ne t’appartient jamais. L’âme c’est ce que tu donnes, que tu donnes sans compter, aux autres, au monde entier. Ce n’est pas de la bonté, la bonté c’est autre chose encore. Non, l’âme c’est ta partie rare, et elle est tellement rare que tu la dépenses sans compter, et chaque jour, chaque matin elle peut être là en toi, intacte…et tu peux recommencer à la donner… » Etrange nuit d’Afrique. C’est une terre qui nous sait. Ici les masques tombent toujours, surtout dans l’électricité qui cisaille la nuit avant la saison des pluies. Et puis il y eu un des barrissements dans le lointain. « Eux-aussi attendent la pluie… » Les chants s’étaient tus. J’entendais encore quelques bruits assourdis de tam-tams. Et  toujours ce souffle de la forêt, comme une main caressante et brûlante. « Mon âme je l’ai perdu, puisque je n’ai rien donné, puisque j’ai voulu trop prendre, je l’ai perdu dans la bière et le whisky, dans les bordels de brousse, et dans des jours inutiles, suivants des jours inutiles. Un jour tu te réveil et tu t’aperçois que tu es vide, même si tu voulais donner, tu n’as plus rien à donner. Vide. Sec, comme cette terre qui attend la pluie… à l’intérieur  il ne pleut plus depuis longtemps… » Il y a une certaine heure de la nuit où la forêt s’endort. Plus de bruit, plus de cris, ça ne dure pas très longtemps. C’est un silence étonnant. Comme une annonce. Comme des prémices. C’est presque insupportable. C’est un silence qui ne dort que d’un œil. Un silence de tension. Celui de la bête qui se prépare à bondir. Il n’y a pas de vraie paix dans la nuit de brousse, on est loin des nuits sahariennes. Ici, il n’y a pas d’éternité. Il n’y a qu’un présent étouffant et poisseux. Dans le Sahara il faut survivre, ici, il faut se survivre, et c’est ça l’enfer…  « Dans le désert tu n’attends rien, car tu sais qu’il n’y a rien à attendre, ici tu attends, tu attends la pluie, tu attends le soleil, tu attends les récoltes et quand tu as fini d’attendre tout ça, tu recommences à attendre, et un jour tu attends la mort… » « Ici, il y a toujours un drame qui veille, qui couve, une brutalité…. Non, pas brutalité…cruauté… Pourtant je l’ai aimé ce pays, cette terre, cette forêt…mais je me déteste trop pour continuer à l’aimer, ici, il faut être pur avant d’arriver, car sinon le climat, la nuit, la folie, s’agrippe à toi et tu es foutu. C’est une terre exigeante….elle use, elle use tout, l’humidité s’attaque à tout la moisissure envahie tout, d’ailleurs elle commence par l’intérieur… tu vois petit, moi je suis moisi de l’intérieur…et le whisky n’a aucun effet contre ça….ici, tes rêves finissent par moisir, ils deviennent poisseux, collants…. »

Sa voix, fatiguée par la bière devenait poisseuse aussi, son murmure devenait presque inaudible, quelque chose semblait se perdre dans cette drôle de nuit, dans cette veillées des ombres.

Et puis nous nous sommes endormis, lui sur son fauteuil, moi  sur le canapé. Et ce fût le matin, toujours plus poisseux, toujours plus lourd. Un matin chargé d’une attente sourde. De gros nuage flottaient là-haut. La brousse se réveillait avec sa rumeur, ses cris d’oiseau, de singes, ses envols, ses craquement d’arbres, de branches. Le sang épais de l’Afrique battait au rythme de la forêt et de l’attente.

Et puis nous sommes séparé, sa gueule mal rasée paraissait si vieille, ses yeux si tristes. Et son royaume, brusquement si dérisoire.

Et j’ai repris la route, avec un sentiment de dévastation, comme si ma forêt intérieure était éventrée par des Caterpillar.

Au moment où j’arrivais sur la route de latérite qui me menait à Abidjan un énorme coup de tonnerre ébranla l’atmosphère. Le ciel devint plus noir. La chaleur plus étouffante. Et l’orage éclata, généreux et dantesque. Des gouttes larges et grasses. La saison des pluies commençait.

Mes essuie glace avaient du mal à essuyer cette avalanche. Au premier petit village je me suis arrêté. Dehors il y avait deux enfants. Un petit garçon et une petite fille. Ils étaient sous la pluie diluvienne et faisaient une farandole en riant. Je suis sorti. L’eau était froide. Et bonne. L’eau me lavait de cette nuit étrange. J’étais trempé. Les enfants ce sont approchés, ils m’ont pris la main et m’ont entrainé dans leur danse de joie et de pluie. Et l’Afrique gagnait mon sang dans cette danse de deux petits enfants noirs riants aux éclats de me voir si lourd, si pataud….

J’ai souvent repensé à cet homme perdu, dans son royaume perdu, au bout de cette route perdue… souvent… peut-être qu’on lui ressemble un peu. Peut-être…qu’on ressemble aussi à ses deux enfants sous la première pluie de la saison des pluies…

Franck

7 mai 2006

Le temps de Saturne....

A un certain moment on sait qu’on est au fond. Qu’on est au cœur du dur. De la résistance la plus archaïque. Celle qui nous tient à la gorge, au ventre. Une sorte de ciment. Lourd. On le sait parce que les gestes deviennent épais. Les mots se collent les uns aux autres sans vouloir signifier quoique ce soit. On est dans un ralenti plat, sans forme, sans espace. Comme à travers la vitre. Et la pluie sur la vitre. Et les gouttes qui s’écoulent comme des secondes liquides. Le temps qui fuit en eau trouble sur la vitre où coulent les gouttes de pluies. En face, le monde. Entre lui et nous, la vitre. La pluie. Rien des bruits du monde ne nous parvient. Il ne répond plus. Ou alors, à coté. Temps saturnien aux anneaux en forme de menottes. Cercles de silence et l’isolement. Bon appétit Saturne ! Comment vont tes enfants ? A force de manger du temps on a plus faim. Ca fait un poids sur l’estomac. Avaler chacune des heures que l’on a enfantées. Mastiquer son avenir, ou ce qu’il en reste. Féroce repas. Goya t’a vu sortir de la nuit espagnole. Depuis on sait ce qu’il se passe derrière la vitre, derrière la pluie. Derrière l’opaque et le lourd. On sait de quoi est fait le cœur du dur. J’ai déjà mangé les cendres de mon père, que pourrai-je prendre en dessert ? C’est le temps des constellations lointaines et froides aux anneaux de fer. On ne les connaît pas, leurs lumières meurent bien avant de nous parvenir. Il y a un coin du ciel où les lumières mortes s’échouent, c’est une vaste étendue noire où agonisent les restes épuisés des rayons scintillants. C’est un grand champ d’espace ou les aubes expirent, où les soleils imprudents s’éteignent. Même la nuit craint de voir s’élever le grand arc-en-ciel noir, l’arche de temps impossible, de voir s’élever les marches du pays de l’attente vide, avec le grand brasier noir de la suspension, des délais, des retards, des syncopes.

On est d’un désir inavoué, inachevable, inadaptable, on est d’une excroissance, d’un vide, d’un rien, d’un vain, et nos bulles d’espérances nous pètent à la gueule. Alors on peut bien rester effaré, le nez appuyer contre la vitre, contre la pluie, avec des mots de ciments collés entres eux au fond du palais, collés au fond de la gorge, collés aux chairs de la bouche. Cendres.

Je ne suis pas d’ici. Je ne suis que de passage. Que d’un passage qui s’éternise. Je ne suis d’aucune joie, d’aucun bonheur. Je ne suis d’aucun regard. Je ne suis qu’une perspective, qu’une ligne de fuite. Une illusion. Pire, une erreur. Les lendemains ont le goût des hier. Rien, n’invente rien. Je ne suis pas d’ici. Je suis de derrière la vitre, de derrière la pluie, de derrière ces gouttes qui fléchissent comme les larmes qui plissent les rebords des chagrins. Je suis du pays de Saturne et de la marche circulaire sur ses anneaux de fer. Et de ces grandes plages au sable d’absence, aux galets coupants de défaillance, avec ses vagues d’omission et d’oubli. Du pays de Carco avec ses soirs qui s’effilochent, avec ses aubes qui ne ressemblent à rien, avec à ces sons d’accordéons essoufflés, avec surtout cette pluie fine qui n’en fini pas de tomber sur le regard, et sur la ville, sur le corps des filles de tristesse. Je suis du pays de Corbière, avec sa poésie en forme de croûte sur des blessures qui suintent.

Il y a des bateaux qui partent, et puis il y a ceux qui reviennent. Je suis de ce retour. Voilure défaite, rêves déshabillés, rompus comme un mat. Déroute des retours. Avec lenteur. Et ce poids sur l’estomac de Saturne.

Je me souviens, c’était bien au sud de Colomb-béchar. Un pays de dunes. Un continent de dunes. Je me souviens je suis monté sur celle qui me paraissait la plus haute. Je me souviens de ce qui m’a percé à ce moment là. Une pensée d’une clarté invincible. Tout le raccourci de ma vie, tout une déroute à vivre. Là, devant cette étendue de sable. A un certain moment on sait qu’on est au fond. Qu’on est au cœur du dur. De la résistance la plus archaïque. Celle qui nous tient à la gorge, au ventre. Une sorte de ciment. Lourd. J’ai dix-neuf ans, et là je sais. Je sais toute la suite. Brusquement. Dans l’évidence du paysage sans fin. Comme si le doigt de dieu me désignait. M’assignait. A cet éternel retour. A des appétits de cendres. Et a cette attente vaine. Interminable. A la vitre. A la pluie. Et la nuit est tombée. Et j’ai eu froid. Et j’ai su ce qu’était le pays qui se trouve après la solitude. La back-room. Le carré VIP. Bienvenue chez les ombres ! Derrière la dune, une autre dune, un autre silence. Mon rêve de Petit Prince s’est arrêté ce jour-là. A cet instant de l’assignation. Pas de rose, ni de mouton, ni de renard, pas d’étoile en forme de grelots. Sans doute qu’écrire c’est revenir à cet instant de la dune du sud de Colomb-Béchar….

Peut-être… Au fond, je n’en sais rien…

« Papa, à table !...j’ai faim de toi !...les vivant sont décevants, ils manquent de goût et de saveurs… aujourd’hui je préfère tes cendres… »

Franck.

1 mai 2006

L'arbre du rêve.....

Sans doute ce rêve voulait me parler. Signifier. Il y avait un arbre. Massif. Imposant. Il était au bout d’une plaine perdue. Inconnue. Un arbre posé dans le repli de l’horizon. Je ne me souviens jamais de mes rêves. Là il y avait un arbre. Trop grand. Immense. C’était un rêve d’arbre. Quelque chose tirait mon écorce. Quelque chose tordait ma chair rigide et filandreuse. L’arbre était isolé. Seul. Paysage dépeuplé. Sauf l’arbre. Dans sa lenteur à vivre. Dans sa difficulté à dire. Dans l’étirement engourdi de sa fibre. Hors de sa forêt l’arbre ressemble à une tragédie. Une lente lutte résolue tricotant de l’éternité dans les mailles inconstantes et inexorables des saisons. Déborder sa chair. Mourir chaque année et déborder sa chair quand même. Puissance lente, fatale, traversée de toutes les fragilités. C’est un arbre posé au loin comme un vaisseau tendant sa voilure au ciel. Large voilure de verdure argentée.

Je ne sais dire de quel arbre il s’agit, c’est n’est pas un chêne, peut-être un orme. Le rêve ne le dit pas. Le tronc est gros, lourd, sculpté de profonds ourlets, d’épaisses plissures, de longues blessures écaillées de temps. Bourrelets de croûtes de sève coagulées. Dans le silence de la plaine l’arbre déborde ses fractures, ses balafres, et chaque saison trace sa marque, sa morsure. Les crocs du temps se plantent dans le bois qui se donne, qui s’offre et s’épuise, ce bois qui s’appuie sur ses effondrements et qui se redresse de ses propres défaites en tirant sur ses bras décharnés, en saisissant une portion de ciel ou en accrochant ses branches à quelques nuages compatissants. C’est un rêve d’arbre. C’est donc un rêve de solitude. Et de patience. Dans le rêve, il avait cette plaine de nulle part et cet arbre dressé dans son silence. Et cette impression de silence dans le rêve. Et ce silence, là maintenant à l’heure de l’écriture. Comme une puissance. Comme une désolation. Quelque chose de la vie qui se survit. Quelque chose de la mort qui persévère. Une mort assidue, endurante, calme. Infatigable. Et seulement la ramure dans le vent. Et seulement cet élan languissant presque immobile, engourdi par la solitude et cette tension sans fin. Un épanchement.

Il y avait l’arbre dans ce rêve et moi qui étais comme l’arbre. Peut-être dans l’arbre. On ne sait jamais dans les rêves. J’étais l’arbre pris dans mon écorce. Et le tourment de mes branches. Comme l’arbre dans son travail d’arbre, à chaque temps du temps grandir, à chaque cadence déborder un peu plus. S’étirer au plus bas, au plus profond, pour monter au plus haut, au plus large. Comme la folie d’une chimère déraisonnable. Folie que ce vouloir sourd et douloureux d’aller prendre le silence de la terre, et à force d’épuisement, et à force de débordement, en faire le chant du vent. Rêve. Extravagance. Égarement. Désossement des terres noires avec lenteur et constance, à travers chaque saison. Même les plus froides, même les plus chaudes, même celles que l’on oublie. De siècle en siècle.L’arbre solitaire est comme la nuit, il n’a pas de lieu, seulement l’éternité comme un danger. Il est un dieu déchu condamné au silence et à la prière. Il est un dieu déchu qui défie encore les cieux, et la foudre. Et la foudre. A chaque strie, un chapelet tremblant. A chaque strie l’incision des jours. A chaque strie l’arbre dans sa croissance s’éloigne de lui et fabrique l’ombre qui l’emportera. Et chaque feuille est comme le déploiement d’un mot, et chaque feuille récite la vie de l’arbre depuis son début, depuis le premier humus, et chaque feuille dans son vacarme de verdure prépare le long silence de l’hiver, et chaque feuille est comme un poème qui expire dans le vent. Lente symphonie du dépouillement et de la croissance. Lente symphonie de l’écriture qui se déploie sur chaque strie du temps comme un cœur qui bat, comme une stridence au centre des fibres ligneuses.
Il y avait l’arbre dans ce rêve et moi qui étais comme l’arbre. Un rêve de la permanence et du précaire, de l’éternité dans l’éphémère. Un rêve de lenteur. Comme une puissance. Comme une désolation. Et chaque mot serré dans l’écorce craquelée, venu d’une sève lente. Si lente. Macération lente d’amour. De débordement des chairs du bois dans cet étirement vertical. Le gras de la terre noire plein les cuisses et le sexe, et les bras nus tendus vers un baiser improbable. Amarre tenace et solide où s’ancrent les cieux. Il y a dans l’arbre solitaire quelque chose de l’amour qui se dit. Du vertical et du lent. Comme une cathédrale. Comme un navire. Car l’arbre solitaire est un arbre amoureux, toujours. C’est un prophète qui scrute le silence pour s’en faire de l’écorce.

Là, dans sa plaine sans nom il dompte l’éternel, et invoque ce qu’il y a après.

Il y avait l’arbre solitaire, droit, dans sa résistance, dans sa paix, dans sa présence pure…

Franck.

25 avril 2006

Sauf L'écho......

J’ai été le premier. Après j’ai été le seul. Et je serais le dernier. Un jour j’éteindrais la lampe. Rejoindre l’ombre. Clore le dialogue. Echo parlait et n’entendait que sa propre voix en retour. Comme la marque d’un destin…Echo parlait et n’entendait que sa propre voix en retour. Comme la marque d’un destin...sa propre voix en retour. Comme la marque d’un destin... en retour. Comme la marque d’un destin...our. Comme la marque d’un destin… marque d’un destin… un destin… estin… tin… in…. Infini retour de sa propre voix à peine altérée par le bruit du monde. Pour échapper à l’écho, n’y aurait-il que le silence ? Et pour échapper au silence…Pour échapper au silence…Elle s’appelait Lucie. Elle est née en novembre. Elle est morte en mars, le vingt mars, la veille du printemps. Une saison. Naître aux tempes automne. Mourir sur les lèvres du printemps. Juste le temps d’être un souffle douloureux, d’être une impossibilité à vivre. D’être une respiration épuisée. Lucie. Elle s’appelait Lucie. Un hiver d’étouffement. Simone, ma grand-mère, l’a beaucoup pleurée. C’était son premier enfant. Après, elle eut peur de son ventre, peur de son sang. Après, il y eut Suzanne. Ma mère. Petite princesse habillée dans les langes de la morte. Dormant dans le lit de la morte. Il y a comme un écho à l’œuvre en nous. On ne l’entend pas. Il est là. Simone ne parlait presque jamais de Lucie. Quand cela arrivait elle disait « la pauvre Lucie ». Chez nous « pauvre » voulait dire morte. La pauvre Lucie. Et elle pleurait. Même à quatre-vingt ans. Elle pleurait en disant « la pauvre Lucie ». Comme si l’écho revenait brusquement. Suzanne fut dans la lumière, l’amour exubérant et envahissant. Il y avait seulement l’ombre, et l’écho des cris de Lucie. Simone avait peur de son lait, peur de son corps. Et Suzanne fut une étoile habillée de ténèbres. Jusqu’au bout habillée de ténèbre. Comme une fatalité. Un peu comme dans les tragédies. Tout est là pour le bonheur, sauf qu’il y a un voile. Sauf que le soleil n’a pas sa lueur franche, sauf que les nuits sont un peu trop longues. Juste un peu. A peine. Simone n’a pas voulu donner son sein à la petite Suzanne, elle pensait que son sang, son lait avaient tué Lucie. Le berceau de Suzanne a bercé la mort, chaque jour de la vie de Lucie la mort fut bercée. Il n’y avait pas d’espace. Les murs de la chambre étaient tapissés par les cris de Lucie, et les draps sentaient l’étouffement de la vie. Rien ne fut dit de Lucie, et Suzanne ne l’a connue que très tard, presque adulte. L’étouffement continuait comme un écho. Dans la chair, dans les silences de Simone, dans son entêtement à effacer la mort et cet hiver 29. Pourtant quelque chose de la mort c’est accroché à la petite Suzanne. Pas grand chose, juste un voile. Juste une fatalité de l’étouffement.

J’ai été le premier. Après j’ai été le seul. Et je serais le dernier. Les enfants ne tenaient pas dans le ventre de Suzanne. Le bouillonnement du surcroît de vie s’épanchait dans le sang. Son ventre restait plat, il n’avait pas le temps de s’arrondir, que la bulle de vie crevait. Clac… ! La vie mourait dans son ventre, les parois lisses laissaient glisser le sang. A chaque mort un silence un peu plus grands. Je crois me souvenir des ombres de son ventre. A l’intérieur. Un ventre habité de fantômes. A l’intérieur. Un ventre obscur. A l’intérieur. Cent fois j’ai senti l’abandon. Cette prise qui lâche, ce début de glissement sur ses chairs sans adhérence. Vivre avant la vie c’était vivre contre la mort lisse. Déjà. Vivre avant la vie c’était déjà s’entêter. Combien j’ai eu de prénoms avant de vivre ? Combien j’ai eu de sexes ? Combien d’histoires ? Combien de désirs différents ? Combien de larmes ? Combien de saisons avant de naître ?
Après moi, le carnage a repris. Ils ont recommencé à glisser avec le sang. Pire, ceux qui tenaient, on les curait. Deux. Mes sœurs, mes frères morts. A chaque mort un silence un peu plus grand. Est-ce que le silence fait écho lui aussi ? Est-ce que le silence se répète dans le silence et le sang des générations ? C’est comme ça que le silence est devenu cette grande plaine sans fond, sans horizon. Mon lieu. Mon errance. Le silence pour échapper à l’étouffement, comme si toutes les paroles étaient destinées au fleuve des morts. Suzanne mettra quarante deux ans à rejoindre sa sœur. Elle aussi elle étouffera, une sorte d’hommage. Un témoignage qui fait sa révérence à la mort. Un peu comme un écho. Dans l’air que l’on respire il y a des errances, des formes, des fantômes. L’air qu’on respire est un vieil air, un air usé, il a déjà été respiré, il a déjà connu d’autres temps, d’autres poumons, d’autres amours, d’autres chairs. Et le sang noirci des fatalités. Dans l’air que l’on respire il y a tous les souffles des mourants. Et toutes ces voix silencieuses, ces appels et les cris de la pauvre Lucie.
Et l’écho….je me suis toujours demandé d’où était sorti le prénom de ma fille, Julie. Echo… Nous pensions que ce serait un garçon. A l’échographie nous n’avions pas voulu savoir le sexe de l’enfant. Nous étions sûrs. Ce serait un garçon. Donc nous avions envisagé tous les prénoms de la terre. Des prénoms de garçons. Et puis, l’accouchement se passe mal. Le cordon s’est enroulé de telle sorte qu’on ne peut pas libérer l’enfant. Il s’épuise. La mère aussi. L’enfant s’étrangle. Il faut ouvrir. Vite. Très vite. Le brancard est poussé en courant dans les couloirs. Je suis en courant moi aussi. On me demande des prénoms. Je donne un prénom de garçon. « Et si c’est une fille ? » Je n’ai pas le temps d’expliquer, elle veut un prénom de fille. Elle insiste. Alors ça sort comme ça, d’un coup : « Julie… ! »
Comme un écho déformé par le temps. Julie, Lucie… Julie qui est en train d’étouffer. A peine nommée et déjà en train d’étouffer. Comme une fatalité. L, j Lucie ;  l, c, Julie. Elle gît Lucie, elle sait Julie.  Elle naîtra juste six jours avant son terme, au mois de novembre, comme Lucie. Elle naîtra le 6, elle aurait du naître le 12, comme Lucie. Comme un écho….
Il ne reste plus rien du passé. Lucie, Simone, Suzanne, toutes sont mortes… Sauf l’écho. Sauf ces mots comme un rempart pour apprivoiser l’avenir. Et dénouer l’écho. Et redonner sa paix au silence. Sa juste place souveraine. Et changer de fleuve. Et Changer de saison. Et regarder les cerisiers en fleurs comme le signe d’une réconciliation….

Franck.

« Cachée dans l'épaisseur des forêts, la voix d'Écho répond toujours à la voix qui l'appelle; mais nul ne peut voir cette Nymphe infortunée, et ce n'est plus maintenant qu'un son qui vit encore en elle. » (Ovide)

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22 avril 2006

Il y a toi, ton cheval, et la mort....

On en revient toujours là. L’endroit du début. Inventer toujours la même chose. Innombrable variété du même. On est pris dans le nœud du début. La première boucle du temps qui serre la gorge avec le goût du premier sang. Infiniment tenace. Alors le premier geste. Et le refaire. Comme un seul horizon. Revenir à la première tension. Juste avant. Avant même l’idée. Le point d’avant le geste, le souffle d’avant. Je suis de ce premier silence, celui qui précède le mot. Mouvement sans cesse à refaire. Au plus juste, au plus proche, au plus pur de l’intension. Celle qui contient le désir comme la graine contient déjà le parfum. Là, dans les fibres. Dans l’endroit des fibres, dans le dur de son rêve de fleur. Le premier geste est à faire. C’est une litanie. C’est épuisant. Mais le secret est là. Enfouis dans l’éternelle répétition, dans la sempiternelle redite du premier pas. J’appelle ça l’usure.
Il a quatre-vingt quatre ans. Droit. Il porte un chapeau de feutre noir à large bord plat. Des yeux bleus lavés par le temps sous la broussaille d’épais sourcils blanchis. Une moustache grise, fournie, dont les pointes remontent, deux virgules d’élégance. Un visage qui dit à la fois la bonté et la détermination. Un visage de parchemin où c’est inscrit quatre-vingt quatre ans de passion. Les rides sont nettes, aussi droites que lui. Ce ne sont pas des rides d’amertume, de ressentiment, d’abandon, de lassitude, non, ce sont des rides vertes, d’une énergie contenue et maîtrisée. Droit. Une chemise toujours blanche immaculée au col amidonné. Une lavallière noire. Une veste sombre, stricte, avec des empiècements de peaux aux coudes et sur le bord des poches. La veste est toujours boutonnée. Sa culotte de cheval est d’un lainage dru, lourd qui s’arrête juste au-dessous des genoux, sur d’épaisses chaussettes de laine écrue. Il n’a pas de botte. Des chaussures montantes de cuir noir impeccablement cirées. Il ne porte jamais d’éperons. Sa main gauche est gantée, elle tient l’autre gant et une courte badine. Il a de la gueule le « père » Carli. Quatre-vingt quatre ans. Il a une voix forte, rocailleuse, roulant légèrement les « r », voilée par son paquet de Gauloises quotidien.

C’est lui qui monte Avril. Avril, celle qui a le plus de sang, celle que chacun redoute. Avril, la plus rapide, la plus ombrageuse, celle qui ne pardonne rien à son cavalier. Avril la plus belle. Sensible, délicate, les oreilles toujours dressées, en éveil, à l’écoute des parfums, de la lumière, si proche de son sang et du printemps qui la vue naître. Avril est une alezane tirant sur le feu, quand elle galope dans le maquis, on croirait voir un buisson ardant. Là, dans le manège, elle est droite, fière, comme si le vieil homme, sur son dos, la grandissait, comme si le vieil homme lui offrait une grâce supplémentaire. Ils sont au centre. Il commande. Malgré les ans, les os, les chairs douloureuses, la position est impeccable. Sous sa main elle est encore plus belle, ses muscles vibrent comme ceux d’une femme amoureuse. Dés qu’elle le sent elle se redresse, elle se rassemble, elle se prépare, pour peu elle se maquillerait. Pourtant elle sait bien qu’un écart busque de sa part pourrait briser le vieil homme. Mais Avril veut être belle. Alors elle se rassemble, relève son encolure, et baisse légèrement la tête en signe de reconnaissance, d’acquiescement, de consentement.
Le vieux Carli est à l’œuvre. Ici, il n’a pas quatre-vingt quatre ans. Ici il n’a plus d’âge, ou alors celui de l’éternité. Il est à l’œuvre le regard sur l’horizon. L’horizon des Vosges, des Ardennes, des Dardanelles, des charges folles et désespérées de sa jeunesse. Salonique. Sabre pointé au ciel, droit debout sur les étriers. Un homme, un cheval, contre un char, c’était la règle. L’équation de la mort à vingt ans, équation sans inconnue. Alors le jeune Carli galopait en hurlant haine et douleur, en hurlant peur et exultation, sabre dressé, haut, assez haut pour rayer définitivement les cieux.
Boucherie des dernières charges où les cavaliers mouraient dans le sang de leurs bêtes, où les chairs éventrées servaient de linceul. Quatre ans de galops d’enfer, de charges insensées, et revenir vivant comme une injustice.
Combien de charges Mr Carli ? "Plusieurs petit, plusieurs..." et il sourit comme s’il était en compte avec le destin. "Plusieurs, petit… aller, au travail… !"
Avril sait tout ça, l’âme des chevaux morts traverse les temps et vient souffler aux oreilles des vivants. Le souffle des galops, la sangle qui sert le poitrail, les cris des cavaliers, les obus, les pattes cassées, les balles reçues en plein poitrail, les longues agonies dans la nuit des batailles. Avril sait tout ça. Alors elle porte le vieux Carli comme une relique. Il lui apprend la danse, elle lui offre ses reins, et la précision de ses mouvements, le moelleux du trop, la douceur gracieuse d’un petit galop, l’exactitude de son pas. Et l’extrême attention que l’on met à faire des actes graves.

Ils sont à l’œuvre. Au centre. Elle commande autant que lui, elle sait l’importance, alors elle enseigne, elle aussi. J’ai quinze ans. Le vieux Carli, m’a dit. « Mr Nicolas, je vais vous enseigner. On commencera par le pas. On continuera par le pas. Et on finira par le pas. Après vous serez un grand cavalier, et si vous ne l’êtes pas, vous aurez appris au moins ce que c’est qu’être un homme… A cheval ! »

J’ai mal au dos, dans tous mes muscles. La position est revue dix fois, vingt fois, cent fois. Le buste, le bassin, les reins, la tête, le regard, les épaules, les bras, les poignets, les doigts, les jambes, les cuisses, les genoux, les mollets, les pieds. Rien ne lui échappe. Et recommencer. Chercher, la position sans crispation, dans le relâchement et la vigilance, souple sans mollesse. Corriger. Corriger sans cesse. « Mr Nicolas, ce n’est pas l’équitation que je vous apprends, c’est la vie, alors concentrez-vous. Appliquez-vous. »

« L’intention passe votre corps, par vos muscles… arrêtez de réfléchir…appliquez-vous ! » « Votre désir, votre volonté, est un appel qui doit mobiliser le silence de vos muscles, leur abandon. L’impulsion n’est que le résultat de vos deux désirs conjugués. Rien de la force ne doit exister. ». « Refaire, Mr Nicolas ! Refaire !… » Il est au pas à coté de moi. Il refait. « Ce sont les chevaux qui ont inventé l’art. Depuis des siècles on essaye de les copier. Même les dieux s’en sont mêlés… au départ les chevaux avaient des mains et les œuvres qu’ils faisaient rendaient les hommes et certains dieux jaloux, envieux, c’est un décret divin qui changea leurs mains en sabots. Alors, c’est juste après que les chevaux ont inventé la liberté et la grâce. La grâce, Mr Nicolas…. Vous en êtes loin… ». Ma jeunesse exaltée le voit danser. « Un jour vous approcherez le geste, et ça sera comme une brûlure de foudre. Mais avant il vous faut revenir toujours au même, il vous faut repartir du début, toujours… et refaire. Vous percevrez votre corps comme si vous étiez vous-même le cheval. A ce moment là, vous saurez. Il vous suffira d’inventer et tout sera simple, évident… » Ces leçons sont longues, épuisantes. Il commande l’arrêt. Fait la grimace. Corrige. Il commande le pas. Fait la grimace. Corrige. Inlassablement. Au souffle de mon cheval, il sait, et corrige inlassablement. Ne pas trotter. Raffermir le désir, l’ancrer dans chaque muscle, abandonner toute pensée, être là, simplement être là, avec son cheval, être avec lui, dans le geste, dans le désir avant le geste. Sentir cette masse comme si c’était sa propre masse. « Un jour vous approcherez le geste…mais vous ne l’atteindrez jamais….ça blesserait le soleil, Mr Nicolas. Vous comprenez, ça blesserait le soleil. » Au bout d’un long temps il descends parfois de cheval, avec la lenteur de son âge. Avril sait. Elle sait que c’est le temps de la cigarette. Il la caresse de sa main nue et de sa voix de rocaille corse, sa voix de pierre généreuse. Il lâche les rênes, fixe sa gauloise à son fume cigarette, et se met à marcher en suivant toujours mon pas, mon geste, ma patience, mon entêtement, mon rêve. Avril le suit, sans être tenue. Elle, la fougueuse, la rétive, la gracieuse, l’arrogante, elle le suit. Lui. Dans le calme, dans la paix sans doute. Elle irait dans le feu avec lui, s’il le fallait. « C’est le cheval qui sacrera votre geste, c’est lui qui sait pour vous… vous, vous ne savez rien, et vous ne saurez jamais rien, et c’est mieux ainsi… pour la danse, c’est mieux de ne rien savoir… jamais. »
C’était un temps où il n’y avait pas de vrais plaisirs. Mais c’était un temps grave. Plein. Entier. Un temps sans concession. Mon premier temps d’usure. Il n’y avait pas de plaisir mais autre chose, une voix qui roule un peu les « r », la vie qui s’efforce d’épuiser le vain, le futile, pour trouver ce qui existe de pur après notre impatience, qui s’efforce à œuvrer dans le simple avec panache. C’était un temps où l’on était à la tâche. Pour rien. Pour le geste. Le geste inutile, qui ne rajoute rien au ciel, rien aux étoiles, rien aux humains, rien au soleil, mais qui pourrait le blesser.

Il m’arrive de penser à vous monsieur Carli. A votre vieille tête de corse digne, à votre chapeau, à votre moustache. Il m’arrive de vous revoir avec Avril, la belle énigmatique. Et peut-être me parlez-vous encore.
Alors je fais ce que vous m’avez apprit. J’use.
« Parce qu’un jour… derrière, juste derrière l’usure, c’est une charge. Et c’est un petit matin, et c’est la mort, et c’est l’ivresse qui t’empoigne jusqu’au bout du sexe, et tu galopes, droit devant, et tu oublies tout, il y a seulement toi, ton cheval et la mort, droit devant. »

 

C’est cela le temps du livre, c’est cette charge de la parole vers la mort. Cette charge mille fois apprise dans le silence du pas, du marcher droit, de la douleur des muscles, dans la patience laborieuse de l’œuvre simple. La parole est un cheval silencieux qui t’enseigne. Elle te sait mieux que quiconque. C’est elle qui te supporte avec tes maladresses, c’est elle qui a le souffle. Donne lui ton temps, elle en fera de la danse, donne lui ta solitude elle en fera un chant.
Un jour c’est là.
Le livre t’appelle.
Il te nomme.
Alors c’est maintenant….il faut charger, sans trembler.
Droit devant….
Franck

16 avril 2006

Le jour sans fin des denières terres.....

Et il y eut cet été de Norvège, cet été au soleil palissant. Au soleil insistant. Où le jour appelait la nuit qui se dérobait. Te souviens-tu de l’été de Norvège, et des landes sans nom. Au jour éternel, presque inhumain. Qu’ils sont loin les étés de Norvège bordés par les forêts de Finlande et ce jour infini pour délier nos promesses. Quelque chose de blanc accrochait nos paroles comme une pâle monotone absence, celle qui nous attendait plus au sud, au retour. Finir l’amour au bout des terres,  c’est finir davantage, c’est finir un peu plus. Finir l’amour dans ce jour sans fin, c’est arrêter le temps sur la blessure, sur la faille. Ce n’était plus la guerre. C’était juste la fin, la fin des terres de l’amour. Le Cap Nord de l’amour. La fin du continent. Avec sa falaise, et l’océan, et le jour sans lendemain. Te souviens-tu de l’été de Norvège, de notre naufrage sur cette terre tachée de neiges éternelles, salies à force de ne pas fondre, salies par les vents de Norvège, et les mensonges et les distances. Et de ce jour sans fin, et de ce temps à l’impossible nuit, et ce soleil blême qui décomposait sa course, jusqu’à l’arrêter, un soleil épuisé, sans chaleur avec juste un reste de tendresse lorsqu’il frôlait l’horizon sans l’atteindre, sans jamais plus l’atteindre, à peine une caresse, pas même un baiser sur les eaux mornes du nord. Et la fatigue de ce jour immortel où le sommeil exhortait la nuit à venir. Et qui ne venait pas. Jamais. Inlassablement le jour. Et le corps qui réclamait la nuit. Et nos gestes maladroits pour éviter les contacts. La chair se séparait de la chair à la vitesse de nos silences. Et de la gêne. Et tes pudeurs d’adolescente pour cacher la blancheur de tes seins. Serrés sous cette tente où nous avions si froid et où la peau s’interdisait la peau, où les regards fuyaient les regards, blottis dans le jour et tirant sur le froid comme sur une couverture, un gros édredon de manque glacial, blanchi par un soleil blafard. Nos dernières nuits ne furent pas des nuits mais ce jour trop long, ce jour de plusieurs jours. Et pourtant nous étions sans impatience. L’habitude et le renoncement suffisait. Et même si parfois l’ancienne complicité nous surprenait elle devenait douloureuse, à force de jour. Nos dernières nuits n’eurent pas de lit, pas de draps froissés, pas d’étoile, encore moins de lune. Nos dernières nuits furent sans caresse, sans soupir, comme si le bout des terres disait la fin de tout. La fin des mots. La fin des corps. Au bout de chaque histoire il y a une île, après cette île, une autre encore, et au bout de cette autre, il y a une falaise, et puis plus rien. Simplement la plainte obsessionnelle du ressac contre la pierre crue. Nous étions si près et déjà si éloigné. L’espace clôt de la voiture, l’espace clôt de la tente, l’espace clôt de nos silences. L’espace forclos de la falaise et ce jour impensable. Nous étions hors délais. Vaincus par l’usure. Et par le jour. La lumière interminable.
Les dieux nordiques se sont arrêtés là, au bout de cette falaise en jetant dans la mer quelques crocs de rocs durs pour mordre l’infini des flots, et comme seule musique les vents polaires et comme seule clarté ce jour bien trop long après cette nuit bien trop froide.
Nous sommes montés au nord comme par défi, acceptant par avance ce temps d’intimité comme la prolongation de nos malentendus. Nous sommes montés au nord sans espoir sur nous deux sans rancœur, sans chagrin, sans doute avec un peu de mélancolie. Comme pour accompagner le vol des oies sauvages.
Là-haut, au nord, les fleuves n’ont pas l’espace d’être des fleuves, ils n’ont que le temps d’hurler en torrent avant de se jetter des montagnes, saut de l’ange des eaux, bondissement d’écume et de rage. C’est un pays où les torrents meurent. C’est le pays des fins, des arrêts, des coupures, dans un jour infini. Pays métaphore qui nouait nos contradictions en déliant nos vies. Il y eut ce réveil insensé où la terre résonnait d’un vacarme grandissant. Il y eut ce bruit sourd qui venait de loin comme une apocalypse. Un fracas de la terre. Le grondement de la terre comme un orage des profondeurs. Il y eut ce tremblement de la terre et du jour, il y eut cet instant de terreur dans tes yeux et ce martèlement qui allait nous dévaster. Et notre jaillissement hors de nos sacs de couchage et brusquement cette vision. La horde des rennes. La horde ancestrale qui surgissait. Immense troupeau, qui venait de nulle part. Immense galop de la horde vers le nord, vers le bout des terres. Nous étions nus et les rennes galopaient tête et bois baissés. Il y en avait partout autour de nous. Et nous étions nus hébétés, transis dans ce déchaînement et cette explosion de violence brutale et entêté. Combien étaient-ils ? Cent…. Mille… dix mille. Et la horde se divisait à l’approche de notre petit campement. Où courraient-ils dans cette joie du galop ? Pourquoi allaient-ils vers ce nord, vers cette fin des terres ? Pourquoi cette jubilation de la course et cette désespérance ? Est-ce la mort que l’on cherche au septentrion de nos vies. Est-ce inscrit dans le sang des vivants qu’il faille aller au nord, au bout des terres ? Qu’il faille aller vers cette dernière falaise de cette dernière terre ? Nous étions nus dans cette lande froide, envahis par cette horde primitive galopant vers le nord. Depuis le commencement des temps galopant vers le nord.
Te souviens-tu de ce pays de Norvège ? De cet été. De ce jour sans nuit. Et de la horde. Et de la falaise. Et des vents polaires. Te souviens-tu que tout au nord, est un lieu sans parole puisque c’est la fin des terres, et qu’à la fin des terres les mots n’ont plus de sens ? Hormis le saut. Sans parole hormis le hurlement du nord et le fracas de la horde dans son dernier galop. C’était un jour sans fin, sans véritable lendemain. Nous étions des torrents désolés, nous ne serions jamais fleuves, comme ces torrents de Norvège qui sautent dans la mer d’une écume bouillonnante et joyeuse et rageuse. Tu étais nue au milieu de la horde, tendant ta poitrine comme la dernière falaise de la dernière terre.

Ainsi de l’écriture…
S’ouvrant dans la blancheur des temps, le lieu définitif des premiers mots après des dernières terres.

Franck.

 

10 avril 2006

Rétraction.....

Les mots se lovent dans la courbure du temps, à l’endroit creux, là où les eaux se rassemblent, larges flaques de mémoires et d’oubli, comme un œil qui fixe le ciel, par défi, ou par négligence. Flaques qui s’accrochent encore à la terre mais qui savent le combat déjà perdu. Rétraction des eaux de la parole. Assèchement lent. Lent. Un chant qui s’épuise.
Il y a, juste après la moisson, comme une suspension, comme un temps mort, cela ressemble à une catastrophe, la terre se souvient des blés et les pleure. Il y a une souffrance, juste après. Et ça ne dure pas longtemps. Peut-être un grand soupir. Une affliction. La terre se souvient et pleure. Là aussi une rétraction. Il y avait un champ, il avait les blés, le vent glissait dans cette mer de soleil crissant. Après il n’y a plus rien, seulement un souvenir. Il y aura d’autre saisons, d’autres épis, mais là, juste après, c’est une tristesse.
Après le concerto, après la dernière note du violon, juste après qu’elle se soit apaisée, juste entre elle et le silence qui la suit, il y a comme un abîme, comme une chose qu’on ne pourra plus franchir, comme une fatalité. Ca ne dure pas, pourtant l’âme tremble. Un court instant. On sait que le cœur pourrait s’arrêter là. La musique persiste encore, elle n’est plus que son rêve et tout la fuit désormais. C’est comme une rétraction. La réduction immédiate de tout devenir. C’est un moment instable qui s’absorbe dans son propre effondrement. Comme le souffle du mourant.
Il y a un moment, où l’enfant, après du jeu, se suspend. Il s’arrête. Ca ne dure pas longtemps. Et son visage se voile, c’est comme si une aile passait sur ses yeux.  Il est saisi. Et brusquement il a tout oublié, le jeu, son nom, sa mère, son père. Il est entre deux mouvements, entre deux rires, peut-être entre deux vies. On sent qu’il pourrait disparaître brusquement, s’effacer de la lumière du jour. Cela ne dure pas. C’est comme un hoquet du temps. Comme s’il venait d’avaler sa propre ombre, comme si sa vie à venir était là, devant ces yeux, et qu’il devait décider. Et qu’un chagrin inconnu de lui pesait sur sa respiration. Juste après le jeu. Juste après le rire. Et c’est insupportable.
Comme cette femme qui se replie après l’amour, après les cris, après le sang de la jouissance. Elle se replie, comme si l’offrande avait épuisée plus que l’offrande, comme si l’amour avait épuisé plus que l’amour. Juste là, à ce moment précis d’après l’amour, ça ne dure pas longtemps. Et c’est une tristesse qui n’a pas de nom. Personne ne sait la nommer. Elle traverse comme le vol d’un oiseau, le corps et toute la vie déjà vécue. Ca ne dure pas. Mais c’est presque infini. Parce que rien ne peut dire cet instant. Cette fraction de temps. Car c’est un temps arraché, une chair arrachée où la mort s’insère, comme un grand soupir. Et cette femme pourrait pleurer, là, à ce moment précis, comme la terre après la moisson. Seulement pleurer.
Comme à cet instant du miroir où l’on ne se reconnaît pas, où nos traits se sont défaits. Ca ne dure pas, mais juste assez, pour qu’on ait le temps de lire dans ce visage inconnu toute la vacuité d’une vie, toute la vanité des désirs. Pour qu’on sache l’impossibilité du bonheur et la dérision de vouloir y croire encore. Et encore.
Ces instants sont des couloirs, les dieux les fréquentent, les anges aussi. Ils ne sont pas vraiment vécus. Ils sont impossibles à vivre. Ils renferment pourtant toute l’histoire du monde et celle des hommes. Ils sont des failles dans lesquelles se condense toute une tragédie.
Et c’est là, juste dans ces instants, juste dans l’endroits impossible des heures que l’écriture suinte. Juste là. Et c’est une tragédie. Ca pourrait être un bonheur. Mais c'est une tragédie. Et ça suite.

 

Il y a des moments, je vous l’assure, je voudrais être en enfer. Ca ne dure pas longtemps. Je voudrais y être pour ne plus avoir à l’attendre. C’est comme une rétraction. Un chant qui s’épuise.

Franck

7 avril 2006

Sahara......

La solitude saharienne est singulière. Surtout au lever du jour. Le soleil monte et semble dire : tu devras la gagner cette journée, tu devras en sortir vainqueur ou accepter ta défaite. Les aurores sont courtes et le soleil est dans sa simple évidence. Rien n’arrête ses rayons. La nuit s’efface comme si un dieu muni d’un chiffon nettoyait le ciel et la craie du matin. Et c’est le jour. J’ai toujours ressenti à cet instant une chute, presque un accablement. Comme si la lumière avait un poids, comme si l’on trébuchait dedans. Comme une fatalité. La solitude est totale. Elle vous désigne. Et le soleil l’éclaire encore un peu plus. Une solitude sans ombre. Crue. Nette. Incisive. Le Sahara ce n’est pas que des dunes exotiques, dans sa grande partie, il est plat. Sans rien pour accrocher le regard. Plat, vide. Immensément vide et plat. Avec des petits cailloux poser ici ou là, jamais très gros. Les milliers de kilomètres qui vous entourent sont identiques. Le même après le même. Le même aplati sur du même. C’est un lieu sans lieu. Le regard se perd sur l’horizon, fait un tour et vous revient à l’œil. Dans l’œil. A l’intérieur. Au fond de la tête. Dans toutes les fibres. Le matin, au lever du jour, c’est là qu’il faut croire, car tout ce que l’on verra au cours de la journée est là, quelque soit vos pas, quelque soit la direction. Tout est là, comme après une catastrophe. Ce n’est pas un début. Là, dans ce plat infini, c’est une fin. Plus exactement c’est un reste. Le matin au lever du jour on peut ressentir un accablement ou un découragement. Au sol, il n’y a pas de chemin, pas de talus, même nos pas ont du mal à froisser le sable. On est sans trace. On vient de nulle part. On ne va nulle part. On ne sait qu’être là, comme un reste, ou une méprise, ou un égarement. On ne peut que se rassembler encore plus pour offrir le moins possible de prise au destin, aux menaces, aux heures. Et rien ne nous sépare vraiment de ses petites pierres. Rien. Aucune raison ne tient ici, aucune intelligence, la plus subtile qui soit, ne résiste ici. La pensée s’effrite, s’émiette comme ce sable, là, sous nos pas. Hors tout. Le matin, au lever du jour, dans le Sahara africain, c’est un nouveau naufrage qu’il faudra vivre, sans noyade, sans vent, sans tempête. Mais un naufrage, avec cette peur d’étouffement par ce vide. Voilà étouffer de vide. Trop de rien. Saturation de néant. De silence. Car les paroles sont inutiles ici, puisque tout a été dit, et que se taire s’est encore pouvoir résister. Un peu. Hors tout. Hors de toute signification. La banalité des mots est indécente, déplacée, seul l’instinct, seul l’instinct et la prière peuvent regarder le soleil qui monte. Car il y a, dans chaque lever du jour, dans le Sahara plat et vide, comme une impression de sacrifice, et le goût du sang colle au palais. Le matin, dans le Sahara Africain on est à l’aube du monde, sans famille, sans parents, sans amis. Ici, il n’y a pas de possibilité de racines qui plongeraient vers une mémoire profitable, il n’y a pas de ramures qui monterait au ciel, dans l’espoir de nous sauver, puisqu’ici le ciel n’existe plus, ou si peu, et qu’on ne redoute même plus l’enfer puisqu’on y est, noyé dans ce débordement, dans cet excès d’abandon, de distance, de manque, d’infinité. Rien, aucune image, aucun poème, aucune musique n’est secourable, rien n’interrompt ce trait strident qui perce les chair, rien ne protège, ni la lucidité, ni le rêve, rien, hormis l’hébétude et l’entêtement. Même aimer n’a plus de sens. Car ici, aimer, n’en a jamais eu. Aimer qui ? Aimer quoi ? Car les chagrins sont morts au lever du jour, et les tumultes se calcinent, se sclérosent, et tout s’assèche, se parchemine. Au-delà de la mélancolie, au-delà des larmes et de la pitié, il y cette étendue plate que nul vent ne traverse, qu’aucun son ne fait vibrer, seul le battement du cœur, seul le gonflement des poumons, vous signale ce qui vous reste de vie. Et même cela c’est encore de l’orgueil. Car aimer, ici, n’a plus de sens, et l’élan du sang se resserre jusqu’à n’être qu’un point perdu dans les veines l’infime reste du passée ou de l’espérance.
La solitude saharienne est bien singulière, comme une guerre sans ennemi. Ni le cri ne peut la dire, ni la larme ne saurait où couler tant l’étendue effare l’œil. Et l’ocre sale du sable tapisse la vue, et l’âme est lisse comme l’indifférence. Etre le grain, être poussière, être la pierre, ou le ciel, n’être rien, infiniment rien, sans peur, sans désir, n’être que le pur mouvement qui doit se survivre. Et pas une parcelle de soi ne retient l’ombre. Que de la lumière, que de la lumière brûlante, pas un seul contre jour, pas un seul flottement de l’air, seul l’éclat brutal et sauvage du jour qui s’affirme contre votre souffle, contre votre vie. Il y a dans le jour qui se lève, dans le Sahara Africain, comme défi, et comme un déni. Ici, dans ce temps de l’aurore, aucune forme de peut naître, aucune danse ne peut s’exercer, aucun chant ne peut monter, seul l’instinct et la prière contestent l’inévitable. Seul le murmure contredit le silence, seul l’acquiescement rassemble assez de force pour conserver le vertical besoin d’exister.

Et renouveler le pacte tacite du sixième jour. Il y a, dans le jour qui se lève, dans le Sahara Africain un enjeu qui concerne la grâce, l’extraordinaire puissance de la grâce, celle qui épuise tout, qui précipite tout, la chair et le sang, et qui terrasse et ruine tout orgueil et toute vanité. Ici, et seulement ici, chaque être est au-delà du péché.
Les solitudes sahariennes sont bien singulières, car ce qui sauve le jour c’est le crépuscule et ce qui le sacre, c’est la nuit. Si la constance et l’obstination vous soutiennent jusqu’au bout du soleil, jusqu’au bout de l’immensité plate et vide, alors le crépuscule vous guidera vers la nuit. Car ici, c’est la nuit qui délivre, qui défend et souvent guérit. Car c’est la nuit, et la nuit seulement, une fois que le jour est vaincu, que l’œil et l’âme se reposent du vide et du néant. La nuit du désert est une nuit vivante, et est, et seulement ici, à taille humaine, à la taille des rêves et la certitude. La nuit dans le Sahara Africain, il y a comme une bataille gagnée, et le sang peut battre à nouveau. Dans les nuits du déserts il n’y a pas de fantôme, pas de spectre pour nous hanter, les étoiles sont là et chacune est un mot qui n’a pas été dit, est chacune est une femme aimée, et chacune bat la mesure du temps, et chacune est prière exhaussée, promesse à venir. La nuit, dans la lente respiration du ciel, le regard enfin borné par la multitude innombrable des étoiles tremblantes, on peut enfin pleurer et vivre, et même mourir devient possible.
La nuit est là, ardente, presque blanche, elle est belle et franche et charitable comme une miséricorde. Et c’est enfin le temps du chant, fragile et invincible…

Les solitudes sahariennes sont singulières…
Ainsi de l’écriture et de sa solitude comme seule maison…..
Franck

5 avril 2006

Peut-être.....

Je m’étais dit que je passerai sous silence l’anniversaire du blog. Que ces choses là sont puériles, que je n’aime pas les anniversaires d’une façon générale… et puis voilà…je suis en train d’écrire ce billet.
Un an. Un an d’écriture avec la vie qui va autour. Les espérances, les illusions, les joies, les tristesses. Un an à user ma mémoire, à chercher du sens, là où régnait le chao, à défricher ma terre, à incendier les quatre coins de mon ciel.
Ici, j’ai eu de vrais bonheurs. Des rencontres. Mais aussi toutes les traces des uns et des autres laissées sous les textes. Ces petites marques qui nous font penser que, tout compte, et que nous sommes comptables de tous. Oui, c’est bien ces petites traces qui nous rattachent, à hier, à demain, et qui soutiennent le pas. Traces aériennes comme le vol des papillons à coté du pèlerin. Les rêves, pour être arrachés, ont besoin d’un regard, d’une attention, parfois d’un souffle. Car ils sont légers, un peu comme s’ils étaient le duvet de l’âme. Un an, à user la pierre de l’écriture, avec simplement le bout du doigt…et ce clivage de la lumière au moment de l’écriture.
Et peu à peu, sans que je m’en aperçoive vraiment, un orage montait. Peu à peu, presque à mon insu je quittais des ténèbres pour d’autres encore plus ténébreuses. Chacun de mes pas me guidait sur des sentes de plus en plus étroites, qui demandaient toujours plus d’attention, plus d’efforts, plus de renoncement, plus de consentement. Oui, je cherchais le geste, oui j’essayais ma voix, et plus je cherchais, plus j’entrais dans ce nouvel exil, aux murs plus droits, aux gouffres plus obscurs, à l’aridité plus exigeante. Exigence d’un vouloir intérieur, vers plus d’ascèse, comme si l’écriture débordait sur la vie, comme si elle devenait la vie.

L’origine de ce blog, on s’en fout. Les péripéties, on s’en fout. C’est maintenant que les choses commencent. Toujours. Les mots œuvrent dans un temps qui ne nous appartient pas et dans un espace imprévu. C’est leurs mystères. Leurs secrets. Le surgissement. La révélation. Je n’ai jamais écrit le passé, le croire serait une erreur, la mémoire n’est que de l’instant présent. Les mythologies ne disent que le présent, seulement parfois l’avenir. J’écris du présent. Toujours. C’est le geste. Là,  dans son recommencement. Dans la recherche de l’épuisement. De  la coïncidence. Avec le vertige et la crainte. La perte aussi. Et la solitude qui borde les jours, les nuits, qui fouraille la chair. Je ne classe pas, je prends ce qui est là, ce qui arrive sans mettre dans des catégories ou dans des organisations préétablies. Ici, c’est devenu le lieu de l’ignorance. Peu à peu. Ici, je ne témoigne de rien, car tous les témoignages sont faux et sacrent que les juges. Tous. C’est d’ailleurs ce qui les différencie de la littérature. Et un orage montait. Je sais qu’il n’est plus très loin. Ecrire n’est pas neutre, parce que les mots viennent du suintement, et de ces flaques de souvenirs que le soleil irise un court instant. Là. Une souffrance sans véritable douleur.

Dimanche je suis dans le train. C’est la fin d’après-midi. J’ai ouvert mon ordinateur. Devant moi la page. Le dessin de la page. En face de moi une femme avec sa fille. C’est forcément sa fille. Elles se ressemblent toutes les deux. La femme s’est retournée vers la vitre et s’est recroquevillée. Au départ, elle a les yeux dans le vague du paysage qui défile. Des yeux tristes, des traits durs, une peau accablée. Elle est encore jeune, peut-être trente-cinq ans. Mais semble si fatiguée. Peut-être qu’elle fut belle. Là, elle est cendre. Elle est au bord. La petite a quatre ou cinq ans. D’une beauté lumineuse, évidente, de grands yeux qui s’écarquillent. Elle dessine. Elle chantonne : ham stram grame pic et pic et colégrame bourre et bourre et ratatam…ham stram grame… Je lève les yeux et je vois ce tableau. La mère et l’enfant. La mère qui fixe maintenant l’enfant qui dessine. Le regard désespéré de cette mère. Son visage est défait, ses cheveux sont défaits. L’enfant dans la seule lumière de son âge chantonne et tire la langue en s’appliquant à tracer des traits de couleur. Et puis la mère tourne un peu plus la tête vers la fenêtre. Elle ferme les yeux. Elle ne dort pas. Elle pleure. Le bruit du train qui perce le paysage. Elle pleure. Le gris noir de ce ciel. Et cette femme qui pleure, en fermant les yeux. Je vois les larmes. Elle ne fait aucun geste pour les cacher. Elle est déjà plus loin. Elle a changé de correspondance, de train, de pays, d’univers, elle est dans l’envers de la vie, dans l’envers du décor. Les larmes coulent lentement pour signifier la profondeur et la grande détresse. Et puis, l’enfant regarde sa mère. Et l’enfant arrête sa mélopée. Et l’enfant se tourne. Et fixe, maintenant, sa mère intensément. En silence. Sans un mot. Comme ça. Dans un mouvement qui se sidère. C’est alors que ça commence.
La mère ouvre les yeux et voit l’enfant qui la regarde. Sa fille. Toutes les deux se regardent. Là, comme ça. En silence. Et ça dure. Et elles se taisent. L’enfant est toujours dans cette pose de sidération, levant les yeux vers sa mère. Elles se fixent. Je voudrais fuir, ne pas assister, ne pas être dans cette impudeur là, que de voir ce qu’elles se disent avec les yeux, et la désespérance et le silence. Cela dure plusieurs longues minutes, sans un geste, sinon ces deux regards perdus l’un dans l’autre, absorbé l’un par l’autre. Le soleil derrière les nuages gris et noirs joue avec les ombres sur ces deux visages. Pas un mot, pas un seul mot. Et pas un geste. Et pourtant tout est là. Dans la tension impossible, inconcevable de ces regards. Tout est là, de l’amour et du destin. Je sais que la première prière du monde à commencée ici, dans ces yeux là. Dans ce train. Depuis toujours, dans ce train qui n’en fini pas de rouler et de traverser des paysages indifférents. Je ne sais pas si j’ai déjà vu quelque chose de plus beau que ce regard, entre cette petite fille et sa mère. Je ne sais pas si déjà vu quelque chose de plus désespéré. Ici, précisément ici, les mots n’existent pas.  Rien ne peut dire. Il n’y a que la brutalité d’un silence arraché et tenu par orgueil juste au bord de l’anéantissement qui peut supporter la lumière du jour mourant

Juste avant la fin du jour.
Juste avant la fin des temps. Dans ce train fou, dans cette vie folle. A un moment il existe un lieu de l’amour silencieux et infini. Là dans ce train. Dans cette clarté tremblante, dans l’immobilité des yeux, dans cette concentration éperdue de l’enfant vers sa mère. Là, à cet instant on est au-delà de toute raison, au-delà de toute explication, au-delà de tous les dieux de toutes les fois, de toutes les lois, on est à l’instant du miracle et de l’efforcement, on est dans l’affirmation la plus absolue, parce que la plus nue, la plus exigeante parce que la plus souveraine.

Puis, toujours dans le silence, les larmes coulèrent sur la joue de la petite fille. Il faut bien comprendre, elles ne bougent pas. Elles ne disent rien. Il y a seulement le train et elles. Leurs lèvres ne tremblent pas. La seule manifestation divine ce sont leurs larmes et ce fracassant silence. Et le glissement sourd sur les rails. Il y a à ce moment comme une libération et comme un aggravement. Peut-être que ce train aurait pu exploser. Peut-être que quelque part dans le monde il est arrivé une catastrophe à cause de cet aggravement. Peut-être. Peut-être que ça compte quelque part des trucs comme ça. Peut-être qu’il en reste quelque chose des trucs comme ça, dans un lieu du ciel, dans la terre, au fond des océans, peut-être que le chant des baleines c’est justement cette histoire. Peut-être… Peut-être.

On ne peut pas atteindre par les mots ce regard saturé de silence, non on ne peut pas l’atteindre. Il y a comme un poinçon qui marque définitivement la parole et qui la scelle, qui l’éclipse. Il aurait fallu être peintre pour dire le ciel, la vitesse, l’immobilité, pour dire les couleurs qui sautent et cette ombre accrochée aux visages. Il aurait fallut être musicien pour dire la longueur, les contre rythme, les contre temps, les contre chant pour dire l’extrême tension, le silence, la suspension. Il aurait fallu être sculpteur pour dire toute l’épaisseur du temps, la forme des larmes et le poids démesuré du chagrin. Il aurait fallut être maçon, tailleur de pierres pour cette cathédrale bâtie autour de ce vitrail de pleurs. On ne peut pas atteindre par les mots ce temps dérobé au temps. Non, on ne peut pas.

Un jour on écrit pour ça, non pas pour témoigner, mais pour cette inaccessible parole, pour inventer à cet endroit du monde les mots qui le répareront. Peut-être. Pour prendre avec soi une part de blessure et la garder et l’aimer et avoir assez d’orgueil pour recommencer et assez d’humilité pour recommencer encore et encore.

Pour moi l’écriture c’est cela.
C’est l’impossible parole.
Pour moi cette mère et sa fille sont l’écriture. L’immense poussée de l’amour hors de soi, et l’immense solitude en retour. Et tenir le regard. Et ne pas trembler. Seulement l’œil dans le soleil de l’autre. Seulement ça. Et la lutte.

Petite fille, tu seras grande parce que ton silence fut majestueux. Tu as su le porter avec entêtement et abandon et grandeur d’âme, tu as su brûler dans l’incandescence du soir et de la nuit, et tu as su voler à la mort ce qu’elle nous réclame à chaque instant.

Alors, j’écris pour toi petite fille, chaque fois que je le peux, et pour ta maman….
Pas plus, mais pas moins….

Franck

(voilà pour les un an de ce blog)

2 avril 2006

Généalogie de l'ombre.....

Je suis un océan et j’ai perdu mes rives et rien ne me contient hormis l’inquiétude et le froid et la langueur des temps. Un océan à la dérive, en quête de ses marées, en quête d’un ciel pour mourir ou pour se reposer. Un océan rongé de sel, et bousculé de vagues éparpillées. Il y a dans mes eaux la trace des plaies et des fractures et mes eaux saignent, hors de toutes rives, sans horizon, sans appuis sur le ciel. Simplement le froid, et l’inquiétude. Et encore le froid. Un océan déjà crissant des glaces qui percent les molécules de la mémoire. Un effritement, une dislocation du sens.
Epuiser l’ombre pour nous rétablir dans la lumière, nous replacer dans nous-mêmes. Et nommer. Comment tu t’appelles ? Il n’y pas de réponse. Jamais. Déchirure peut-être.
Il faut se mettre d’accord avec ses images. Celles qui envahissent. Quand je dis lumière ici, c’est une image. Ombre, lumière ce sont des images. C’est vrai. Mais ce n’est pas réel. Réel au sens où je tape en ce moment sur le clavier. Les vérités et le réel ne font pas bon ménage. Souvent. Aujourd’hui je m’appel four, flamme. Ce sont les images qui sont là. .Peut-être enfer. Là devant. Avant toute pensée. Ce sont des images, elles sont vraies aujourd’hui, à cet instant elles viennent de faire un trou dans le réel. Ce trou, je l’appelle la déchirure. C’est pour cela que je n’ai pas vraiment de lieu. Ecrire est un lieu. Ecrire est une géographie. Une géographie perdue. Ma main, un itinéraire inconnu. J’ai des souvenirs et pas de mémoire. A la place ? La déchirure. Encore, et pour toujours.
Mes temps sont inconciliables et mes espaces ravagés.
Ecrire c’est tracer un pont entre les deux bords de la déchirure. Une suture. Unir le corps à… à quoi au fait…... Parfois c’est tomber de ce pont. Souvent.
Entre le vrai et le réel.

Comment tu t’appelles ? Mon prénom c’est Franck, mon nom c’est Nicolas, oui comme le prénom. Déjà la confusion. Le nom, c’est lui. LUI. Lui, le père, la cendre dans la bouche, lui la mort, lui la haine et le silence de glaive. Le prénom c’est moi. MOI. Moi la source, moi le fleuve incendié, le fleuve qui tend ses bras et son temps vers la mer. La mère ? Ne compliquons pas. Théâtre de marionnettes fantomatiques, où sur la scène, les morts sont plus présents que les vivants. D’ailleurs on est toujours le vivant d’un mort. Ils nous veillent. Ils écartent les chairs pour y passer leurs faces de squelette blanchâtres et nous monter leurs rires d’os. Cliquetis. Raclement. Craquement. Théâtre d’ombres osseuses. Le matin lorsqu’on est décillé des rêves et que le souvenir remonte comme un haut-le-cœur. Nausée de la mémoire où il n’y a rien à cracher. Jamais.

Aujourd’hui je m’appelle four, flamme, enfer peut-être. J’en suis les cendres.

Four. A la fin il s’arcboutait sur le rebord de four. La tête penchée. Recherchant un souffle qui le fuyait. Il avait beaucoup maigri. Mais il voulait continuer à faire son pain. Albert. Il s’appelait Albert. Il avait trente quatre ans et il épuisait ses dernières forces en face de son four. Dans la famille on ne parlait jamais d’Albert. On l’avait laissé, lui et sa tuberculose, appuyé à son four. Je n’ai vu que trois photos de lui. Il parait qu’on se ressemblait. Même mon père ne parlait pas de son père. Comme si on en voulait au mort d’être mort. Trois photos. Sur la première il est en uniforme de marin. Sur la deuxième il est en costume. La troisième est celle de son mariage. Avec Claire, ma grand-mère. Elle est assise et lui se tient debout. Droit. Sur les trois photos il a le même regard, la même expression. De grands yeux de poissons qui regardent hors du bocal. Sur aucune il ne sourit. Il a des lèvres épaisses et bien dessinées. Il n’est n’y beau, ni laid. Il semble étrange. Voilà, c’est le terme. Etrange. Etranger pour être plus précis. Sa mère n’a pas voulu qu’il fasse des études. Il essayait bien de lire en cachette quelques livres. Mais sa mère ne voulait pas dépenser d’argent pour ça. Alors tout jeune il sera au pétrin. Je ne sais même pas s’il avait eu un père. C’est la mère qui régentait. Qui comptait les sous. Elle les comptait souvent. Trop souvent pour être honnête. Alors il s’est engagé dans la marine. Il a fait le tour du monde. Et il est revenu à Limoges. Rue Jovion. A la boulangerie. Il a connu Claire. Il avait vingt-cinq ans, elle, elle en avait quinze. Ils se sont aimés en cachette. Entre deux fournées. Quand elle venait à la boulangerie c’est lui qui la servait. Et très vite elle fut enceinte. Alors ils se sont mariés. Lui il faisait le pain, elle, elle le vendait. Tout aurait pu durer ainsi indéfiniment. Jusqu’à la première toux. Albert n’avait pas le goût du bonheur.
« Claire, parles-moi de lui, comment il était Albert ? »
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Albert, c’était un silencieux, il ne parlait pas beaucoup. Et puis tu sais, avec la boulangerie….c’était pas une époque très facile…. »
« Mais tu l’aimais ? »
« Est-ce que tu crois qu’on avait le temps de se poser ces questions….. »
« Je suis sûr que toi, tu te les posais ces questions ».
« Albert….oui, on s’est aimé, mais en cachette, toujours en cachette. Même mariés… Albert il avait des voyages dans la tête et dans le cœur… il avait des poèmes dans la tête et dans le cœur…. Il n’était pas fait pour la boulange… J’étais jeune c’est vrai… mais tu sais, dans ma vie j’en ai vu des bonhommes…jamais des comme lui…. »
Claire dit ça, avec les larmes au bord des yeux. Pourtant, cela fait pas loin de cinquante ans qu’il est mort.
« Tu sais il était fortiche pour le feu, pour la température du four… Et puis jamais il ne ratait une fournée… Il aimait son pain, ça lui faisait presque dépit de le vendre... Lui, il l’aurait donné. Tu sais à Limoges entre les deux guerres c’était chaud… les ouvriers, ceux de la porcelaine et des chaussures avec les syndicats….ça rigolait pas. Tu sais qu’ils on tué des ouvriers….il ont chargés et ils ont tué… »
« Oui, mamie, je sais…. Albert. Parles-moi de lui »
« Tu me fatigues avec tes questions, qu’est-ce que tu veux savoir ? »
« Tout… tout, lui, papa, moi… »
« Ne me parle pas de ton père…. Et dire que je l’ai porté dans mon ventre cet indien !... dire que je l’ai porté dans l’odeur du pain, et des croissants, tu crois que ça a servit à quelque chose ? Dans la nuit je descendais avec mon gros ventre pour l’aider… lui faire du café… Tu sais quand il mettait notre pain au four, avec ses gestes rapides, sûrs, on aurait dit une danse. Les premiers pain qu’il plaçait dans le fond du four, j’avais l’impression que tout son corps allait y passer…Je le voyais faire en silence, il transpirait… il était beau… il faisait chaud, il faisait nuit et la première fournée craquait, le pain chantait, on savait qu’il allait être bon au chant, à la musique de la croûte sortie à peine du four…. Ah, ce four, c’est ça qui la tué… le chaud et froid… il était pas fait pour ça. Il l’aimait son four, son feu. Il s’en occupait de lui, ça tu peux le dire…. Plus que de moi…. »
« Tu exagères là… »
« Oui, on s’est aimé, mais c’était une autre époque, j’avais seize ans, un gamin et la boulangerie. Pourtant, quand il posait ses mains pleines de farine sur mes cuisse ou sur mes seins… »
« Attention mamie, tu dérapes… »
« Ah ah ! Je dérape…et tu dérapes pas, toi, des fois ?... Eh bien, je peux te dire qu’on en a fait devant le four… et pas qu’une fois !... dommage, il était triste, il ne savait pas dire pourquoi… il était triste, c’était dans son sang… à cause du lait de sa mère… cette garce ! Lui, il avait vu le monde… la nuit il me racontait, pendant que le pain dorait…les noirs, les jaunes, les café au lait…. Et l’océan… il parlait souvent de l’océan, des tempêtes, du ciel, des étoiles… il disait – quand je fais du pain j’y met tous mes souvenirs, c’est pour ça qu’il est bon mon pain, j’y met le bruit des vagues, la mousson, les sourires des filles- il disait ça pour me faire enrager. Il était timide. Alors le sourire des filles… tu vois ce que je veux dire…quand on s’est connu on était aussi niais l’un que l’autre… d’ailleurs t’as vu le résultat ?... ton père… »
« En fait, tes deux maris auront été marin, c’est une vocation chez toi… la marine, en plus à Limoges… tu aurais habité Brest ou Bordeaux…Mais Limoges, il faut le faire… non, je ne poserais pas la question… lequel des deux…. Parles-moi encore d’Albert. »
«  A la fin il faisait peine à voir…la tuberculose, plus des trucs qu’il avait aux poumons, peut-être la farine… et puis on pouvait pas fermer la boulangerie, tu comprends, c’était pas comme maintenant. Alors, je l’entendais tousser, en bas, devant son four. Il ne voulait pas vendre, il croyait que ça passerait. Eh bien, c’est pas passé ! c’est pas passer du tout même…. Ça l’a tué… presque d’un coup….Je me souvient de sa dernière fournée, comme si c’était hier. C’est lui qui avait pétri, c’est lui qui avait préparé tous les pains, tu sais, les gros pain, les tourtes…il toussait, il crachait… et puis ce four, j’avais l’impression qu’il lutait contre le feu, comme s’il défiait les enfers. Il avait beaucoup maigri, mais, même là, à l’article de la mort, ses gestes étaient beaux, harmonieux. Entre deux quintes. Quand tout fut finit, j’ai vu du sang sur son tricot blanc, du sang mélangé à de la farine, il me regardait en silence, ses yeux me parlaient. Tu comprends, il me disait plein de choses… c’est à ce moment là que j’ai su, que j’ai su vraiment. Il était pas fait pour ça… il avait des mains d’artiste. Mais surtout le cœur, et les rêves. Il était revenu mais quelque chose de lui était resté sur la mer. Je lui disais : Albert où tu es ? Il me souriait…..et répondait : au milieu du Pacifique…je le voyais à son regard qu’il était ailleurs… Pour le coup, il y aura été… ailleurs…. »

Je me revois devant la porte du crématorium avec le cercueil prêt à entrer. Avec ma tante nous avons eut l’autorisation de passer derrière, dans la coulisse. Il y a eut Albert, Jean et Franck. Et là Franck se prépare pour sa première fournée. Mon père revenait à son père dans une dernière fournée. Totalité des cycles. Emprise des symboles. Le livre se refermait dans la blancheur incandescente des flammes. Un corps qui appelait sa cendre. Un dieu qui réclamait son du.
Dieu ! que ton pain est étrange….
Et moi un piètre boulanger…
Epuiser l’ombre pour nous rétablir dans la lumière, nous replacer dans nous-mêmes. Et nommer. Comment tu t’appelles ? Il n’y pas de réponse. Jamais. Déchirure peut-être.

Franck

26 mars 2006

Musique.....

Au départ on est dans la distance. On est même écrasé par cette distance. Elle nous a d’abord pénétrée. Après, elle nous écrase. On est rien. On le sait et nos doigts hésitent sur le clavier. L’image de la page sur l’écran est un horizon impossible. Et rien n’est là. Où plutôt tout est là, et rien ne vit, rien ne tremble. On est recroquevillé dans son propre silence, et parfois on voudrait que cela dure une éternité. La distance et ce temps mort, vidé de tout, vidé de soi. Plus rien, n’être plus rien sinon cette attente impossible dans cette distance terrifiante. Plus rien, et l’on sait qu’il va falloir encore perdre quelque chose. Perdre encore et toujours, les guerres, sa vie, soi. Perdre quelque chose de soi. A cet d’instant d’écrire on sait qu’il va falloir perdre quelque chose de soi. Car les mots naissent de cette perte et de cet écrasement. De cette déchirure entre l’air qu’on respire et le poumon qui hésite dans son mouvement d’aspiration, d’élargissement. Ils naissent aussi de cette peur de cette tension qui vrille jusqu’à l’insoutenable parfois. Parfois seulement. Que puis-je perdre encore que je n’aurais déjà perdu ?

Au départ écrire c’est errer dans cet espace de silence, et dans la volonté toute tendue de la perte. Comme pour le sacre d’une défaite. Puisque écrire est une défaite. La majestueuse défaite. La somptueuse. Mais la défaite. Puisque c’est la continuation et sanctification de l’inachevé, puisque c’est la prolongation du manque, jusqu’à sa magnificence, dans la profusion du vide, jusqu’à son débordement. Ruissellement de néant, écoulement magnifique, hémorragie de mortification vaine et pourtant indispensable.

Alors il faut se trouver là, à cet endroit de nous impraticable, et consentir assez, pour être envahi une dernière fois. Toujours, et encore une dernière fois. Mort annoncée, cent fois promise, cent fois espéré, cent fois recommencée.

Au départ on est dans ce désert de nous. La parole a refluée ne laissant rien derrière elle, pas un seul mot, rien, ou alors des rognures, des phrases cabossées par les précédentes marées, que des verbes usés comme des galets par la banalité. C’est le temps de l’appel. De la peur et de l’espoir.

Au départ ce n’est presque rien. Un simple son, comme un murmure à peine audible, une modulation lente. Lente et profonde. Elle vient de loin, de si loin. Elle vient de traverser le désert de vos hostilités et de vos résistances et semble ne pas pouvoir aller plus avant. Pourtant elle est là, fragile, invincible.
Une et innombrable.
Vivante.
Enfin…
Au départ, à l’intérieur, il y a comme une note de musique infime et dérisoire qui vient de nulle part, et qui insiste, et qui tient, et qui se survit à elle-même. Elle est dans le corps, et ça prend tout le corps. Elle est comme une brise sortie du néant de mes chairs. Elle est mon miracle et mon désespoir. Elle est ma mort et ma résurrection. Elle est un fil tendu au-dessus du gouffre de mes années perdues. C’est une note, une simple modulation à l’intérieur, un murmure grave, lent, profond, qui prend de plus en plus de souffle. Ca ressemble au basson. Une rumeur lente à l’intérieur qui résonne. Une rumeur qui passe le long des os. Un lent cortège processionne dans ma poitrine.

Et ce sont les premiers mots. Qui cherchent l’accord. La confluence. Pour bien comprendre il faut imaginer la vague qui hésite. Ecrire tient tout dans cet hésitement de la vague, dans ce déploiement qui s’oppose à l’évidence du mouvement. La déchirure.

Au début, c’est le temps des gammes, la main des mots hésite sur le clavier de la parole. C’est une musique inconnue qui se déchiffre au fur et à mesure des douleurs, des résonances. J’entends la musique à l’intérieur et je cherche la voix qui pourrait la dire.  Je ne sais d’où elle vient, mais elle là. Comme un tyran, comme une déesse, elle est l’enfant qui refuse, et le désir qui s’embarque. Il faut comprendre, j’ai d’abord cette musique tapie dans le fond de ma gorge, à l’arrière de ma vie. Chaque mot est un son avant d’être un sens. Chaque mot est d’abord symphonie, couleur, cascade. Et chaque mot sera dit. Chaque mot sera prononcé à haute voix. Car chaque mot contient le suivant. D’ailleurs bien souvent il sait le suivant bien avant moi. Ma respiration donne le rythme. Je lis et relis les morceaux de phrases, les bouts de paragraphe et ma respiration bat la mesure. C’est mon souffle qui fait foi. C’est la véhémence et l’exaltation des résonances qui fon foi.

Peu à peu je me rend compte que ce n’est plus le désert du début, peu à peu c’est un concert à l’intérieur, un concert qui vient de nulle part et qui grossi. Chaque son appelle un sens, chaque sens un rythme, une cadence différente. A l’envahissement du vide succède l’envahissement de la profusion des sensations, des émotions, comme des risées de vent sur la peau de ma voix. Quelque chose s’invente. Et je suis là, sans y être vraiment, au centre d’une dévastation comme traversé. Fendu.

C’est le temps où il faut tenir. Tenir le texte, ne pas tomber dans l’épuisement, dans l’aveuglement, l’enivrement, la frénésie. Tenir les mots, comme des notes qu’on poserait avec lenteur sur la portée. Avec lenteur, précaution. Vérifiant inlassablement les harmonies. Rajoutant croches et double croches, ponctuant ici d’un soupir, et là d’un silence. Tenir. Comme le musicien qui écrit sa musique et qui veut quand même la jouer, qui veut quand même l’entendre autrement que dans ses fibres. Tenir. Tenir la note.

Il y a des jour où la mélodie à l’intérieur est lente, emprunte de fatalité, de tragique, avec elle ce sont les grandes landes de bruyères sauvages qui arrivent, c’est une musique de steppe, c’est une musique de cosaque triste, de tartare qui galope sans fin, dans une Tartarie sans fin. Certains jour je voudrais mourir à cheval dans un galop d’enfer, certains jours mes mots sont cheval, crinière au vent, mes mot sont le vents et mes mots sont claquements de sabots, et je frappe le clavier avec acharnement parce que mes mots sont des essoufflements, et que je crie dans les landes de mes déserts de Tartarie sans fin. Sans fin.

Certains jours ma musique sort de l’ombre. Elle a la lenteur des mauvais jours et l’inquiétante langueur des heures lentes et maussades, et le son du basson rase les murs de mon absence, de mes angoisses. La note tient, mais demeure dans l’ombre, et peu à peu c’est l’orgue, l’orgue d’ombre avec ses accords lourds d’ombres qui essayent de s’arracher aux pierres de ma cathédrale éteinte et muette. Ces jours-là je suis dans les pierres grises et froides et chaque mot est un éclat que le burin extrait. Coup après coup. Et la parole est sculpture de pierre qui se refuse. Alors je tape, je cogne, et chaque mot est mâché, remâché, ânonnement lancinant d’une prière qui n’arrive pas à se dire, à s’élancer, à trouer l’espace du verbe, chaque mot écrit dégage un vide encore plus effrayant qu’il faut combler dans un autre saut vers l’inconnu. C’est éreintant. L’ombre monte comme une marée mauvaise. Une marée d’hiver. Sans pitié.

Tenir le texte, c’est tenir la note, sans trembler, sans se lasser, sans être détruit. Et parfois reprendre sa respiration. Refaire circuler le souffle sur sa peau, retrouver le rythme, la cadence, le balancement, les accords, les dissonances, les contrepoints. Tenir le texte, c’est reposer ses doigts sur le clavier et refaire des gammes comme aux temps anciens, c’est souffrir des articulations nouées et de la raideur des souvenirs.

Un jour quelqu’un m’a dit, si tu veux écrire il faut que tu manges, prends un solide petit déjeuner, parce qu’écrire c’est beaucoup d’énergie. J’aime cette approche qui fait de l’écriture un art du corps. La mobilisation des muscles, de la respiration, des battements du cœur. Ecrire c’est engager tout son corps dans la parole. Tout. Même le sang s’il le faut. Surtout le sang. On ne bouge pas, pourtant tout est en mouvement, on transpire, on sue de cette immobilité comprimée d’élan.

Il n’y a pas de muses là-dedans, il n’y a pas de fée Clochette, il n’a pas d’exaltation romantique. Là, je me sens paysan, paysan de ma Creuse attelé à ma charrue. Un paysan qui baisse la tête pour éviter de voir la longueur des sillons qu’il faudra retourner.

Tenir le texte, c’est tenir la distance, la tenir à bout de bras, à bout de rêve. Ecrire c’est labourer, avec lenteur et détermination. C’est labourer son corps, sa chair, sa mémoire, c’est appeler la rêverie et n’en recevoir que la poussière, et ne pas s’en contenter, c’est vouloir le plus, le mieux, le toujours, l’irrévocable, c’est savoir notre finitude et continuer à croire en l’éternité, c’est ne rien lâcher, même dans l’abandon. Ne rien lâcher. Tenir. Tenir la note, le texte, comme on tiendrait la main de l’amoureuse.    

Parce qu’écrire ne nous sauve pas, pourtant les mots nous secourent quand ils viennent à nous. Il nous mette en sursit et en espérance. Puisque écrire c’est rejoindre, rejoindre l’inconnu qui nous appelle. Puisque c’est répondre au cri inconnaissable par un cri inconnu. Puisque écrire et aimer c’est le même mot. Puisque celui qui écrit, quelque soit sa situation, est en état d’amour. Même s’il ne le sait pas. Ecrire c’est aimer, c’est témoigner de notre solitude et l’encrer pour l’offrir, c’est poser une forme là où il n’y avait que chaos, et célébrer le manque puisqu’il est promesse. Oui, écrire c’est le sacre du manque et du mouvement qui exige qu’on le dépasse pour le prolonger dans les flammes de notre désir.

Au départ c’est une musique. Je ne sais pas d’où elle vient, mais elle me traverse et j’essaye d’y accrocher des mots. Elle doit venir de loin, de plus loin que moi, et j’essaye simplement de lui faire assez de place, et je consens simplement à ce qu’elle me dévaste, et je pétris.

Chaque texte est une mélodie et l’impossible tentative de la dire.

 

C’est le temps de la fin. A l’intérieur le son se fait plus doux, plus calme. C’est à nouveau une grande étendue. Large. Lumineuse. Sereine. C’est le temps de la fin, de l’effondrement, de la défaite et de la joie, c’est le temps de l’amour et du manque lumineux, c’est le temps de la plus grande solitude. Immense comme un soleil.

C’est le temps du silence grave, presque solennel et de la paix.

On peut éteindre l’écran, on peu partir, on peut mourir, puisque plus rien n’a d’importance hormis le ciel qui couronne notre prodigieuse défaite….

 

Franck

 

Je ne peux résister de poser ici quelques mots de Pascal Quignard. J’ai enfin trouvé le livre que Patricia m’a conseillé. Georges de La Tour.

Je ne savais pas que ces mots illustreraient si bien mon texte. Quand je les ai lu, tout mon corps fut prit d’un frisson et j’ai laissé monter mes larmes…

Merci Patricia du cadeau de cette émotion par texte interposé…

« Plus on s’approche du feu, plus on contemple qu’il se résume à la quantité de matière qui vient à manquer dans sa flamme.

Ce qui fait la flamme plus brûlante, la braise plus rouge, l’éclat plus lumineux est ce qui devient davantage « rien » en elle. C’est ce qui se précipite pour ne devenir « plus rien » au cœur de la fournaise qui gondole comme une illusion en elle, dans l’air tremblé et translucide de la chaleur. C’est ce « plus rien » qui crie dans le crépitement. C’est ce « plus rien » qui est blanc au cœur des flammes et dont on ne peut approcher le visage sans hurler de douleur. C’est Dieu. » (Pascal Quignard , Georges de La Tour, édition Galilée)

 

 

23 mars 2006

Parler est difficile....

Parler de nous est une chose difficile puisque nous sommes sur cet étrange fil. En équilibre. Entre nos vies défaites, entre espoir et fatalité. Et puisqu’il nous faut arracher aussi bien la tragédie que le triste ou le sérieux. Et que nos jardins sont encombrés. Enlianés dans l’enchevêtrement de nos actes désemparés, et de nos rêves usés, parce qu’ils ont trop servi. Encombrés par l’amoncèlement de nos amours anciennes inachevées, inachevables. Et puisque les jours ont enseveli les jours, et que les nuits ont  obstrué les jours, et que même les saisons ont étouffé les jours. Alors parler de nous est une chose difficile. Puisqu’il nous faut gratter la terre de nos échecs et exhumer à nouveau au soleil chacun de os blanchis, ces os lourds de nos errances et pourtant si fragiles. Si cassables. Il nous faut retrouver maintenant la pudeur et la vertu de nos temps d’adolescence, il faut réinventer le pur, le simple, il faut chercher ce qui reste en nous d’inaltéré, de cristallin. L’enfant. Le pèlerin. Il faut aller chercher la larme qui se refuse.
L’infime. Le vulnérable. Le point. L’unique point de résistance. Celui qui rassemble et totalise. Celui par lequel l’axe du ciel jailli, à l’aplomb du soleil. Il suffit de prendre la nuit en abscisse et le ciel en ordonnée, les deux tendent vers l’infini bien sûr,  alors les étoiles s’allument, il n’y a plus qu’à joindre chaque lueur de cet espace et d’en faire la courbe exponentielle, au bout se trouve la charnière du cœur à ouvrir. Pour vérifier que les calculs sont justes, vous dessinez une croix celle qui vous crucifie, en ordonnée vous placez l’amour et en abscisse l’attente, si ça saigne c’est normal, vous devez voir apparaître une myriade de points, ce sont les heures de votre vie, vous les additionnez, puis, il ne reste plu qu’à diviser par de nombre d’or, si vous n’avez pas le nombre d’or près de vous vous pouvez prendre le nombre de platine, ou de mercure, cela ne fausse pas les calculs. Vous pouvez même utiliser une agate, une topaze, un petit caillou, ou simplement un rêve d’enfant.

D’abord renoncer à ne plus renoncer. Et pour commencer, abandonner. Partir du point vernal. De l’articulation des saisons. Il faut se mettre dans l’embrasure du jour et de la nuit, à cet endroit du clivage de la lumière, à cette place de la coupure, où l’âme se décolle de nos mythes. Avec l’incision du rêve. Et en accepter le sang.

Car le temps s’approche de nous, avec sa lenteur, ces à-coups. Et nos os tremblent un peu.

Alors parler de nous c’est difficile, ça serait parler de l’attente et de cette tension des nerfs, ça serait parler de la nudité tout contre la nudité. Ca serait dire nos bouches et leurs murmures de nuit, et leurs soupirs humides, et les caresses brûlantes dans l’exaltation de la découverte. Ca serait dire la faim et la soif et la fièvre rouge de l’offrande,  et la sueur des sexes contre les sexes. Ca serait dire tes eaux et mon navire et la tempête qui brasse nos gestes et l’effleurement des lèvres sur ton ventre et cette traversée profonde au cœur de nos désirs, de nos appels. Tu comprends, ça serait dire l’obscur pour en faire la lumière et appeler Satan pour nous encourager. Ca serait ne plus se connaître et pourtant se connaître à jamais. Ca serait dire la blancheur de ta peau et les couleurs d’orange de ton sexe qui se déploie, et l’enlacement de tes hanches et la poussée des muscles et le serrement de nos cuisses. Ca serait dire ta langue comme un tison ardant sur mes terres secrètes. Ca serait dire les morsures et les écartements et le vertige et les secousses et la charge. Ca serait dire le cercle de feu que le compas de tes cuisses ouvertes dessinerait sur les murs de la chambre. Parler de nous, ça serait dire l’essoufflement de la course batailleuse de nos mains, nos mains voraces dévorant nos chairs offertes, nos chairs béantes, nos chairs promesses. Parler de nous, ça serait dire l’épuisement et le triomphe après nos pénitences et la consolation après les jouissances et l’enchantement d’un temps nouveau. Pour parler de nous il faudrait oublier nos dignités, nos élégances pour inventer, une fois de plus, la grâce et l’harmonie…
Que ta bouche soit le brasier et que ton ventre soit la fournaise, brûle !…. brûle !…. soit l’incendie !… brûle-moi !…anéantis-moi…. !
Franck

19 mars 2006

Dies Irae........

Et puis il a ce fond de colère qui fait obstacle. Une épaisse couche de terre noire avec sa fermentation acide, acre. J’ai beau pointer l’index sur les cendres froides de mes morts, ou sur celles encore chaudes de quelques vivants, je reste toujours à l’horizontale de mes mots dans l’impossibilité de trouver un souffle assez puissant pour me lever dans la verticale du septentrion et trouer cet humus fiévreux. Cette chape primitive. Cette écorce, cette croûte brune. Murant la purulence ancestrale qui gît de mes siècles de silence. Colère. Rage. Mais colère surtout. Tellement ancienne qu’elle ne sait plus dire son pays. Le père, la mère bien sûr. Mais elle est plus ancienne encore. Elle vient d’avant. Mes limbes étaient coléreuses, mes limbes étaient rouges de colère, rouge du sang de la colère. Je suis né d’un cratère, d’une béance où la lave a mûri. Jusqu’à faire croûte. L’ombre affûtée coupe toujours la lumière en son angle le plus faible. Le jour où je suis né, ma mère était en colère. Contre lui, comme toujours. Peut-être contre elle. Elle qui s’apprêtait à livrer son du. Le mâle attendu. Peut-être contre moi qui n’avais pas su être autre chose qu’un garçon, et qui n’avait pas eu la décence de partir dans le sang des fausses couches comme les autres avant moi et les autres après moi. Comme tous les autres. Elle était en colère. Hystérique. Bruyante. Criante.
Le temps était à l’orage. Toute la journée la chaleur avait été écrasante. Il se préparait quelque chose. En fin de journée les nuages sont montés du fond de la terre. Des nuages noir, violet. Elle, elle était dans sa colère de parturiente désespérée, sa dernière colère avant la résignation. Alors elle criait, elle était devenue insupportable, effrayante. Et l’orage montait en volutes épaisses comme si les ténèbres s’avançaient sur la ville en même temps que la nuit. Nuit d’été boursouflé de chaleur suintante. Au bout de sa colère elle a mordu le gynéco jusqu’au sang. Il a faillit la gifler. Ma première respiration sera le tonnerre et la foudre qui frappe. Dehors c’était un déluge d’eau de sang peut-être. Et mes cris se mêlaient à cette apocalypse. Je suis né dans la colère du ciel et celle de ma mère. Né d’un orage d’été à l’heure où la nuit arrive. Né d’un écho crucifié dans la fêlure du ciel, dans le grondement éclaté de maman qui abdiquait et qui retournerait silencieuse à sa vie d’épouse en sursit d’une mort à venir. Vite. Très vite. Dies Irae. Né un soir d’été, jeté aux dents voraces d’un orage. Dies Irae. Ma première mère fut la foudre et mon premier lait une pluie diluvienne noircie par la nuit, une pluie grosse, grasse, lourde, presque fumante. Dies Irae. Mes premiers bras furent l’absence et mon premier baiser une parole repliée dans la diagonale de l’ombre. Dies Irae. Jour de colère. Kyrie eleison. Seigneur prend pitié. Ou, plutôt non, fous moi la paix Seigneur. Le Requiem de Mozart. Quand je suis revenu à la pension après l’enterrement de maman, les curés avaient organisé une messe. Toute l’institution était là. Ils ont mis en scène le requiem avec des jeux de lumières. La chapelle s’embrasait d’illuminations fulgurantes et s’éteignait lentement pour rebondir à nouveau dans l’éclat de tous ses feux. Avec la musique de Mozart. Cela aurait pu être beau si je n’avais pas été en colère. Contre eux, contre moi, contre elle. Je n’étais pas triste. J’étais dans un autre pays que la tristesse. J’étais exilé dans ma colère muette. Dies Irae. Le requiem de Mozart. Le jour où on l’a brûlé, lui. Lui. Lui. Il le voulait, alors j’ai organisé la cérémonie et l’incendie de ses chairs, faute de pouvoir incendier ma mémoire. Je l’ai fait jouer, le requiem, ce jour là. En totalité, pour emmerder les rares qui été venu. Je l’ai fait jouer, même que les flammes du four couvraient la musique quand le crémateur l’a ouvert. Le four. Avec les flammes. Dommage, qu’il ne soit pas plus long le requiem. La prochaine fois je mettrais celui de Verdi, mieux, celui de Mahler ou les deux à la suite. Dies Irae. Jour de colère. Ce jour là aussi je n’étais pas triste. Toujours la colère. Froide comme un glacier immuable sur un feu oublié. En fait, je suis toujours accroupi dans les muqueuses rouges et sanglantes du premier jour d’orage. Dies Irae. Lacrimosa dies illa. Oh ! Jour plein de larmes. Dans les muqueuses rouges, les mâchoires déjà serrées sur tous les mots à taire.
Et même là, dans mon écriture, je n’arrive pas à la dire cette colère. Comme toute les choses importantes elle ne s’écrit pas la colère. Elle résiste aux mots, à la pensée qui veut la dire. La colère se vit en directe. Dans le souffle. L’élan. La pureté de l’élan. Dans ce saut vers l’abîme. Elle a besoin du corps la colère, de la chair, de son tremblement. Elle a besoin du fleuve et de la boue qu’il brasse. Elle a besoin d’un autre pour la recevoir. Au lieu de ça, je reste dans cette cataracte figée, dans cette ligne de fracture de l’ombre. Barattant ma rage. Obstinément. Silencieusement. Sans mépris, mais avec entêtement. Et peut-être avec la terreur secrète de voir le barrage s’effondrer. Peur de l’envahissement, du débordement. Méfie toi de la source qui roucoule, son eau vient de l’enfer. Et les forges de l’enfer fabriquent les heures en fer, lourdes et tranchantes comme le jugement dernier.
Pourtant elle est là. Dessous. Vivante et claire, et fraîche, et jeune, parce qu’elle n’a pas servie cette colère. Elle ne s’est pas usée, ni galvaudé, elle est intacte, prête aux noces et à la messe des morts. Requiem aeternam dona eis domine. Seigneur donnez-leur le repos éternel.
Requiem des innocents. Il a bien fallut la ravaler la colère et pour la faire passer, boire un bon coup. Un bon coup et longtemps. L’hostie sacrée du malheur, il a bien fallut la ravaler. Ceci est mon corps. Tiens bois un coup !  A la tienne !  Au bûcher des heures j’ai de grands goélands crucifiés qui sentent la charogne. Au bûcher des heures j’ai des lunes déshabillées, sans corsage, à poil, le sein pâle, plantées au plus noir de mon ciel. Ces nuits tristes et infiniment seul. A se taire indéfiniment. Comme l’infini de la mer, avec ses vagues qui dansent sur les gouffres mugissants. Et qui dansent. Et qui dansent.
J’ai peut-être des raisons d’être en colère. Parce que le cadeau la vie, je ne l’ai pas vu beaucoup. Mon chemin n’a pas senti que la noisette. A part les cailloux. Les désillusions les vaines avancées, les vaines espérances et les trahisons. Les Suzon de passage, les Lison infidèles, les michetonneuses désenchantées qui s’avancent les cuisses ouvertes sur leurs roses odorantes et fanées. Parce que la vie n’est pas avare de saloperie en tout genre, et pour être sûr de votre complicité elle fait de vous un salaud, la vie. Comme les autres. Y’a pas de raison. Pas de jaloux. Le mal n’exempte de rien, ni le bien d’ailleurs. Le sac est grand, il contiendra tout le monde à la fin. Pas de jaloux.

 

Mais las…..même de cette colère. Las. Des coups, des haines, des rancunes, des violences. Las, du temps passé à maudire, à juger, à condamner. Las de ma mémoire, de mes oublis. Las des démesures, des profusions, des outrances, des outrages. Las, des folies. Je veux simplement ce près vert renfermant dans son sein une seule goutte de rosée. Je veux la parcimonie, jusqu’au très peu, jusqu’à l’infime, jusqu’au manque.
Comme si tous les chants de la terre tenaient dans une seule note à l’infini modulée…

Franck. 

16 mars 2006

Gris...Rouge....

C’est cyclique. Je reviens buter sur une parole dure, impossible, parole de pierre, de marbre froid. L’énergie manque à dire. C’est une hémorragie des forces du dire. Presque. Comme mes saignements de nez, enfant. L’énergie qui partait en fleuve rouge et chaud. Fleuve intarissable. Pourtant, là, je ne saigne plus. Depuis longtemps. Mais l’énergie s’écoule toujours emportant ma parole, mes mots, ma mémoire. Pourtant  je sais qu’il faut s’efforcer ici. Dans cet instant du plus rien. Du dégout. Suivre la ligne. La ligne imaginaire, celle qui monte et qui nous arrache du sol. Celle des promesses, des aurores. Celle qui tend vers le plus clair de notre solitude. Solitude. J’ai appris à lui donner des couleurs à celle-là. La première était grise. Grise, lorsqu’elle me mordait au ventre, lorsqu’elle m’épuisait de son brouillard vain. Gris les jours, les heures. Gris la face blafarde des autres croisés ici ou là. Gris le soleil, gris la nuit. Gris le poids qui pèse sur les paupières, sur les membres, sur le dos, sur les gestes. Gris la saveur de l’eau. Gris la rêverie qui ne sait plus où aller, qui s’écroule de son propre poids, qui fait des boucles sur elle-même, qui s’empile dans l’épaisseur du gris. Gris comme un tunnel qui n’en fini pas de traverser un monde indifférent.
Mon enfance fut grise. Quand j’y repense c’est d’abord cette couleur qui s’impose. Un long couloir d’années peint en gris. En gris fade, légèrement nauséeux. Aucune vraie couleur. Seulement quelques ombres. Mais surtout le gris.
Cendres d’enfance, cendres de solitude d’enfance. Enfance, à faire rouler des billes sur le tapis, parce que sur le carrelage ça faisait du bruit. Mais sur le tapis elles roulaient mal, les billes. Alors je les donnais, les billes. C’est bien de donner ses billes. Il y avait beaucoup de pauvreté dans ce quartier de Marseille à cette époque. J’aimais bien donner mes billes. Malgré le vent qui balayait le ciel pour éclabousser la ville de lumière comme les agates et les billes que je donnais, je n’étais que dans le gris. Toujours. Ce n’était pas une prison, le gris, parce qu’il n’y avait pas de mur. En fait, c’était pareil, sans les murs. Les murs. Mon expérience des murs s’est bornée à huit jours de cachot chez les curés, plus tard. Ils ne savaient pas que le gris je l’avais à l’intérieur. Un grand désert gris recouvrant l’intérieur des chairs. Immense, fabuleusement gris. Sauf mon sang écarlate en interminables hémorragies. J’aurais pu y rester indéfiniment dans leur putain de cachot. Au bout de huit jours ils sont venus me rechercher. Cachot, c’était le nom, en réalité une pièce fermée à clé. Petite pièce : un banc, une table en bois, et une fenêtre en hauteur. La table était gravée des noms de tous ceux qui m’avaient précédé. Ca remontait au siècle passé. Enfin, à celui d’avant. Le dix-neuvième. Je n’ai même pas inscrit le mien. Déjà la postérité ne m’intéressait pas. Ni les fausses glorioles. Et puis il aurait fallut que je l’incruste d’abord dans ma peau pour me souvenir de qui j’étais. Qui j’étais. Quoi j’étais. Bref, le gris. Les murs de ma chambre étaient gris. C’est sans doute pour cela, cette impression de gris. Parfois, au bout de l’ennui, après les billes, je faisais de la peinture. De la peinture d’enfant, sur des feuilles de papier Canson. Et je peignais des ciels. Je m’en souviens. Des ciels gris, sur une mer grise. Je ne me rappelle pas avoir peint un soleil jaune, ou bleu, ou vert. Les tubes de blancs et de noir manquaient toujours. Le rouge, le vert, le bleu, les tubes étaient toujours neuf. Moi, je faisais du gris. Comme un naufrage de cendre.

Voilà, la première couleur de ma solitude ce fut le gris.

Des trous ? J’en ai parlé, des trous. Oui, des trous il y en a eu. Mais si peu. Mais si noirs. Des spirales qui m’ont absorbé où le gris se déchirait laissant voir la faille, la déchirure, avec ce débordement de lande froide. De cendres froides. Cendres grises et froides de mon père en poussière de mort, que le vent rabat sur ma figure. Gris, le goût des cendres sur ma langue, dans ma gorge. Avec l’impossible essor de la parole. Parole grise des cendres du mort. Et toutes ces années à être gris. Ivre de l’alcool trop fort, bu trop vite. Gris d’ivresse sauvage et désespérée. Gris pour mettre des couleurs qui ne tenaient jamais, dans les aubes blafardes, délavées. Parfum maussade des matins mornes dans ces dégringolades d’arpèges sombres et moroses. La tête prise dans l’étau du néant. Ah, je peux dire que j’en ai bouffé du gris. Au sens propre et au sens défiguré. A vivre à la lumière électrique pour échapper au gris pâle des automnes, au gris sombres des hivers. Claquemuré à l’intérieur de cette épaisseur opaque où aucun chemin ne se dessine. Où tous les chemins se perdent. Œdipe aveuglé d’épaisseurs nuageuses, avec cet épuisement lent et continuel de l’hémorragie du sang dans le gris des jours. Interminable brume filandreuse et mortelle. Tellement gris qu’on en oubli les chagrins, puisque la tristesse est dans l’air qu’on respire et que les larmes restent collées aux yeux comme une buée fuligineuse. Ah oui, il a fallut en traverser de ces journées méandreuses ! A attendre ce qui ne viendra jamais. Et pourtant qui sera là. Un jour. Enfant on ne sait pas que c’est la mort qu’on attend, et plus vieux on oubli pourquoi on est là, en fait, on l’a jamais su, on ne le saura jamais. C’est pour cela qu’on saigne sans raison. Et l’énergie s’en va dans cette inondation sans fin. Dégoulinade sans saveur, sans promesse. Abandon de soi, comme ces rats gris qui quittent le navire sans attendre l’avalanche des tempêtes. Baudruche percée qui fuit, qui se vide de son rien pour n’être plus que peau de chagrin. Il a bien fallut l’user ce vide, et le rabot avait sa lame émoussée. La pellicule des jours collait à l’ennui, au gris, à la solitude. Effacement lent et taciturne du vivant. Rétraction des chairs dans un reniement de soi. Capitulation du vouloir  avant la lutte, puisqu’il n’y a pas d’ennemi. Sans élan, jamais, puisqu’il fallait se taire, ne pas rire, ne pas pleurer, puisqu’il fallait ne pas faire de bruit, et que les billes font du bruit sur le carrelage. Puisqu’il fallait rester dans cette insignifiance du gris perpétuel, dans cette discrétion qui confinait à l’absence. N’être que l’ombre. Naître sans poumons, sans respiration. Alors je me vidais de mon sang pour enlever la couleur, pour qu’il ne reste que le gris, l’informe, l’infirme. J’arpentais le silence en tout les sens pour m’y effondrer épuisé. Vidé.

Alors il faut comprendre, c’est cyclique. Je reviens buter sur une parole dure, impossible, parole de pierre, de marbre froid. L’énergie manque à dire. C’est une hémorragie des forces du dire. Et tout ce gris d’enfance m’éclate à la gueule comme un sortilège. Une malédiction. Une vielle maîtresse dont je me suis habitué aux déchéances, à la déliquescence, aux souillures. Une maîtresse aux baisers rances et corrompus qui me laisse un goût fade en arrière de l’âme. Il suffit qu’elle pose ses grosses fesses sur ma poitrine et un siècle d’enfance me remonte au gosier dans une sorte de haut le cœur. Avec cette sensation qu’aucun mot ne peut dire ce nettoyage, cette vidange de l’âme, ce temps dépeuplé de ses instants et cette usure qui continue de creuser comme si elle n’avait pas déjà atteint l’os de la vie. Comme si je n’étais pas déjà étripé.

Depuis combien d’heures je suis sur ces mots que j’arrache un à un ?  Combien de ratures, d’effacements, comme si je sarclais ma mémoire pour exorciser cette couleur grise qui n’est même pas une vraie couleur. Certains jour, comme aujourd’hui mon sang est gris couleur d’étain et mon encre est rouge comme une hémorragie.

Depuis combien d’heure j’essaye de déraciner chaque mots comme si je déterrais des morts ? Avec cette envie de tout arrêter. Et de pleurer pour me sentir encore enfant. Pour qu’il vive un peu, même maintenant, même trop tard, même si cela ne sert à rien.

Il faut que j’arrête, il faut que j’aille acheter des billes pour jouer encore une fois sur le carrelage gris, même si ça fait du bruit….même si ça fait du bruit….

Franck. 

12 mars 2006

Où vont nos mots.....

Où vont nos mots une fois qu’ils sont prononcés ? Où vont tous ses mots écrits ? Y a t il un fleuve qui les récupère et les charrie ? Y a-t-il une mer qui les attend ? Continuent-ils à vivre ? Est-ce que des choses de nous y demeurent accrochées ? Où va cette chair arrachée ? C’est quoi leur destin ? C’est quoi leur chemin ? Font-ils l’humus de la terre pour nourrir les chênes à venir ? Font-ils le poids des épis chargés de grains, l’été ? Deviennent-ils les nuages, les orages ? Sont-ils le vent, les tempêtes ? Est-ce eux qui peuplent les déserts ? Est-ce que les poèmes deviennent des étoiles ? Ou bien les rimes s’enrouent-elles aux vagues de l’océan ? Font-ils la glace de la banquise ? Est-ce nos mots défunts qui suspendent, un instant, le jeu d’un enfant rêveur ?

Où vont nos mots ?  Où vont nos paroles et nos pleurs ? Où allons nous avec ces mots qui meurent ? Est-ce qu’ils meurent vraiment ? Est-ce qu’ils souffrent en mourant ? Et qui les accompagne lorsqu’ils s’épuisent ainsi ? C’est quoi le dernier souffle d’un mot qui meurt ? Y a t il un paradis des mots, ou un enfer ? Y a t il un grand lieu du ciel qui sert de bibliothèque aux anges ? Sont-ils poussière ? Sable ? Sont-ils invisibles ? Est-ce que les oiseaux les picorent pour en faire leurs chants ? Est-ce qu’ils sont la couleur des peintres ?

Ou ne sont-ils, rien ? Rien, que des restes absents et désormais silencieux de notre vanité.

S’éteignent-ils comme des flammes trop vite consumées ?
Est-ce leur seul avenir que de n’être plus, sitôt après avoir été ? Moins qu’une rose, moins qu’un papillon. Rien, à peine une trace, presque moins qu’un souvenir. Moins qu’une bulle de savon, bien moins que la fumée d’une cigarette.
Sans doute est-ce mieux ainsi. Tous ne sont pas grands. Tous ne son pas beaux. Souvent le mensonge et la trahison les accompagnent. Et même si les prières en font naître quelques uns d’invincibles, la haine et la bêtise en profèrent bien davantage.
En fait, nos mots résident dans le prochain qui n’est pas encore là. Celui qu’on dit s’éclipse et meurt pour faire la place au suivant. Ecrire c’est se donner la chance de l’après, de l’encore, du prochain. Du toujours. Et cette vacuité appelle l’infini. Ecrire anticipe l’espace et le temps. En inventant le lieu de nos prochains pas. Ils sont le pas avant le pas. L’acte avant l’acte. Les mots, nos mots, créent du vide, du rien. Et c’est là qu’on habite, et c’est là notre plus belle demeure.

Mon dieu donner-moi la force d’agrandir ce rien si essentiel à mon air, si essentiel à mon chant. Et mon chant n’est rien, mais il supporte l’incommensurable de ma vie. Ce vide n’est rien mais il a la puissance des siècles.
Nos mots appellent, crient, mais s’oblitèrent dans l’instant de l’appel ou du cri, ils n’ont eut que le temps de pactiser avec la lumière du jour pour nous permettre d’attendre le soir. Nos mots sont crépuscule, mais nous en sommes l’aube, et toujours... et toujours... et toujours... comme un début d’éternité.

Franck

11 mars 2006

Je serai....

Seule la lumière des mots est subversive. Ainsi le poète.
Seul le silence est subversif. Ainsi l’homme en prière.
Seul l’acte sorti de l’arc de l’amour est subversif. Ainsi l’amoureuse. Ainsi l’amoureux.
Tout le reste est bruit, vacarme. Danse du ventre. Agitation.
Ma marche vers toi est subversive puisque je dois gagner en lumière, puisque je dois accueillir un silence grand comme un océan, puisque je dois tirer si fort sur un arc si dur. Ma marche vers toi est une révolution, une longue marche à travers toutes les murailles de Chine.
Je suis en marche. Parti tôt. Car c’est mon plus long voyage. Le plus dangereux. Ici, point de lions, de forêt, de brigands. Ici, point de montagne infranchissable, point de ravin. Ici, ce ne sont pas les kilomètres qui usent et fatiguent, c’est la mémoire. Car c’est mon plus long voyage. Le plus dangereux. Ici point de villes obscures, point de Sodome, point de Gomorrhe. Non, ici le seul danger ne peut venir que de moi. Et mes seuls compagnons sont les mots. Ceux que je trouve avec tant de difficultés sur mes talus arides et rocailleux. Les mots. Mes mots. Que je traîne, ou qui me traînent selon la pente du soleil.
Je suis en marche. Je viens. Et je viens à moi à moi-même. Et je viens à toi en revenant des morts. Nu. Tirant sur le souffle de ma parole. Je viens en perçant mes orages, en trouant mes ténèbres. Je viens envers et contre le temps, envers et contre l’espace qui nous sépare. A rebours. A rebours du désir et contre les évidences. Je n’ai que des couleurs pour me guider vers toi, je n’ai que des musiques pour me porter, mais c’est suffisant. Tout le reste n’est que bruit, vacarme. Danse du ventre. Agitation.

Je n’ai que ma pauvreté pour toi, mais tu sais, je l’ai chèrement gagné. N’est pas pauvre et nu qui veut. Car il ne s’agit pas de se dépoitrailler pour être nu. La nudité de soi se gagne les yeux baissés, dans le silence et l’abandon, elle se gagne dans l’offrande faite au jour, elle se gagne dans l’épuisement des forces, dans le crépuscule. Elle se gagne à la flamme d’une bougie. Elle se gagne dans le recommencement après la chute. Et dans les tremblements. Et dans l’effondrement. Pour être nu il faut abandonner toutes ses guerres, toutes ses colères, s’être vidé dix fois de son sang, et avoir éprouvé ses propres larmes sans honte, sans remords. Être nu c’est le privilège des rois, des seigneurs sans royaumes, des chevalier à la triste figure. Être nu c’est ne plus attendre des autres, et être patient de soi, c’est appeler l’absence, la reconnaître et l’aimer d’un seul regard. Etre nu c’est accueillir la peur sans peur. Voilà, être nu et pauvre c’est brûler avec une infinie compassion, une infinie constance, avec l’opiniâtreté d’un laboureur et la fidélité de l’enfant à sa mère.

Serais-je assez digne pour te faire ce cadeau ? Serais-je assez fort et puissant pour le porter jusqu’à toi ?

Franck

8 mars 2006

Comme un soleil à naître.....

Nous sommes restés dans la présence l’un de l’autre. A frôler nos vies. Comme une brise ridant à peine la surface d’un lac. Juste rester dans ce frémissement de cette présence à l’autre. Les pas du cœur encore hésitant. Comme si nous traversions ces journées sur un fil. Un fil tendu entre le jour et la nuit. Entre la mort et la vie. Deux journées à chercher maladroitement notre place dans la lumière, sans vraiment la trouver, mais pourtant être au chaud lové dans la présence de l’autre. Et apprivoiser la lenteur en se faufilant entre les tic-tacs de la pendule. Gestes lents. Paroles lentes. Sur le fil d’une lame étroite. Se guider l’un l’autre à nos regards. Même dans la pénombre du soir. Avec nos voix qui dansent sur les ombres rouges du feu de cheminée. Temps de l’ombre où l’âme craque comme du bois sec. Lente traversée du jour fendu en deux par l’étrave d’un navire silencieux. Juste le glissement des regards dans le froissement des eaux au repos. Temps rouge et or du feu calme qui crépite. Lui aussi avec lenteur. Rouge et or de la voix et de l’ombre fragile qui nimbe nos visages pour les cacher encore un peu d’un voile de pudeur et révéler la seule présence de l’autre à l’autre.
Je suis à l’étale. Tout à reflué. Je suis au plus loin des terres dans le repli des eaux. Epuisé d’une puissante marée. Je suis à l’étale et pourtant traversé de sa seule présence à elle. C’est une nuit d’ombre et de silence. Une nuit calme et lente. Elle est là. Les yeux irisés d’attente paisible. Le temps n’est plus aux tempêtes. Nous n’avons rien convenu. Mais nous sommes d’accord ensemble, il faut éviter les rochers, la cote, et ses écueils. Il ne faut pas que nos peaux se touchent. Il faut recommencer à se connaître avec lenteur. D’abord avec le regard. Et la distance. D’abord la présence. Etre là. L’un en face de l’autre, et approfondir les ombres et accepter la lenteur et nos corps qui se voilent dans le soir. Et si la lame des couteaux griffe encore le sable, si la lame fait encore saigner les nos vieilles blessures, c’est que le sang noir doit nous abandonner. Encore. C’est qu’il en reste. Encore. Et qu’il faut saigner. Encore.

Il y a une grâce dans cette distance. Comme dans la danse, pour alléger le poids des peaux, des chairs. Il y a une grâce dans cette lenteur. Ralenti d’une éclosion. Déplier un à un les pétales qui recouvre les blessures. Dans ce temps métronome. Ce temps d’usure tendre. Il y a une grâce dans cette préparation à la joie. Chaque pétale déploie sa main dans l’ombre rouge qui nous sépare. Rouge et or. Brûlure lente de l’instant. Comme dans ces tableaux de maîtres où la flamme surgit de la nuit pour accompagner la prière d’une vierge sur les yeux de l’enfant endormi. Toile rouge et or et noir comme si les ténèbres rajoutaient de la force à la lumière pauvre et tremblante d’une bougie. Offrande du feu et du silence grave. Temps d’écoulement du temps. Temps suspendu à sa propre lenteur. Temps qui s’écoute lui-même, qui s’attend lui-même. Il y a une grâce à entendre nos paroles se consumer dans leurs murmures. C’est le temps des patiences et de l’étale. Et du recueillement. Et de l’offrande grave et simple dans la juste mesure de ce temps qui s’épanche lent et tendre. De ce temps fragile et doux. Caresse avant la caresse. Esquisse de la caresse. Esquisse des gestes retenus, des gestes posés sur nos souffles. Danse de silences et d’apprivoisement. Obéissance tacite à la lenteur, à la distance. A la présence.
Il y a une grâce dans ce désir à rebours, dans son enroulement, comme une vague à l’envers/ Il y a une grâce dans ces volutes de temps torsadé de pénombre. Méandres rouge et or.

 

 

Rien de nos questions n’est là.
Rien de nos peurs n’est là.
Rien de nos demandes, n’est là.
Ou plutôt, si. Tout est là. Là, au repos, calfeutré dans le silence et la lenteur. Tout est là, désarmé, rassuré. Consolé.
Tous deux, arrondis par une coquille de lumière. Ajustés à la seule présence de l’autre.

Comme dans un œuf protégeant son jaune.
Son jaune, rouge et or comme un soleil à naître.

Franck

6 mars 2006

Revenir d'un texte....

Elle m’a dit : « Tu n’aurais sans doute pas pu l’écrire comme ça au début… ». C’est vrai. Qu’aurais-je pu écrire au début ? Il faut un lieu. Un endroit d’où faire partir la parole. Elle ne peut pas s’accrocher à rien. Elle a besoin d’un lieu. Ici c’est devenu mon lieu. Peu à peu. Même si c’est une déchirure. Texte après texte. Au début, c’est rien, pas grand-chose. D’ailleurs, au début je ne sais pas si cela va durer. Au début on est très proche de soi et très loin de son écriture. Mais en la matière rien n’est donné. Alors on écrit sans savoir où cela va nous mener. On cherche sa voix. Celle où la parole va résonner, celle qui se mélange au souffle.

Un jour on comprend qu’il faut se quitter. Qu’il faut partir loin de soi. Qu’il faut tout ouvrir et partir. Accepter la solitude et l’errance.

L’errance : pas une métaphore de l’errance. L’errance, la vraie. Hors de soi, hors de tout lieu. Hormis ce lieu de parole. Il faut s’appauvrir de soi. Comme un pèlerin.

Bien sûr, je n’aurais pas pu écrire ce texte au début. Comment être dans le juste mouvement ?  Dans le bon geste ? Impossible. C’est une avancée, pas une danse du ventre. Il fallait qu’ici, devienne mon seul royaume, il fallait qu’ici devienne mon chemin. Il fallait que j’apprivoise mes mots, que je les appelle. En fait, il fallait qu’eux, m’appellent, me requièrent, me convoquent, m’obligent.

Il fallait qu’ils me nomment.

Et puis il fallait saigner aussi. Dans ce lieu. Comme un pacte. Comme un échange. Il fallait du temps. Et de la trahison. Et de la joie. Il fallait étirer des bords de l’écran pour le faire déborder dans la vie, dans les battements du cœur.

Ici, il a fallut aussi brûler pour des passions de pacotilles, et égrainer un à un les anneaux du cercle du serpent, l’ouroboros…. comme les prières d’un chapelet.

Alors au fil des mois la page c’est creusée. Comme un champ, comme un labour. Après la terre noire, une autre terre noire. A près la terre noire la peur…les peurs… celles du vide, du néant, du vain, de l’égarement. Après avoir user les peurs et les doutes, il fallut user la parole. Qui a-t-il après qu’on ait tout dit ? C’est quoi le mot après le dernier mot ?

Chercher un passage pour la voix. A travers la chair des souvenirs, l’épaisseur de nos oublis.

Il n’y a pas de lumière.

Que le chemin. Et mes yeux qui le portent. Mes mains qui le serrent.

Et le chant.

Car il me faut revenir de ce texte avec lenteur. Alors je l’ai relu. Je ne le fais jamais. Relire. Là, j’ai relu. Chaque jour après l’avoir écrit. Aujourd’hui. Il dit l’exacte chose que je voulais dire. Il dit l’exact mouvement et l’exacte couleur de ma mémoire, et de la trace. Il dit tout ce que j’ai écrit depuis un an. Il condense tout. Même dans ses ambiguïtés, même dans les trous des souvenirs. Avant ces mots il n’y avait rien. Un vide. Une absence.

Maintenant il me faut revenir de ce texte avec lenteur.

Peut-être que l’écriture commence là. Peut-être se fini-t-elle là. Impossible de savoir. C’est quoi le mot après le dernier mot ?

Quelle est la couleur du silence qui vient ? Derrière le bleu du ciel, qui a-t-il ? Est-ce vraiment si noir, si profond ?

C’est quoi revenir d’un texte ? Revenir de ses propres mots.

Il a neigé ici, comme un chagrin des dieux. Ce n’est plus une neige d’hiver. C’est une neige de chagrin, une neige de lassitude, on sent bien qu’elle est blanche par obligation, par habitude. Les dieux s’ennuient alors il neige. Et j’ai marché dans cette neige d’ennui, j’ai marché dans la mort de ma mère, j’ai marché dans cette écriture, en retour des mots, en retour de la mémoire. Et j’ai vu les empreintes des mots fondre dans cette neige inconstante, instable. Et j’ai eu froid. Les derniers froids sans doute. J’étais pris dans une infinie lassitude.

Et j’ai eu peur, comme ce jour du dernier baiser. Joue contre joue. Où le froid rigide de sa joue m’a surpris. Où j’ai eu ce geste de recul. Et l’impossibilité  de m’approcher à nouveau.

Où je me suis forcé. Tout mon être tendu dans cet impossible mouvement vers elle. Vers ce froid dur et indépassable.

Franck

28 février 2006

Chambre 3.......

Cela revient par la bande. Par bribes. Des petits morceaux de souvenirs. Une conversation entre les tombes du Père Lachaise. Rien de clair. Rien de net. Une torpeur épaisse et brûlante. Je ne peux rien en dire. Pourtant je sais que c’est là aussi, qu’il faut dire. Dans cette torpeur d’enfance. Ma vieille mémoire fait obstacle comme si les circuits n’existaient plus, comme s’ils n’avaient jamais existés d’ailleurs. Coupés. Tranchés dans le vif de l’oubli. Pourtant quelque chose de ma vie tourne autour de ça. De cette torpeur. De cette brûlure des yeux. Des mains. Des mains je ne sais pas… je ne sais plus… Pourtant je le sens dans mes mains aussi. Comme une tragédie. J’ai neuf ans et quelque chose, là, se passe. Quelque chose qui n’appartiendra plus à moi ou à mes souvenirs. Mais qui sera moi. En creux de l’oubli. A  l’envers de ma peau. En filigrane invisible et silencieux. Je sais que c’est collé à la paroi ; souvenir suspendu en rappel d’un vertige. Lisse comme un verre dépoli et opaque. Le désir collé au verre dépoli de sa prison. Lisse et envahi de torpeur. Un peu comme la mort. L’angoisse de mort quand elle vous submerge. Diffuse et pourtant implacable. L’impossible. L’interdit. Comme le sens. Comme le sang. Infinie volupté de l’hémorragie.
Alors, cela revient par la bande. Toujours. Une bouffée qui monte à l’intérieur, un brasier qui s’enflamme d’un coup, et ça retombe. Toujours. Dans une sorte d’étouffement du sens. Des images. Un mur infranchissable. Un au-delà impraticable, insensé. Alors ça revient, une
conversation, une lecture, une ambiance surtout, ou un espace de solitude trop grand. Un climat, une lumière. Oui, une lumière d’ombres branlantes et rouge. Le feutre d’un silence. Ca revient dans les parties évidées de la chair, par bribes et par la bande. Par derrière. Toujours par derrière. Juste entre la jouissance et la mort. Juste au début et à la fin des choses. Juste comme un déluge. Avec la mer ouverte en deux.
La mère. Blanche dans cette lumière de feutre pourpre. Dans cette chambre des cérémonies. Cette chambre des noces silencieuses et mortelles. Lente liturgie du silence et de l’effondrement. Lent passage vers la mort.
J’ai neuf ans.
J’ai neuf ans. C’est à ce moment là que ça se passe. J’ai des points de repères. A la fin des vacances de noël nous ne sommes pas repartis. Nous sommes restés à l’auberge avec maman. Celle des grands parents. Des parents de lui. De l’autre. On m’a expliqué que j’irai à l’école du village. On m’a expliqué que maman ne voulait plus revoir papa. Que ces histoires concernent les grandes personnes. Que ça arrive.  Que c’est la vie. Que maman n’en peut plus de lui. Que c’est ainsi.  Alors, j’ai été à l’école du village.
Le soir c’est mon grand père Georges qui vient me chercher. Je fais mes devoirs dans la salle de bar de l’auberge. L’hiver c’est la saison morte. Peu de passage. Quelques habitués, des représentant de commerces comme on les appelait. L’hiver, il y a toujours du feu dans l’immense cheminée du bar. Ce feu qui me fascine tant. Avec maman on occupe la chambre numéro 3. Au premier étage. Celle au bout du couloir à droite. Celle qui donne sur la cour, juste devant le gigantesque tilleul. Celle… La chambre est petite, mais elle est bien chauffée. Nous sommes les deux seuls occupants de l’hôtel, mes grands parents sont dans un autre corps de bâtiments. Nous sommes seuls. Dans cette petite chambre d’hiver. Une armoire, un lavabo, un bidet, une petite table, deux chaises et un grand lit. Un confort austère. Elle est petite, mais il fait chaud. Et il y a maman.
La journée elle dort beaucoup. Elle pleure aussi. Mais je ne vois pas. A chaque fois que téléphone sonne, elle sursaute… non, ce n’est pas lui. Lui il appelle une fois par semaine. Toujours le même jour. Toujours à la même heure. Pourtant elle sursaute.
Georges allume exprès ses fourneaux pour elle, il se met en quatre pour la faire manger. Il ressort son Escofier. Ca sent bon dans la cuisine et George à l’œil qui frise quand elle lui demande « Qu’est-ce que vous préparez papa ?.... ». Il ne répond pas. « Allez…dégagez de ma cuisine… » avec son grand sourire coquin. Ils veulent la faire grossir, ils pensent que c’est un bon moyen pour passer cet hiver de solitude.
En hiver on ne veille pas trop tard. Dans ce coin perdu de campagne il y a peu d’imprévu. Peu de clients le soir. Elle est triste. Mais je crois que je ne m’en aperçois pas. Elle est là. C’est suffisant. Le soir, avant de passer à table, ma grand-mère Claire lui dit « Montez vous maquiller Suzette… vous êtes toute pâlichonne…. ». Elle y va. Et quand elle revient c’est comme si la grâce s’invitait à notre table. Légère. Une beauté profonde, intense. Bouleversante. Comme un mystère. Comme ces femmes en noir et blanc que je vois parfois à la télévision. Jean Seberg. Tout le monde le dit. Moi, je n’en sais rien. Les enfants ne savent pas ses choses là. Les enfants savent la lumière, la chaleur, le parfum. Le geste qu’elle fait pour me recoiffer. La main qu’elle pose sur ma main. Depuis qu’on est ici, elle est plus proche. Plus silencieuse. Plus attentive. Plus calme. Plus secrète. Elle ne se sent plus obligée de relever chacun de mes faux pas. Elle ne se sent plus observée par l’autre, Elle est différente, elle est toujours maman, mais elle moins mère. Elle me regarde souvent. Souvent nos regards se croisent. En silence. Elle est là. Et c’est bien. Et c’est suffisant. C’est l’hiver. Et ça pourrait durer une vie, ou mille, ou l’éternité.
Et puis il y a la cérémonie. Chaque soir, ou presque. Avec sa tragédie de lueur opalescente. Comme un bonheur vénéneux. Comme le lent glissement d’un serpent entre les hautes herbes de l’enfance. Quand elle me rejoint, je suis déjà couché. Toujours. Je ne dors pas. Elle ferme la porte. Dehors c’est la nuit du bout du monde. Les craquements des branches du tilleul. Et le bruit de la rivière qui passe l’écluse. Grondement sourd dans la nuit. La rivière parle et crie la nuit. Je jour on ne l’entend pas ; la lumière absorbe le bruit, la vie absorbe le bruit. Mais la nuit, le bruit de l’eau occupe la profondeur des ténèbres. Un mugissement. Une plainte. Un chagrin.
Il n’y a que la petite lampe de chevet qui est allumée. Comme le cierge d’une messe noire. La chambre est petite.  Le parquet craque un peu. Je suis comme un gisant allongé. Sans doute mort déjà.
Chaque soir elle va au lavabo. Pour se démaquiller. Chaque soir elle va au lavabo pour faire son brin de toilette. Et chaque soir se passe cette chose impossible.
Il faut que je me souvienne de tout. Des gestes. L’ordre des gestes. Et de cette pénombre. Et de son corps qui se dénude. Un à un elle enlève ses vêtements. Gestes lents d’un charme bleuté. Elle se déshabille. Je me souviens de la lenteur. De la précision des gestes. Le pull, qu’elle plie et qu’elle dépose sur le dossier de la chaise. Le soutien gorge qu’elle dégrafe en tordant ses bras dans le dos. La jupe qui glisse au sol, et qu’elle ramasse en s’accroupissant. Ses collants avec lesquels elle entraîne sa culotte. Il faut que je me souvienne de son regard perdu dans le fond de la glace devant elle lorsqu’elle se démaquille. Nue. Ses seins qui bougent à chacun d ses mouvements, ses reins qui se cambre. Elle est penchée, souple, légère, délicate et céleste, gracile et pleine à la fois, le visage tendu vers le miroir. Presque sur la pointe des pieds. Il faut que je me souvienne du gant humide qu’elle passe sur sa poitrine sous ses bras. Je ne sais plus qui elle est. Un rêve. Cette première nudité, me fait mal. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu nue avant. Sauf, là. Devant moi qui gît. Avec ce gant qui passe sur ses seins lourds, durs. L’eau qui coule dans le lavabo. L’eau sur l’écluse qui gronde. Mon ventre qui me fait mal. Un désir en forme de vertige. Comme une chute au ralenti. Elle s’assoit sur le bidet. Toujours cette eau qui coule. Et ses gestes de sorcière en plein sabbat. Le ventre. Plus bas que le ventre. Qui a-t-il plus bas que le ventre ? J’ai l’impression que sa main entre à l’intérieur de son corps. . Elle se relève. Elle s’essuie. Les seins, le ventre, les fesses. Je vois la serviette ébouriffer la crinière de son sexe. Devant. Des poils noirs, incongrus, obscènes. Mon cœur frappe ma poitrine. L’image de ce sexe recouvert de poils noirs s’incruste dans ma rétine. Je sais que je ne suis plus en vie.  L’image de ce corps entièrement nu. Entièrement interdit. Entièrement là. Plus nu que nu, au-delà du nu. Ce corps blanc qui troue l’ombre de la chambre comme un merveilleux poison pour les yeux. Corps blanc de silence vers lequel rampe un désir inconnu, indécents. Corps de chairs chaudes blanchis dans ses mouvements impudiques. Et bientôt c’est la traversée de ce corps  blanc dans ma chair d’enfance tendue d’énigmes nouvelles. Révélation du silence sur le vacarme de l’eau de la rivière qui saute par-dessus l’écluse. Jaillissement de silences obscurs. Cérémonie du corps avec ses rondeurs de cuisses ouvertes, avec cette peau d’ombres blanches qui s’offre à mes regards meurtris.
Chaque soir.
La cérémonie.
Chaque soir le même trouble qui monte et me brûle, comme une éventration. Puis elle enfile une chemise de nuit. Presque trop courte. Presque trop transparente. Puis elle se glisse, là, au chaud du lit. Elle se glisse dans le grondement des eaux de la rivière. Dehors. Dans la nuit.
Je ne respire plus. Je suis toujours un gisant la tête fracassé par les images. Maintenant elle est là, allongée. Silencieuse toujours. Je sens son parfum. Je sens sa chaleur. Je ne bouge pas. Je n’ai plus de forme, plus de poids, plus de présence. Mon sexe me fait mal. Et je ne comprends pas, cette douleur de plaisir, cette douleur d’envie, cette soif, cette convoitise. Je suis dans une bulle de torpeur inepte.
Chaque soir. La cérémonie. Elle lit un peu. Souvent je m’endors à ce moment là. Parfois je la vois éteindre la lumière. Et je sens sa main sur mon front. Et je sens ses lèvres sur ma joue. Et je sens son corps près du mien. Immobile. Dans une bulle étrange, une bulle vaporeuse, initelligible, inavouable et pourtant délicieuse. Comme le premier péché, comme la première pomme et le premier serpent. Honte douce et sublime. Honte d’avant le déluge. Et souvent je m’endors dans le mugissement de la rivière qui dans la nuit souffle sa plainte. Son chant pour appeler le jour et la paix.
L’hiver est là, et nous recouvre de silence, il tend sa couverture grise sur nos corps d’amants impossibles.
C’est l’hiver, même cette nuit où je me suis réveillé. Où l’air me manquait. Dans cette chambre écrasée de noir. Nos deux corps emmêlés. Et le souffle de son sommeil sur mon front. Et nos jambes entrelacées. Et ma main au chaud de son sexe. Et sa main serrant le mien. C’est l’hiver. Je crois qu’elle est nue. Elle dort dans mes bras. Si petits. Amant suffoquant, amant tétanisé d’angoisses chaudes. Je marche dans la nuit interdite et oppressante. Et Interdite. Et oppressante. Et interdite. Je marche dans cette chair abandonnée. Cette chair ouverte. Fendue. Chair moite qui me brûle la cervelle et le cœur. Nuit de tragédie antique. Nuit de destin. Nuit de l’enferment, et l’enfantement. Nuit de mort lente, et douce, et bonne, et belle. Nuit sans étoile, sans lendemain. Nuit de l’intime, de l’unique et de la fin. Je sens ses seins s’appuyer contre moi. Même avec mon pyjama je sens ses seins. Et ma main qui touche son ventre. Et ma main sur son sexe qui s’ouvre. Comme l’appel d’un sort maléfique et envoûtant. Cortège de spectres qui parcourt ma nuit, d’enfance, vrille ma tête.  Avec la douceur de sa peau. Sa respiration lente et régulière. Juste son ventre qui ondule comme une mer apaisée. Une mer au repos qui se berce d’elle-même. Il n’y a plus rien. Plus de rivière, plus d’écluse, plus de nuit, plus de chouette. Rien, que cette respiration et ce ventre qui s’ouvre sur ma main, si petite, ce ventre qui pleure et ondule, ce ventre humide qui suce mes doigts. Oui, qui suce mes doigts. Ventre vivant, ventre qui lèche, ventre avec sa langue offerte.
Je ne sais plus le temps. Une seconde, une minute, une heure ? Les nuits du destin durent l’éternité et même au-delà. Je sais qu’elle est nue maintenant. Elle a doucement roulé sur le dos. J’entends le froissement des draps comme un tonnerre assourdissant. Froissement. Crissement. Frôlement.  Et ce petit murmure du fond de sa gorge. A peine des soupirs appuyés. Complainte, qui se faufile. Mince filet de voix. Comme un ruisseau. Comme l’ombre sur un ruisseau. Juste la plainte de l’eau qui ondule lentement dans l’écartement de la lumière. Je ne sais plus le temps. Il n’y a que la torpeur de l’instant qui chavire. Dégringolade sans fin dans l’épaisseur de l’espace noir, au cœur d’une turbulence cotonneuse. On ne chavire qu’une fois dans un naufrage. Une fois. Et vous avez la vie pour couler.
Dans cette chambre il n’y a pas d’image. Que des gestes à peine esquissés, que des sons à peine gémis, que des frottements à peine effleurés. Nuit lourde de cet :« à peine ». Comme cette main qui dort sur mon sexe d’enfant. A peine. A peine sacré dans cette cérémonie célébrée, entre la terreur et l’extase. Lente descente du sacrement dans la nuit. Dans la peur. Dans les morsures. Nuit des goules et des ombres et des loups hurlants. Ventre chaud qui danse légèrement. Et sa main qui se pose sur ma main. Et sa main qui entre dans le corps de son ventre. Et sa main qui tremble sur ses propres chairs. Sa main qui presse ses seins comme si elle donnait du lait à la nuit. Et son ventre qui se creuse de longs soupirs, comme une mer qui danse et qui rend son eau sur le bord d’une plage dévastée. Lent cheminement de la mort et de l’extase. Du sublime et de l’horreur. Jusqu’à la crispation. Jusqu’aux derniers soubresauts. Les cuisses qui se serrent. Ma main prisonnière des chairs brûlantes et poisseuses. Et ce soupir si long, quand elle se retourne et s’éloigne. Rattrapée par son sommeil. Juste ma main posée sur ses fesses. Juste la douceur de cette peau. Juste la douleur d’un mal qui grandit lentement. Juste l’oubli, après. Juste le désespoir.
Nous sommes restés trois mois dans cette chambre. Jusqu’aux vacances de Pâques. Il a fallut qu’on la libère, la saison commençait. Nous nous sommes installés dans l’annexe. La chambre était plus grande, pas chauffée, et il y avait deux lits.
Nous somme restés trois mois dans ce silence mort et cet oubli. Trois mois de cérémonies. Et une nuit de sacre mortel. Noces impures. Sans voile, sans couronne, simplement la moiteur. La torpeur qui me prend tout le corps, encore maintenant. Comme si je devais traverser une brume brûlante. Et la stridence…
C’était l’hiver. Nous étions chambre 3. Celle qui se trouve à droite au bout du couloir. Celle qui donne sur le grand tilleul de la cour. La chambre 3, la même chambre où elle agonisera et mourra neuf ans plus tard. La même chambre. Le même lit. La même chaleur. Et la mort entre nous. Depuis toujours, entre nous. Chambre 3, où neuf ans plus tard, une vie plus tard, l’hiver, je regarderai la neige tomber, lente et lourde. Et son souffle rare, rauque couvrir le bruit de la rivière qui saute par-dessus l’écluse. Chambre 3, où elle dira dans ses derniers souffles son « pardonne-moi… » énigmatique…Chambre 3, il y avait un lit, une table des chaises, deux. Un lavabo, un bidet. Et la mort cachée dans l’ombre.
Franck

 

 

 

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