La petite chapelle au bout de la route.....
Il y avait eu le cimetière. Avec le premier baiser. Il y eut la chapelle. Et cette nuit méditerranéenne. Juste avant d’arriver aux îles Sanguinaires. La petite chapelle blanche sur la droite de la route. Le phare pour les marins, et la petite chapelle pour accueillir les amours naissantes. La nuit était tombée et nous nos suivions sur la route en direction des Sanguinaires. Comme la marque d’un destin. Comme un oracle muet mais vigilant. C’est elle qui l’a aperçu la première. Elle était éclairée. Bizarrement. Comme si elle attendait quelques âmes. C’est elle, Frédérique, qui a tournée dans le petit chemin chaotique son phare de mobylette tressautait au rythme des ornières. Je l’ai suivi. Nous sommes entrés à l’intérieur. Personne. Nous étions seuls sur ce bout de terre, on pouvait apercevoir le phare des Sanguinaires, et la nuit était douce. Une nuit de printemps. Les étoiles, la mer dont on entendait le ressac apaisé sur les rochers. Normalement cette chapelle était éteinte. Pourtant, là, elle était éclairée en grand, et la porte était ouverte. Alors nous sommes rentrés.
Après le baiser du cimetière, c’était nos premières retrouvailles, seuls. Elle, moi. Il y avait encore la gêne de cette situation bouleversante de l’amour qui découvre pour la première fois la saveur de la chair de l’autre. Ce soir là il fallait encore nous abriter, comme pour nous protéger. Il nous fallait nous cacher, pour prolonger le mystère. Il faisait nuit, et les étoiles du printemps brillaient sur les îles Sanguinaires. Et nous sommes entrés dans petite chapelle illuminée. Ce qui me fascinait dans le regard de Frédérique c’était ses yeux, comme s’ils étaient piqués de multiples lumières. Et puis sont sourire éclatant. Elle avait le secret de ses instants de pure joie et son visage se rehaussait d’un pétillement, d’un scintillement presque surnaturel. J’aimais cette joie, ses rires. Et le souffle de sa bouche dans mon cou. J’aimais me dire que l’avenir pourrait avoir la couleur de son sourire. Il y avait dans cette chapelle quelque chose d’incongru. Elle aurait du être éteinte. Nous aurions du aller au bout de route nous assoire sur les rochers. Nous étions là. Silencieux. Timides. On avançait vers l’autel de pierre pour des noces nocturnes improbables. Inattendues. On était sortis de l’enfance sans vraiment s’en apercevoir et on entrait dans la saison de l’amour par une porte de nuit. Presque une porte sacrée.
………….
Bon, il faut que j’arrête là le récit. Je perds mes mots. Et le sens qui s’y accroche. J’ai une tension qui perce. Là. Maintenant. On ne peut pas dire l’histoire comme ça. L’histoire de Frédérique ne peut pas se dire comme ça. Toutes les histoires d’ailleurs. Frédérique il faut la dire par la fin. Il y a des destins qui sont de leur naissance. Dans le début surgit l’horizon d’une vie à dérouler. Au premier instant tout est là, le voile du drame passe sur les yeux de l’enfant qui naît et la vie consistera à dénouer ou à renforcer le premier nœud. Et puis il y a les autres destins. Plus noirs. Plus définitifs. On ne peut les dire que par la fin. Que par la part fatale.
Frédérique il faut la dire par la fin, parce que ma mémoire sait la fin. C’est la question de la mémoire, du souvenir. De l’écriture. Il n’y a pas de vérité, hormis celle que vais écrire, inscrire dans le double mouvement d’aller-retour. La vrille qui perce la mémoire, maintenant, et qui recouvre la lumière jaune de cette chapelle. Qui recouvre nos corps allongés sur le sol de la chapelle. Au bout de la route des Sanguinaires. Au printemps. Bien avant que nous soyons des ombres. Bien avant l’effacement.
Frédérique il faut la dire par la fin. La mère qui rentre dans la chambre. Il faut dire la beauté de Frédérique et son sourire qui découvrait ses dents si blanches. Il faut dire qu’elle a vingt-trois ans à la fin. Que notre premier baiser était loin, perdu dans le maquis qui entourait le cimetière d’Ajaccio. Il faut dire que nos lettres se faisaient de plus en plus rares. Dire que la mère est rentrée dans la chambre avec un fusil. Dire que j’étais loin. Dire que je préparais mon mariage. Dire que j’essayais de me convaincre d’un bonheur fragile. Dire que les galops sur la plage de Sagone, au petit matin, devant le Santana, l’hôtel de ses parents, avaient laissé des traces indélébiles, inaltérables. Parce que le cheval était noir, qu’il s’appelait Moka, et que le velours bleu, sombre et vif de la mer portait en triomphe le rire de Frédérique. Alors oui, il faut dire que la mère est rentrée dans la chambre de Frédérique un matin du mois de mai avec un fusil de chasse. Et que Frédérique lisait. Frédérique aimait lire allongée sur son lit. Elle lisait Beauvoir, Sartre, Anne Franck, Camus, Vercors, René Char, Prévert, Le Rouge et le Noir, Madame Bovary, Anna Karénine, et sa mère est rentrée. C’était l’après-midi. Juste au début de l’après-midi. Et j’étais loin, à la porte froide d’un bonheur incertain. Obscur. Confus. Elle a tirée deux fois. Deux cartouches de chevrotines. La mère. Sur la fille. Frédérique. Deux cartouches. Sur le corps de Frédérique. Avec le bruit assourdissant. Et le sang partout, avec la chair collée au sang. Et la mère qui recharge. Deux autres cartouches. Et tire, deux fois de plus sur le Frère. Philippe. Le frère qui arrivait en courant. Dans le couloir. Deux autres coups de chevrotines. Il faut bien le dire que la mère a tiré sur ses deux enfants, juste avant de se déchirer la tête avec le cinquième coup, parce que on ne comprendrait pas le premier baiser contre le mur du cimetière avec les îles Sanguinaires au loin. On ne comprendrait pas la petite chapelle, le lendemain du premier baiser. On ne comprendrait pas ces noces adolescentes, presque enfantines. On ne comprendrait pas l’empreinte, la marque, la signature du destin. On ne comprendrait pas le mouvement de la mémoire, quand celle-ci appelle les ombres.
C’était au mois de mai. Je préparais mon mariage. Et le journal donnait tous les détails. La folie de ma mère. Pourtant le journal ne disait rien de Frédérique. De son sourire, des galops sur la plage. Du baiser. Et de la petite chapelle. Le journal ne disait rien de la peau blanche de Frédérique de ses seins qui brûlaient mes doigts, de ses lèvres avides. Rien n’était dit de son ventre palpitant de nos désirs d’adolescence.
Dans la petite chapelle nous nous sommes étendus sur le sol. Nous nous tenions par la main pour être sûr de la présence de l’autre. Il fallait toucher pour croire. Comme la plaie du Christ Allongés sur la dalle fraîche. Devant l’autel. Au pied du crucifié en bois d’olivier, avec sa blessure de sang rouge.
Nous étions encore dans les instants où l’amitié d’avant, essayait de se déployer comme une fleur incandescente. C’était le temps de l’apprivoisement. De l’ajustement des élans. Des voix. Le temps des regards qui se prolongent dans le silence. Le temps où il n’y a plus vraiment de temps. Temps d’absence. Où les dieux désertent l’espace, désertent les églises, les petites chapelles. Temps des lumières frémissantes. Des chandelles. Des murmures. Temps de ses grandes solitudes à deux. Temps de la seule présence. Où un peu de brise marine suffit comme musique. Où après chaque rire succède un moment de gravité un peu solennelle pour hisser au plus haut la tremblance du cœur et maintenir l’heure vacillante. Seulement vacillante.
Etendus sur le sol. Nous avions éteint les grandes lumières et allumé tout les cierges. Nous étions dans l’éclairage rouge de l’amour qui s’approche avec le fracas des conquêtes et le bourdonnement des étoiles. Etendus sur le sol, se tenant par la main, dans l’apprivoisement de nos voix. Dans notre seule pauvreté. La voix amoureuse n’a pas la même tonalité que la voix du jour. La voix amoureuse ne sait pas faire des phrases complètes, les mots semblent avalés par les yeux de l’autre, ils disparaissent de la langue, et n’ont pas besoin d’être prononcés. C’est une parole qui ne raconte pas d’histoire. Elle joue avec les silences. Elle s’enroule dans la voix de l’autre comme une brume d’or. Elle est étrange comme l’aurore boréale. Incompréhensible pour quiconque l’entendrait par hasard. C’est une parole échevelée, sans ordre, ni syntaxe. Elle est toute en éclats de cristal, en goutte de rosée, elle est faite de repli et d’élancement, elle nomme, elle sacre, elle énumère, parfois elle évoque des rêves, elle questionne sans jamais attendre de réponse, il lui arrive de faire des promesses. Voix du murmure. Du silence. Elle est faite de petits morceaux qui s’enflamment aux lueurs des chandelles, c’est pour cela qu’elle s’accommode si bien du vent et des pénombres. Ce fut la première langue. Elle sera la dernière. On ne l’apprend pas, elle est de notre sang, elle ne connaît ni les races, ni les frontières. Et ne pas la dire c’est comme ne pas vivre. Parfois certains inspirés, ou certains initiés la font surgir de leurs poèmes ou de leurs prières. C’est la voix la plus universelle et pourtant la moins pratiquée.
Allongés nous étions dans cette langue des premiers temps, des premières aubes humaines enlaçant le présent à l’avenir, tissant un voile blanc entre le monde et nous, brodant aux quatre coins de notre ciel les quatre points cardinaux. Et nos noces sages prirent fin. Nous n’étions pas encore arrivés à l’échange des chairs. Nous étions dans l’avant, c'est-à-dire dans l’éternité. Après la petite chapelle, il y eut la mer, longtemps assis sur un rocher à regarder la nuit, le phare des sanguinaires. Avec simplement sa tête sur mon épaule.
Mais il faut bien savoir que sa mère est entrée dans la chambre. Il faut savoir que j’étais loin, que je me préparais à un drôle de mariage. Parce que si l’on ne sait pas ça, il est impossible de dire Frédérique, son rire en éclats d’astres purs, la mèche de cheveux qui tombait toujours sur son œil, les galops sur la plage de Sagone. On ne pourrait pas dire le premier baiser adosser au mur du cimetière. On ne pourrait pas écrire cette nuit là de la petite chapelle et toutes les promesses qui ne furent pas tenue et qui reste à jamais inscrites sur l’envers des nuages.
Sa mère est entrée dans la chambre. C’était au moi de mai. Peut-être que s’en est l’anniversaire. Peut-être que c’est ça qui vrillait mon écriture. Peut-être…
De quoi sont fait nos souvenirs ? Peut-être sont-ils un galop de cheval si rapide qu’ils devancent toujours notre vie. Peut-être que se souvenir ce n’est pas revivre du passé mais uniquement chercher à rattraper ce cheval au galop. Peut-être…
Peut-être que la mémoire ne nous projette pas vers le passé, peut-être que c’est l’inverse, que c’est notre seul élan vers demain. Plus total. Plus complet. Plus décidé. Plus libre…
Peut-être que les souvenirs de l’arbre ce sont ses feuilles et l’effleurement du vent dans la tremblance du printemps…comme une étreinte des saisons….
Peut-être…
Peut-être…
Franck.