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J'irai marcher par-delà les nuages

30 juillet 2006

Un chant introuvable.....

Car chaque mot est une porte étroite. Un passage dans un labyrinthe de miroirs étranges. Singuliers. Qui nous renvoie des images déformées. L’effrayante face qui rebondit dans une cascade d’images aplaties par les saisons révolues, l’usure. Car chaque mot est une scarification, une chair de terre sur un temps de pierre. Sillon d’une parole qui creuse un sol raviné et sec. Et chaque mots dissèque un peu plus l’autre coté de la peau, l’envers des gestes, cette part de retrait, l’incertain de la course, son enroulement autour du coquillage de la mémoire. Chaque mot est une porte étroite, un passage, un crépuscule, un glissement. C’est un endroit de chute, le lieu d’une avalanche. D’un excès de néant ou de nuit. De nuit, surtout de nuit. Le kyste d’un désir impossible.

Car la parole raconte une autre histoire. Elle n’est que forme vide. Et le mot vient boucher un silence mortel. Bâillon des rêves, couvercle insignifiant d’un sens inaccessible. Impudeur. Dénudement dérisoire. Négligeable. Un acte décomposé qui sent le renfermé, le rance.

Car rien n’est dit, ou si peu.

Car il nous faudra signifier au-delà de nos paroles, dans l’avant du dire, dans l’intention claire, dans le chant inaudible et murmurant, et n’être que cantilène, et n’être que berceuse.

Je cherche un chant introuvable et me perds dans des mélodies obscures. Je cherche la litanie cristalline de la vague, ce refrain qui ouvre droit sur l’aube et l’horizon. Je cherche la trajectoire du verbe, celle qui perce l’ombre, celle qui dénoue les sinuosités du temps, je cherche le mouvement sans détour, sans recoin, sans repli. Je cherche et me perds infiniment. Mon balancier oscille sur l’abîme de mes mers introuvables. Alors je cherche à rebours des marées sur un océan désert, comme un radeau empêché, désorienté au large de mes souvenirs. Navigation hasardeuse dans les reflets éblouissants des amours inanimées.

Franck

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29 juillet 2006

Vacillant......

Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop plein et le trop vide. J’ai quitté chaque être, chaque chose, chaque lieu. J’ai quitté ma maison, mes ancêtres, ma mémoire, j’ai laissé derrière moi les aubes blanches et leurs promesses, j’ai ouvert des portes et franchi des seuils de chagrins, j’ai déplié un à un chaque souvenir, j’ai prononcé tous les mots pour me défaire des paroles vaines. J’ai déshabillé chacun de mes désirs. J’ai abandonné toutes mes richesses d’or et de pierres. J’ai oublié toutes les grandes pensées, toutes les morales, toutes les fois, j’ai renoncé à tous les dieux. J’ai rompu tous mes liens, répudié toutes mes épouses. J’ai parcouru les chemins les plus pauvres, traversé les landes amères, les déserts lumineux, j’ai grimpé sur les sommets les plus hauts, habité les grottes les plus profondes. J’ai eu soif. J’ai eu faim. J’ai eu peur. J’ai débarrassé mon sommeil de tous les rêves. J’ai attendu, jusqu’à ce que l’attente se lasse et se décompose. J’ai même aimé jusqu’à la douleur. J’ai agrandi l’univers pour y loger de plus grands désespoirs, j’ai inventé des océans violents pour être sûr de mes naufrages. Je me suis vêtu de silences et d’ombres. J’ai même connu l’ivresse et ce qu’il y a après l’ivresse. J’ai épuisé mon sang et ce qui reste après le sang. Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop plein et le trop vide. Entre la pesanteur et la grâce. Car il nous faudra choisir entre les tremblements et les frissons. Et n’être qu’un souffle vacillant.

Franck.

28 juillet 2006

La nef incendiée.....

Le passé se cambre, comme pour soutenir le cintre de la mémoire. Voûte tendue des souvenirs, léchée par l’ombre tremblante de la lumière du jour qui filtre au travers des vitraux du désir, flammèches de lueurs qui donnent encore quelques frissons aux pierres humides, aux dalles froides, au chemin de croix déjà parcouru. Je suis dans la pénombre voûtée de ma mémoire. La peau nue sur les murs noirs. La peau nue sur l’usure de me ans, traversée par une sorte de langueur de crucifié.

J’habite une église désertée, sans procession, sans ostension, les saints de marbres gisent absents, le geste vain, le regard vide de compassion. Et sur l’autel, nul calice, nul livre, nulle parole d’évangile, nul cierge, hormis un silence immaculé et austère, imperturbable, et insensible.

Il est de ces chapelles abandonnées par les dieux, où seul le temps y pénètre, et les seules prières qu’on entend c’est le vent, et les seuls murmures qui s’élèvent sont les larmes qui suintent le long des vitraux. Chapelle de nuit et d’orage. Chapelle d’oubli. Ni portes, ni pardon. L’expiation est un long pèlerinage.

Mais je sais des arcs-en-ciel qui perceront ces murs.

Je sais des océans dans les plis même de la pierre.

Oui, je sais des saintes.

Des saintes résolues à la peau de passion, à la chair de cantiques.

J’entends pousser un arbre au transept de mon silence et couler un long fleuve dans ma nef patiente. Je sais un incendie qui couve.

Et je sais mon sang quand il brûle chacun de mes mots…

Je sais toutes ces choses qui arrivent au bruit de galop qu’elles font, aux frissons des étoiles, à l’effarement des cieux.

Franck

27 juillet 2006

Rupture........

Il y a des lieux de nous-mêmes dont on ne revient pas. On les arpente la vie durant comme un aveugle, se cognant et trébuchant aux mêmes endroits, n’évitant rien des obstacles mille fois connus. Jusqu’à user nos guenilles. Jusqu’à l’épuisement du moindre désir. Il y a    des lieux de nous-mêmes, clôt comme une île perdue, une île usée par les mêmes vents, rongée par les mêmes embruns, brûlée par les mêmes astres. Il y a sous la peau nos déserts, et derrière nos yeux les mêmes images, et dans l’oreille la même musique, et dans nos mains cette même attente inutile, cette même distance infranchissable.

Le baiser c’est égaré, abîmé, il a sombré dans l’espace trop grand des jours, il est resté collé aux lèvres devenues trop sèches. Et la caresse a refluée, c’est reprise, comme une mer qui se retire, arrachant dans son retrait jusqu’au goût de la chair, pour ne laisser qu’une saveur fade d’os blanchi. Comme si tous les départs étaient des retours. Et toutes les fins d’immondes recommencements.

Il y a des lieux de nous-mêmes qui ne nous abandonnent jamais, ils sont la route, et l’unique lumière noire, notre lieu d’éternité terrestre. Le sans fin de notre vie. Les ventres se sont séparés, les cuisses se ont refermées, les sexes se sont cachés, les seins ont durcis pris dans glace du marbre. Les corps sont devenus pierres anguleuses aux arrêtes tranchantes aux paroles acerbes et crues. Les corps ont perdus leurs formes, leur tiédeur, leurs secrets et le mystère de leurs odeurs. A chaque geste un silence en surplomb. A chaque heure un gouffre en partage. Cascade lancinante et dévastée d’ombres sauvages et cruelles. Une à une les portes du langage se sont refermée. Un bruit sec et mat. Mots ravalés, qui viennent s’empiler les uns sur les autres. Murs lourds en parpaing de silence, dressés sur les frontières de l’absence, qui arrivent au grand galop. Déferlante d’indifférence bouillonnante et avide de nouveaux naufrages.

Il y a des lieux de l’autre qui nous dépossèdent. Ou pire, qui nous rendent à nous-mêmes. Lieux néants, lieux vides d’espace où la rencontre n’est plus possible.

J’ai simplement fermé la porte. Un bruit sec et mat. J’ai simplement roulé dans la nuit fabriquant à chaque kilomètre une nouvelle distance. J’ai simplement voulu aller loin, rejoindre mon île perdue. Celle qui gît, là, au fond de mon ventre. J’ai simplement voulu défaire le tricot des mots, des gestes, défaire le temps lourd et lents, défaire les brumes et les landes qui nous entouraient, défaire la citadelle creuse qu’on osait plus habiter.

Alors j’ai roulé. Longtemps.

Cela fait si longtemps que je roule mon errance. Caboteur mélancolique qui cherche sur les rives qu’il frôle le phare. Le phare.

J’ai simplement fermé la porte. Et je ne me suis pas retourné. Il n’y a jamais rien derrière. Il n’y a jamais rien devant. Il n’y a que l’instant, celui-là, celui qui suce le sang. Là, maintenant et qui nous écrase. J’ai les mains vides, même les prières s’en échappent. Et les souvenirs s’écoulent comme du sable au vent.

Comme du sable au vent.

Et les espérances s’éteignent comme des nuits sans lune.

Un lait noir et froid.

Poison silencieux de l’errance.

Infiniment longue, infiniment tenace.

Franck.

25 juillet 2006

........

Pardonnez-moi ce retard de validation. J'ai quelques problèmes pour me connecter en ce moment.

Merci de votre fidélité. Et de votre lecture, toujours enrichissante pour moi. J'aime cette phrase de John Donne " Nul n'est une île en soi suffisante". Certains commentaires éclairent mes mots d'une lumière nouvelle, et en fait, je me rend compte qu'ils me sont nécessaires, en tous les cas qu'ils portent une partie du texte, cette partie qui souvent est lourde, quand l'élan semble se briser sur le clavier...

Franck

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18 juillet 2006

Quelques brindilles pour le feu.....

Je suis resté sur le bord du fleuve. Je ne sais plus combien de temps. Plusieurs jours. Là, sur le bord brûlant du fleuve. Et il n’y avait rien, hormis le fleuve, le désert, et moi assis entre les deux. Juste à la frontière des terres vides et des eaux larges, à regarder le temps passer. Cela devait être un peu avant Bourem. A l’endroit où le fleuve se met bien à plat, là où il s’étire pour passer sur les sables incendiés. Un fleuve à plat ventre, ondulant lentement comme s’il traversait des sables mouvant. Temps contre temps. Usure contre usure. Etalé dans le plus large de ses eaux aux risques de perdre ses rives. D’ailleurs elles se perdaient parfois derrière un pli de dune ou dans l’œil humide d’un mirage.

Si la mer parle à notre âme, le fleuve, lui, parle à notre histoire. Il y a dans le fleuve l’ébauche d’un dialogue avec ce qui était avant nous, et ce qui sera après. L’homme au bord du fleuve se sait mortel. Et cela le rend triste. Infiniment triste. Comme ces journées assis sur le bord du fleuve. Le Niger. Au Mali. Il y a longtemps. Tout au début des temps.

Six, peut-être sept jours à attendre, assez de temps pour la création des mondes et des univers, assez de temps pour que s’écoule l’infini tristesse, et pour sentir la lente mélancolie du fleuve. Fleuve des terres brûlées, fleuve des enfers aux langueurs mystérieuses. Fleuve lent. Grave. Aux flots austères et silencieux. Car il y a des lieux où les paroles n’accrochent pas. Rien ne peut se dire. Tout est écrasé par lutte lente des éléments. Lutte antique, immémoriale, puissante confrontation des silences, celui du désert, celui du fleuve et pour les sacrer tous les deux, celui du soleil. La rencontre du temps et de l’espace. Je suis resté sur le bord du fleuve. Assis, sur le lieu même de la folie, de l’incommensurable folie de l’existence, à regarder le fleuve, comme si l’apocalypse devait surgir de l’horizon consumé. Car il y a des lieux où la pensée devient inutile, et vaine, et indécente, où la raison ne peut plus se survivre, où l’intelligence n’est qu’une excroissance du malheur et d’un mauvais hasard. Il y a des lieux où toute pensée n’est qu’une écorce morte, l’enveloppe desséchée de nos vanités. Il y a des lieux où si tu ne sais rêver, tu meurs.

fleuve

Six jours, peut-être sept, à me demander ce que je faisais là, sur les rives du fleuve, pris dans l’étau primitif, originel, radical des lieux. Lieux métaphores. Assis dans la gueule même des mythes. Il est paradoxale d’imaginer que toutes les paroles son parties de ces lieux impossibles. Sans doute que pour poser le premier mot il fallait un espace infini. Peut-être fallait-il un feu solaire pour compenser le feu du mot. Peut-être est-ce le premier mot qui brûla tout. Peut-être…Peut-être faut-il faire traverser à notre verbe un néant embrasé, et rester assis six jours, ou sept, pour qu’il puisse signifier. Prends une parole, fais lui traverser un désert, et si au bout tu peux la dire sans trembler, sans pleurer, si tu sais dire chaque mot, articuler chaque syllabe, sans que ta langue tombe de ta bouche, alors cette parole est vraie. Alors cette parole est puits qui désaltère, fruits juteux qui nourrit, elle est chemin des étoiles, et ceux à qui tu l’offriras, entendront le puit, et recevront les fruits, et recueilleront l’or de chacune des étoiles apportées. C’est comme si les portes de la cathédrale s’ouvraient.

Le silence est beau d’une parole qu’il porte, comme le désert qui recèle un puit. Le silence est riche de l’enfant qu’il porte. Le silence est un champ labouré gorgé des graines de la moisson à venir, il est mûrissement de l’absence. Ainsi dieu et son infini mesure, et son immense retrait. Car depuis qu’on fait parler les dieux on ne les entend plus.

Six jours, peut être sept, sans action, à rester là, assis, à aléser les gestes, à façonner l’attente et à se laisser pénétrer par le fleuve, lent, large, comme un sang ancien chargé du temps qui passe. Comme un arbre qui devine la sève dévorer sa fibre. Car il y a des lieux où toutes actions s’épuisent, il y a des lieux où agir est dérisoire, où l’acte n’atteint plus que son propre néant, où précisément le désir de l’acte s’effondre sur lui-même. Il ne reste plus que les gestes simples. Chercher l’ombre ou l’inventer, préparer le thé, manger des gâteaux secs avec quelques dattes, arpenter la rive pour trouver assez de petits bois pour faire un feu le soir. Étirer chaque geste, pour lui donner l’ampleur suffisante, le souffle et la parcimonie, et l’efficacité nécessaire pour maintenir la vigilance, l’attention précautionneuse. Ne rien oublier de l’essentiel, regarder le ciel, se perdre dans les horizons, et tout le jour désirer intensément la nuit. Et la nuit venue souhaiter, encore avec plus de force, le jour.

J’ai peu prié dans ma vie. Pourtant, là, je me souvient avoir risqué mes premières prières. Je me souviens de la timidité de ces premiers élans. Les lieux imposent bien sûr, encore faut-il vouloir s’y soumettre. Accepter, et ne pas craindre l’immense vide au fond de soi. Et cette peur qui surgissait. Accepter l’envahissement par le fleuve, par le sable et cette sensation de perte absolue, comme si rien ne pourrait jamais nous sauver. Et que désormais c’était sans importance. Oui, sans importance…

Durant six jours, peut-être sept je me suis appliqué à mettre une majuscule pour honorer l’aube naissante et j’ai mis des virgules après chaque heure, j’ai ouvert des parenthèses pour envelopper le fleuve, et posé un point à l’instant du zénith, et au bord de la nuit je n’avais plus que des étoiles à accrocher aux points de suspensions…pho1_221432

Ecrire me renvoie à ces temps où je pouvais m’assoire juste à la frontière des terres vides et des eaux larges, à regarder le temps passer. Cela devait être un peu avant Bourem. Bien avant mes premières morts, bien avant mes premières renaissances. Et chaque texte est comme un jour passé sur les bords du fleuve, à retenir les gestes, et à ramasser quelques mots, comme des brindilles sèches pour allumer le soir venu le feu de ma parole, afin qu’il ne reste rien. Rien. A chaque fois rien. Car écrire est un horizon consumé.

Franck.

16 juillet 2006

Le corbeau.....

Il y a des jours où la mémoire est veuve, comme si elle venait d’enterrer le dernier souvenir, et qu’elle se préparait aux noces macabres de l’oubli. Rien ne pourra pénétrer ces instants, rien ne pourra les brûler, ils sont comme l’écume morte d’une vague qui s’est retirée, des instants vautrés dans une impudique langueur. Vautrée dans les draps d’une vie déboutonnée, déshabillée, détachée de son sens. Et c’est une pure béance. Et c’est l’indécence des heures repues, à la chair triste et flétrie, à la vulve offerte sur des temps catacombes. Vulve des temps inhabitables. Indésirable. Il y a dans ces temps de déficience, de défection, la sensation d’un décollement, comme une dislocation lente et acharnée. Une usure opiniâtre. L’assèchement lent du sang…

Et puis il y a dans cette vacuité pâteuse, assourdie, la sonnerie du téléphone qui vous annonce la mort de quelqu’un. Comme un réveil qui vient brutalement resserrer les chairs, et contracter le corps, le redresser. Comme si la mort attendait, là, tapis dans ces instants en creux. Rappel à l’ordre. A l’ordre des choses et des jours. Ordonnance de la fatalité. Comme si jamais rien ne lâchait vraiment. Sourdine sombre en forme de glas. Me revient en mémoire ce poème de Poe, le Corbeau.

Il s’appelait Robert. Au départ il fut l’ami de mon père. Puis il fut le mien. Nous traversions les mêmes univers professionnels, nous nous croisions souvent, et nous nous respections. Il avait un sens inné de l’accueil et de l’amitié. Une amitié, drue, ferme, solide et pourtant simple. Robert était un perfectionniste. A commencer par sa femme, plus jeune que lui et d’une beauté ravageuse et d’une probité sans faille. Perfectionniste dans son travail, dans ses jeux, dans ses sports. Mais surtout dans son amitié. Entrer chez Robert et Raymonde c’était tout d’abord être attendu. Attendu comme un roi. Chez eux ils n’y avait pas de temps mort, il y avait un temps doux qui s’écoulait, régulier et serein, un temps de bien-être clair.

Il fut le dernier à supporter mon père, à lui pardonner tous ses écarts, ses colères, ses excès d’alcool et de mots. Robert était anxieux mais fidèle. Fidèle en amour, en amitié, en sa ligne de vie, dans sa présence. Robert n’était pas un intellectuel, c’était un homme droit, généreux, attentif, conciliant, sa colère il la réservait, à ses moteurs, ses voitures, son bateau, jamais pour les siens, ses proches, ses amis. Non, il n’était pas parfait, mais ses imperfections n’entamaient jamais l’essentiel.

Voilà, c’est fait. Mort. Pris par un Alzheimer évolutif. Plus des trucs qu’il avait dans le cerveau. Huit ans à désapprendre chaque geste. Terrible quand la vie oublie la vie. Raymonde n’était pas là, hier, quand il est parti pour sa longue promenade. Huit ans de veille et le jour des adieux elle n’était pas là. Elle venait juste de se faire opérer. Alors il a profité de son absence pour échapper à sa vigilance. Pied de nez du destin. Une présence qui s’oublie. Et tout s’effiloche, comme si la vie passait sous la carde. Arrachement des dernières chairs. Séparation des derniers fils tressés. Déroute silencieuse. Raccourci écrasant. Lente agonie des siècles.

Il est des jours sans dimension, sans réelle durée, sans étendue. Ils ne prolongent rien, ils n’aboutissent à rien, ils ne sont que le corps mou du temps, un débordement vain où les heures s’étirent comme si l’on remontait lentement un suaire sur tout ce qui nous parait être notre vie.

Robert, c’est lui qui m’accompagnait le jour des cendres. Des cendres de mon père. C’est lui qui conduisait le bateau. Ce bateau qu’ils avaient acheté ensemble, lui et mon père. Un bateau pour la pèche, un bateau pour les soupe de poisson, pour le vin rosé, les casses croûte, pour le bleu de la mer, et le soleil, et l’amitié. Un bateau qui restait au port, parce que mon père rendait tout impossible. Alors Robert, entretenait le bateau, l’astiquait, le préparait en espérant que l’amitié reprendrait le quart.

Nous étions tous les trois ce jour là. Mon père en cendre. Presque inoffensif dans son urne. Le temps était couvert sur le golf de Saint Raphaël. Robert pilotait avec gravité. Avec précision. Avec cette sorte de détermination puissante qu’il faut aux actes importants. Le visage fermé, les yeux sur la ligne d’horizon. Le reste c’est passé en silence. Il a arrêté le bateau, il fixait toujours le large, pudiquement il me laissait à mon œuvre. Et puis, il y a eut ce petit coup d vent. Ce petit coup de vent du destin. Ce petit coup de vent qui rabattit les cendres. J’en fus couvert. Le visage. La bouche. Le goût de ces cendres. Et puis les gestes pour m’épousseter, j’en avais partout. Il y en avait aussi sur le bateau. Du plat de la main je nettoyais. J’enlevais les dernières traces. Après je lui tapoté l’épaule. Il a remis les gaz. Droit devant. Tout les gaz. Le bateau a bondi, le vent froid de février nous glaçait. Il allait droit. Droit devant. Alors j’ai vu les larmes couler sur son visage. Il allait droit, il aurait voulu crever l’horizon. Et le bateau tapait sur les vagues. Et Robert était fidèle, même à son ami félon.

Nous sommes rentrés au pas. Lent retour vers la terre. Toujours en silence.

Et le bateau est resté au port. Et le bateau fut vendu. La messe fut dite.

Il y a dans ces temps de déficience, de défection, la sensation d’un décollement, comme une dislocation lente et acharnée. Une usure opiniâtre. L’assèchement lent du sang…

Ce que j’aimais chez cet homme c’était sa capacité à affronter ses peurs. Car il en était plein. Jamais je ne l’ai vu reculer, esquiver, il prenait ce qu’il y avait à prendre. Peur ou pas. Il disait ce qu’il avait à dire, de façon direct, mais avec humilité, souvent avec compassion, toujours avec générosité. Il ne s’est jamais renier, et je n’ai pas connaissance qu’il pu blesser quiconque. Non, il n’était pas parfait. Il essayait seulement d’être juste. Il savait ses imperfections. Mais il essayait. Comme un enfant têtu. Il essayait.

Il était devenu une ombre sans mémoire. Il était devenu un chaos. Il était devenu une terre brûlée. Sauvage et vaine. Il était devenu un vent fou, il n’était que le souvenir de ses souvenirs perdus. Qu’un ciel déchiré. De l’absence sur l’absence. Le clown triste d’une pauvre tragédie.

A la fin il n’y avait plus rien de lui, tout était parti, il ne restait que la trace de ses peurs, qu’il ne pouvait plus affronter, il ne restait que la forme de ses angoisses archaïques. Comme si la mort attendait, là, tapis dans cette lande ouverte, dans le désert aride de la débâcle.

Écrire ne sauve pas, tout au plus cela permet d’occuper le terrain, d’occuper la lande, et le désert. Écrire ne sauve pas, mais chaque mot est cette tension pour faire reculer le fatal, l’inévitable, et le rêve fou d’inventer un pays que la mort ne connaît pas, inventer ces lieux impossibles à trouver.

Écrire, c’est comme Robert, mettre les gaz à fond et vouloir trouer l’horizon. A chaque instant. Tenir serré les mots comme la manette des gaz, et jusqu’à faire exploser la parole, et si la langue tape, cogne, contre les vagues, il faut encore accélérer… je sais des bateau qui on pu décoller, je sais des bateaux qui deviennent des étoiles…

A bientôt Robert… par-delà les nuages….

Il y a des jours où la mémoire est veuve, comme si elle venait d’enterrer le dernier souvenir, et qu’elle se préparait aux noces macabres de l’oubli…

Franck.

14 juillet 2006

Le mouvement de Fleur.....

Dissonance. Souvent, trop souvent la lumière du jour en frottant ma peau, m’écorche. Mes gestes sont noués. Ils manquent d’élan, comme noués ou pris dans l’étau d’une drôle de fatalité. Pour avoir accès au geste léger il faudrait se quitter. Mais il y a une épaisseur invincible. La profondeur d’une ombre collante, grasse, visqueuse. Je cherche le mouvement. Celui de l’arbre. Floraison de puissance calme. Je ne suis que racine noyée de terre. Je cherche le mouvement. L’allègement d’un élan pur. Net. Clair. Chantant. Vaincre le paradoxe, car il faut s’absenter de soi pour être présent. Là. En totalité, d’accueil et de don. Juste là, posé sur le fil, léger, dansant. Mon geste est pris dans la rigueur d’un hiver perdu. Mon mouvement à froid. Pris dans la glace d’un silence. Ce n’est pas un vrai silence. C’est une parole empêchée. Parole de terre noire. Impossible germination. Essor vaincu. Défait. Grouillance obscure. Fermentation acide d’une parole stagnante. Une vase filandreuse et puante. Mon geste est dans l’enfouissement, dans consistance de son retrait, de son en deçà. Comme si le corps ne portait plus la parole, la sensation d’une chute, d’une déchéance, une déliquescence qui n’en fini pas. Je cherche le mouvement au-delà de la dissonance, un mouvement qui aurait perdu sa propre mémoire. Un mouvement juste. Vertical. Un mouvement qui passerait en son propre centre. Juste la musique. Et la danse. Traverser la lumière en son point de tremblement. Un mouvement qui part à sa propre rencontre, qui se découvre, qui se dénude, qui s’invente au moment où il se fait.

Elle s’appelait Fleur. Quelques étoiles nous ont rassemblés, l’espace d’un passage de comète. L’espace d’une sonate. Elle avançait dans la vie avec un grand regard effarée. Un visage de lune inquiète, d’une beauté fragile, de ces beautés que l’on n’ose déranger. Comme si elle nous venait d’un autre monde, d’un autre mystère. Grande, mince, des gestes lents et gracieux, toujours à la recherche d’une harmonie secrète, d’une perfection étrange. Grande, mince toujours vêtue de noir, ce qui faisait ressortir la blancheur de sa peau, et la lumière de ses yeux étonnés. Quand elle posait sa main sur mon bras, j’avais l’impression d’une chaleur diffuse et d’un frisson soyeux comme si un moineau au cœur battant était là, à portée de souffle. Délicate élégance de l’âme incarnée. Noce de la pudeur et de la grâce, de l’émotion et du désir désarmé de ses violences. Elle habitait la rue du Mont Cenis dans une petite chambre cachée sous les combles où elle récitait ses rôles. Comédienne. Jeune comédienne, qui cherchait son souffle dans le verbe, qui cherchait son corps dans des morceaux de paroles, qui habillait la vie de mots, de poésie, raccommodant chaque jour la dissonance des heures avec son violon. Et cette sonate de Schubert. Fleur, ce qui touchait en premier c’était sa légèreté, puis juste derrière, son inquiétude, une sorte désarroi sans lourdeur, comme si elle était perdue, ici, sur une terre incompréhensible. Seulement perdue. Je ne lui ai jamais connue de tristesse, elle marchait sur son fil, elle dansait sur son fil et le soir elle sortait son violon et jouait Schubert ou Vivaldi. Il faut imaginer la scène : la petite chambre, la pénombre d’un soir d’été, par le velux ouvert une sereine fraîcheur, sur le bord de son petit bureau une bougie allumée, et elle, droite, simplement vêtue d’une chemise rouge sombre, une chemise d’homme qu’elle portait déboutonnée, les manches relevées, et ses longs cheveux noirs défaits. Elle inclinait doucement la tête, glissait l’instrument au creux de son épaule, posait sa joue sur le bois brillant du violon, comme pour un baiser, comme pour une tendresse, comme elle aurait fait sur la peau d’un amour. L’étroitesse de la pièce la rendait encore plus grande, encore plus droite. Pénombre grandissante dans cette lumière orangée, ensanglantée du rouge de sa chemise ouverte. Et son corps nu. Blancheur palie. Droite sortie directement d’un mystère, d’une légende. Sorti d’un rêve. Elle posait avec lenteur l’archet sur les cordes, la chambre était envahie d’ombres dansantes. Instants singuliers. Fleur jouait Schubert, presque nue, presque immortelle. Et le jour fléchissait encore comme pour rendre grâce, ou pour la protéger un peu plus, et le violon appelait une à une chaque étoile, et Fleur appelait la nuit, la nuit des premiers temps, la nuit prodigieuse, saisissante des premiers temps. Et la nuit lui répondait. Et la nudité de son corps s’estompait peu à peu emportée par chaque note. Et Fleur appartenait à la nuit, et la flamme dansait cherchant l’accord avec les sons du violon. Nuit ruisselante de chaleur musicale, d’émotion traversée, feuilletée note à note, comme si à cet endroit du monde, dans ce temps précis, une source naissait répandant son eau lustrale, comme si un trou de lumière perçait le néant. Fleur savait remettre en ordre le monde, elle harmonisait ici, ce que d’autres défaisaient plus loin. Mais Fleur n’avait pas de lassitude, et le mouvement de son geste sortait de son long corps nu, comme la houle sort l’été, des grands champs de blés brassés par une brise amoureuse. Elle inventait le geste pur, elle inventait la nuit, elle inventait l’impossible temps de la présence révélée. Il y a dans le jeu de l’ombre et de la musique un accord particulier, comme si du vivant cherchait du vivant, comme si nos égarements trouvaient leur issue. L’amour se bâtit dans l’ombre et dans l’alvéole que laissent les notes d’une sonate de Schubert à l’approche de la nuit

Fleur a posé on violon. Fleur c’est allongée sur le lit, j’ai simplement placé mes mains sur son ventre, j’ai simplement baisé ses seins, j’ai simplement goutté sur ses lèvres la saveur de la nuit, j’ai simplement caressé le silence qui recouvrait son corps, j’ai simplement enfoui ma figure dans sa chevelure, j’ai simplement entendu son cœur battre, j’ai simplement senti dans mon cou son souffle mêlé de notes insolites…

Fleur parcourait la vie avec cette élégance rare des funambules. La pièce qu’elle répétait l’accaparait beaucoup. « La valses des hasards », elle y jouait une morte si vivante, en prise avec un ange si facétieux. Jouer c’était d’abord se battre avec son corps, c’était trouver le geste, le mouvement. Chercher dans le mot, le mouvement juste, celui qui fait tinter le ciel. Jouer c’était d’abord chercher la voix, celle qui va dire le corps, c’était chercher le souffle qui allait porter le geste. Fleur s’épuisait dans cette descente au fond du mot. Jouer c’était devenir un arbre dans sa croissance et dans ses fruits, dans ses craquements, dans son élancement solitaire et généreux, jouer c’était arracher le trop plein, évider le surplus, sabrer dans la chair des faiblesses, tarauder les peur les entraves. Jouer c’était accepter de vivre dans le pli du texte, à la jointure du vide laissé par le rêve effondré sur lui-même. Chaque jour Fleur partait au plus loin d’elle, elle quittait tout, laissait tout ouvert, et il y avait de l’exaltation dans cette perte, et il y avait du ravissement, de la jouissance dans cet abandon. Et chaque jour elle partait sur son fil tendu au-dessus des gouffres d’insignifiance. D’un pas de danse. Ivresse du vertige. Chaque jour elle accordait un peu plus, sa chair à la chair du texte, chaque jour elle inventait le geste qui devrait naître plus tard, chaque jour elle inventait l’enfance et la présence, et l’arbre qui la traversait.          

Je cherche le mouvement au-delà de la dissonance, un mouvement qui aurait perdu sa propre mémoire. Un mouvement juste. Vertical. Un mouvement qui passerait en son propre centre. Le mouvement de Fleur lorsqu’elle jouait Schubert nue, dans l’ombre envahissante d’une nuit d’été.

Ce matin j’ai reçu un texto de Fleur : « Cher Franck ! J’ai pensé fort à ton anniversaire, hier. Alors il n’est pas trop tard pour te souhaiter une heureuse et tendre année. J’espère que les fenêtres de ton âme vont s’ouvrir pour mieux te sourire et guider tes pas vers le chemin de la quiétude et de la félicité. Fleur. »

Si tu savais comme je suis loin de cette quiétude, si tu savais combien Schubert me manque. Si tu savais mon écrasement à chaque texte et l’harassement qui s’en suit. Si tu savais comme chacun de tes gestes peuple encore ma mémoire, si tu savais ma maladresse sur le fil tendu et ma marche hésitante, et cette vie qui s’effrite, et cet arbre mort qui me troue les entrailles.

Franck.

9 juillet 2006

Questions...?

Pourquoi tu écris ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que je le fais. Et que c’est la chose la plus difficile que je n’ai jamais faite. Qu’est-ce que tu écris ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que ce n’est pas des histoires, c’est un mouvement. Toujours le même. Un geste, toujours le même. Et une attente. L’attente que ce geste se sépare de moi. L’attente que quelque chose me quitte. Avec ce désir souterrain qui me happe avec lenteur, une sorte d’élan décomposé, obstiné. N’être rien. N’être plus rien, sinon ce temps d’écriture, cette condensation. Comme une buée qui sort du ventre, parce qu’il s’exaspère de ses trop lourdes macérations. Une buée qui vient se coller aux parois des veines, du crâne, des yeux, et qui se condense dans le mot, et le mouvement, et le geste, et le sang, et les chagrins. Temps d’écriture perdu dans l’alchimie des heures dérobées au temps. Archipel des mots. Récifs acérés du verbe. Naufrage. Naufrage toujours recommencé. Lassitude. Affaissement. Avec l’exaltation des extases mélancoliques. Une sorte de jouissance ténébreuse. Un battement organique, qui donne cette sensation diffuse de tremblement des chairs. Il y a dans cette buée comme un froissement de la lumière, et dans cette condensation comme une hémorragie d’un liquide épais et noir. L’ombre liquide de l’existence. L’épanchement d’une solitude absolue. Irréversible.

Car il n’y a jamais d’histoire, il y a seulement le mouvement, le même geste de vie, le même élan sur le même chemin. Et au bout, le même écrasement. Les histoires ne s’écrivent pas, car il n’y jamais d’histoire. Seuls quelques éblouissements. Et l’illusion qui les suit.

Qu’est-ce que tu écris ? Je n’en sais rien. Je brasse les temps et mes peurs, je fais de mon passé un futur acceptable, je fais de l’avenir des souvenirs lumineux, j’étire les bords du présent, je déploie l’instant, agrandit l’impossible frontière des aurores. Que pourrais-je faire d’autre, sinon ces trous dans la durée, sinon brouiller les cycles et faire entrer en moi assez de folie, et effacer ma trace pour que la mort m’oublie ou qu’elle me sacre, qu’importe. Je n’écris pas ce qui se raconte, je n’écris pas ce qui se dit, j’écris ce qui se marmonne, ce qui se murmure, j’écris pour le souffle, pour rester en deçà du silence.

Mais comment tu écris ? Je n’en sais rien. A part le désordre et cette agitation qui nourrit mon attente, juste après l’appel. Car j’appelle, et certains mots me répondent, vagues échos en résonances. J’écris dans la lenteur, presque dans l’arrêt. Rumination de la langue. Pesant dégorgement. Mastication des humeurs amères. Mâchement de chaque souvenir où se mêle le souffle d’aujourd’hui. Incantation lancinante, jusqu’à l’envoûtement, jusqu’à la folie. Assonance de l’âme. J’écris crucifié sous le poids d’une interminable transfusion. L’inachevable échange des sangs. Et cette impression de séparation, de ruine. Atteindre mes défaites et ce point d’inflexion du destin, le point frontière, le point de la séparation des eaux. Le point invivable parce qu’il n’a pas d’espace et qu’il n’a pas de temps. Point mort, où la mort même s’épuise. Où certains jours elle recule terrifiée par sa propre image. Point juste assez vaste pour esquisser un pas de danse.

Alors, où écris-tu ? Je n’en sais rien. Ce n’est jamais le même endroit, et pourtant chacun se ressemble. J’écris sur des débris de néants, sur des restes, sur la trace infime et dérisoire que laissent le vol des oiseaux dans l’œil de l’amoureuse, j’écris sur les gouttes de pluies, parfois sur des larmes, j’écris dans les bourrelets des nuages entre la blancheur et le gris, entre les boursouflures et l’étirement, j’écris sur le fil de l’éclair dans les zébrures de lumière, ou sur des pétales de roses, ou sur l’élytre des cigales, sur le souffle des accordéons, dans mes landes froides, j’écris dans des lieux qui n’existent plus, dans les citadelles détruites, dans les villes incendiées, j’écris dans le recommencement, et dans la fin, ou sur la peau des mes amours perdues, j’écris sur l’ourlet de mes cicatrices, sur le cuir noirci des trahisons. Parfois, j’écris dans l’épuisement du rêve, ou sur des vertiges, ou sur le champ de neige qui s’étend derrière la vitre de ma mémoire. J’écris sur le rouge, et dans le rouge des amours, dans profusion et la parcimonie, dans l’avant et dans l’après. Jusqu’à l’incandescence. Jusqu’au pétillement de l’univers, lorsque les étoiles claquent leurs doigts pour accompagner le chuchotement, ou la prière, ou seulement le silence.

Et quand écris-tu ? Je n’en sais rien. Tout le temps, ou jamais. Je suis sur le rocher et j’attends la marée. La noyade. L’échouement. Lorsque la véhémence me submerge, ou que l’arrachement me cloue. Quand écris-tu ? J’écris aux temps creux. Au contre temps du temps. Au temps du naître. Au temps du mourir. Dans les fissures des crépuscules et jusqu’aux affleurements des aubes. J’écris surtout dans les autres saisons, celles qui viennent après, ou celles que l’on a oubliées. J’écris dans les temps ouverts aux quatre vents, dans les temps des mille solstices, celui des roses des temps égarés, ou dans le cœur brûlé des éclipses. En fait, j’écris dans les temps pauvres, les temps abîmés, dépossédés de leurs durées, les temps usés, délaissés. Dans ces temps qui nous quittent, dans ces temps qui nous manquent. Ou ces temps cueillis, au hasard, comme l’on cueille une mûre sur les ronciers des chemins. Temps pèlerinage. Temps des cortèges ombreux ou des longues processions.

Alors je vais pieds nus dans mon écriture, comme dans ce torrent caillouteux et sauvage, et lorsque je trébuche, l’eau fraîche des mots me désaltère et me lave des bassesses, des insignifiances, des séductions perfides. Je vais pieds nus dans mon écriture, maladroit et douloureux, remontant l’eau des mots… et jusqu’à la source symphonique de leurs silences.

Franck.

1 juillet 2006

Le mot.....

Le mot est sorti du texte. En sortant il a brisé la phrase, et en a recouvert les lambeaux. Il a tout recouvert. Le mot. J’ai laissé le livre. Il n’y avait plus que le mot. Mille fois connu, et là, il était nu chargé d’une nouvelle évidence. Avec un goût de poison. J’ai laissé le livre. J’ai oublié le livre. J’avais le mot coincé dans l’œil. Une écharde. L’écharde. Celle plantée dans la chair du cerveau. A l’endroit de l’hémorragie. Le mot. De l’œil à la mémoire. Droit. Rigide. Tranchant même dans sa mollesse. Tranchant à cause de son insignifiance. J’ai du prendre le mot, l’arracher, le serrer, je crois que je l’ai gardé longtemps dans mon poing fermé. Je crois que je l’ai mis dans ma bouche, aussi. Je crois que je l’ai mâché, j’ai sucé chacune de ses syllabes. Je crois que j’ai fait passer ma voix dessus. Oui, j’ai entendu ma voix dire le mot. Plusieurs fois. Je savais que c’était lui que je cherchais. Banal. Trop banal. Trop simple. Comme l’évidence nouvelle. Comme la révélation. A force de raboter au même endroit, quelque chose ressort. Quelque chose que tu ne sais pas, et que pourtant tu sais. Alors le mot sort du texte, et tu le reçois comme si tu le découvrais. Dans l’œil, et après tu le pose sur ta voix pour vraiment savoir si c’est lui. Tu l’as toujours connu. Il est d’une banalité effrayante. Tu l’as déjà prononcé mille fois. Et là, dans l’œil du texte, il ressort et tu sais que c’est lui. C’est lui qui t’a trouvé. Tu avais beau te cacher. Le mot te trouve. Un jour.

Maintenant il est là, avec moi, devant moi, et dedans aussi. Il est là et il occupe tout l’espace. Il est là comme un ciel de ténèbre, avec un horizon sanglant. A la fois vulgaire, et médiocre et tellement lumineux, et si net, et si limpide, et si exact. Comme une croix dressée. Tu la connais cette croix. Les quatre horizons du malheur. Et le mot est inscrit en haut, trônant comme une chape envahissante, lourde. Le mot est là, il occupe tout l’espace avec ses bras de pieuvres hideuses. Il tient la mémoire, tous les fils de la mémoire, avec tous les autres mots, comme l’eau d’un marais une eaux puante, invisible. Mais puante. L’eau filandreuse d’un marais. A force d’user la langue il ne reste plus rien, sinon l’inusable. L’inattaquable. Comme vissé dans l’os. Mot citadelle, avec ses douves, ses créneaux. Mot déluge qui répand ses eaux insidieuses, comme un barrage qui cède brusquement. Le mot est rentré dans l’œil comme une catastrophe. Un accident de lecture. Et il est là, dans sa résonance, dans toute sa vibration. Avec l’écho qui ricoche dans tout le corps, et maintenant qui fait trembler la chair. Je sais qu’il a coloré toute mon enfance, je sais qu’il a été de chacune de mes aubes, je sais que j’ai reçu à chaque crépuscule son baiser de glace. Maintenant, en le disant, en le répétant lentement, en murmurant chaque lettre, tout remonte, tout revient, les champs de neiges, les landes, les déserts, les solitudes, le gris, le rouge, l’épaisseur des jours d’enfance, le tranchant des heures perdues. Ca arrive en vagues successives et noires, comme une marée de désespoir. Et le mot est là, disant toute cette vie, et toutes les peurs, et toutes les fuites. Et les naufrages. Il est sorti du texte comme un orage soudain, d’une brutalité incontrôlable. Sauvage. Ecrasant tout. Condensant l’espace. Réduisant la respiration à une suffocation, imprégnant la mémoire d’une moiteur insupportable. Poissant chaque souvenir. Mot canevas, mot trame, mot tressé dans ma fibre. Depuis toujours j’ai du brodé entre ses fils. Et aujourd’hui le grand drap est prêt. Le grand suaire noir. Le linceul des jours et des espoirs. Le lit du mot est prêt, bordé de silences. Pour les noces du passé, pour la dévoration de l’avenir. Il est promesse. Il est danger mille fois annoncé, il ouvre sur les terreurs, il est la voix du futur qui gueule sa haine au présent et sont arrivée prochaine, il est annonce, il est avertissement du destin. Il est tout ce qu’il m’a laissé, lui le père, en héritage, il est sa trace dans mon sang, il est son goût de cendre dans ma bouche. Lui le père, m’a laissé ce mot, le silence de ce mot, et le trou dans la langue que fait ce mot, quand il s’approche trop près du cœur. Il est sa métamorphose, il est sa résurrection du mal, il est la prière qu’il me souffle, il est sa voix. C’est le mot de ses yeux, de sa bouche crispée, sa seule prédiction.

Le mot s’appelle menace. Menace, c’est le mot. J’ai lu menace, et brusquement j’ai fermé le livre. Parce que c’est ce mot qui dit au plus près le début et le fin. Parce que c’est lui qui dit au plus juste cet abîme qui me brasse. MENACE.

Comme si chacun de mes gestes était sous sa protection, comme si chacun de mes rêves lui était destiné. Menace. Je pensais être dans l’urgence, je n’étais que sous la menace. L’urgence promet la guérison, le sauvetage, et on se précipite vers le futur pour se sauver d’un présent. Mais menace c’est autre chose. C’est n’attendre rien, sinon le pire. La menace emprisonne l’avenir et tous les temps, leur dicte leur soumission, invente les découragements, les abattements, les déceptions. Menace, c’est inventer le pays des accablements, des lassitudes, des torpeurs.

Maintenant je sais. Je sais le nom de cette ombre qui m’accompagne. Je sais qui murmure à mon oreille. Je sais qui habite avec moi, qui ricane au près e moi.

Menace, menace…..même mort, ses menaces rampent encore, comme des ordonnances imprescriptibles.

Le mot s’appelle menace.

Mon père s’appelle menace. Même mort il s’appelle menace, puisque demain….

 

Franck.

24 juin 2006

Je sais des plaines froides.....

Je sais des plaines froides au-delà du cercle polaire. Des landes de cristal brunes et cassantes. Je sais ces pays désolés d’être encore là. Ces terres d’absence où seul le vent du nord trouve son souffle dans les bruyères, et sa nourriture aux bouches des pierres usées. Je sais ces pays de brumes sur lesquelles les rêves s’écorchent et saignent, ces lieux cabossés par tant d’oublis, martelés par le temps et la corrosion des désirs insuffisants. Je sais ces lieux nécessiteux, miséreux, qui ne tendent plus la main pour survivre préférant l’agonie lente des siècles. Je sais ces landes qui gémissent aux portes du ciel, ces landes sans prière, sans salut, je sais les plaintes déchirées des terres sauvages et je sais les âmes qui les hantent, je sais leurs voyages sans fin, leurs appels, leurs errances au bord des neiges éternelles, leurs traversées des crachins de glaces, et des froids monotones. Je sais cette tristesse qui blanchit leurs regards et cette mélancolie redoutable qui séjourne sur la peau de leurs complaintes. Les landes frileuses ne sont pas des landes amoureuses, elles ont abandonné leurs chairs et leurs soupirs et leurs tentations. Elles produisent du silence, des distances, et façonnent nos éloignements et célèbrent nos séparations et bénissent nos accablements.

J’ai souvent cherché la musique dans ces landes fracassées de vents et je crois qu’il n’y en a pas d’audible, car les déserts et les landes dépassent la musique ; en fait, ils ne sont que musique pure. Tout part de là, et tout y reviendra. Ce sont les lieux de la totalité, puisque défait de tout. Des lieux qui préparent ou qui prolongent. Qui exigent avant, et qui exigent encore plus après. Ils se laissent traverser, mais jamais pénétrer. Si la main est assez ferme et assurée elle peut parfois les caresser, mais sans jamais pouvoir les abuser. Ce sont les lieux de la totalité et de la simplification, de la première perfection et de la dernière.

Je sais des plaines froides au-delà du cercle polaire. Des landes de cristal mauves et sévères, sans arbres, sans racine. Comme une mer de bruyères tranchantes et brutales, une mer raidie dans son mouvement âpre, une écorce cornue et rêche et rugueuse. Je sais ces landes persistantes, ces terres usées, brisées de solitude grave, suffoquant sous la vapeur compacte des bouillards immuables. Terre saturée. Imprégnée. Imbibée de désespoirs primitifs et obstinés.

Je sais mes plaines froides, mes landes du nord, mes lacs de brumes grises. Je sais ce sang froid et ces absences, et ce vent qui m’observe et ces neiges démembrées qui tombent au fond de mes os. Je sais tous ces jours dépourvus, arides, insignifiants, et mes mains si pauvres et ce regard si maigre. Je sais tout cela. Mille fois traversé. Mille fois disséqué. L’infini retour de mes landes mordantes, de mes terres sans horizon, de mes journées sans lumière. Ces terres abondantes sans limites.

Je sais ces plaines froides qui dévorent la langue, chaque mot de la langue, et l’écriture qui gratte la glace et le texte pris dans les hurlements des bourrasques de l’impossible dire. Comme si la parole était traversée dans sa chair par un fil barbelé. Impénétrable parole qui me laisse désarmé, en exil, banni de mon propre désir, relégué, refoulé de ma propre demeure. Et mon œil effaré fixe dans l’ombre du ciel le vol bouleversant des oies sauvages vers le nord. Comme un destin mille fois répété, comme une usure lancinante et troublante. Sur le ciel gris et noir de mon enfance. Le vol des oies sauvages vers le nord. Comme une fatalité. Mille fois répétée. Laborieuse berceuse qui ne survit plus à la nuit qui s’approche. Et cet épuisement. Et cette envie de nord. De glace. De fin….

Franck

20 juin 2006

L'heure myosotis....

C’est l’heure du myosotis et du bouton d’or, l’heure du chèvrefeuille et des langueurs du canal qui se faufile lentement dans les dernières heures du jour. Les bras des dieux pressent les restes de pulpes de la journée. Pressent l’orange du soleil dans cette rumeur de bleu, et le gémissement des fleurs qui s’étirent dans leurs ultimes exhalaisons. Et ce canal oublié, sans bateau, ce canal nu, dépeuplé, ce canal devenu inutile et beau, comme si sa beauté calme et tranquille n’était venue que bien après le départ des hommes et des bateaux. Etrange destin que celui des ouvrages humains quand ceux-ci s’affranchissent des volontés qui les ont crée. Désormais impraticable il a gagné en perfection ce qu’il a perdu en utilité. Alors ce sont les eaux myosotis, bouton d’or, chèvrefeuille qui s’allongent dans le soir étrennant les premières ombres et les premières senteurs d’étoiles. C’est l’heure où l’on est dans la plus grande distance de soi et pourtant au plus près, l’heure des louanges, l’heure des condensations, des allongements de l’âme. Marcher sur les bords du canal, à cette heure, c’est marcher avec application, presque avec précaution à la rencontre du rêve, en fouillant le silence, en le ciselant, en se laissant étourdir d’une réconciliation de l’espace et du temps, certes éphémère, mais essentielle. A l’endroit du coude le canal s’élargit, et juste là, sur la berge, une vieille chapelle, à l’angle des eaux, comme si celles-ci avaient fait un détour exprès. Simplement pour passer sous les vitraux pour les saluer et mélanger un court instant leurs ruissellements.
Instants du soir et des terres promises et du myosotis, du bouton d’or et du chèvrefeuille. L’heure où penser ne suffit pas puisque c’est le temps des constellations naissantes, c’est le temps de la voix, du murmure, de l’appel, où la lumière déboutonne peu à peu ses gloires. Les pensées se défont, se brisent, les raisonnements se cassent pour libérer enfin l’esprit, le désenvoûter de sa propre fascination. Alors marcher dans la délicatesse de cette suspension à fleur d’eau comme si c’était la première fois, ou comme si c’était la dernière. Ou alors la seule. Marcher dans cette lenteur sereine et attentive, comme lorsqu’on marche dans un livre pas à pas, page après page, cueillant et respirant chaque mots, et n’être que ce pas abandonné à lui-même, sans direction, hormis la fin des temps et l’effusion de phosphorescence qui l’accompagne. Marcher dans cette lenteur c’est marcher vers son amour avec élégance et pudeur, c’est passer entre les couleurs du soir et les reflets du canal sans défier le silence et le bouleversement des arômes. C’est accepter l’oubli et les brûlures de la mémoire et tenter d’agrandir l’espace entre la chair et l’os et faire entrer en soi l’immense par la porte du grave et du léger et du vulnérable et de l’infime. C’est déployer son corps dans le seul intervalle possible ou la danse et le chant peuvent surgir. Salut des heures pauvres, soulagement des douleurs dans cette convalescence du jour où le miracle s’insinue dans le tremblement des arbres, où la joie prend la forme d’une cabriole d’hirondelle dans un chahut de bleu volubile et une confusion de rouges exubérants. Il y a dans ce jour qui meurt la puissance d’un accroissement, une aggravation d’espérance qui s’appui sur l’engourdissement des eaux et sur l’effleurement des mains qui se joignent entrecroisant nos silences, comme le froissement des ajoncs pour appeler les dernières libellules, comme cette marche qui assemble le jour à la nuit, qui passe du clair au mystère, du chaud au fervent, du brûlant à l’intense.
C’est l’heure du myosotis et du bouton d’or, l’heure du chèvrefeuille et des langueurs du canal qui se faufile lentement dans les dernières heures du jour. C’est l’heure secourable, l’escale, l’heure rouge et violette, l’heure safran où les corps s’accoutument à leurs exactitudes, à cette verticalité qui les devance, devinant déjà les caresses, appelant déjà les saisissements, les exaltations. Mais c’est l’instant d’avant, celui qui prépare son élan, celui qui contient, celui qui rassemble, celui qui épouse, celui qui arrondi les minutes et qui aiguise chaque seconde. C’est un temps qui précède, c’est la marche lente et mesurée avant l’offrande des chairs, avant les fièvres lunaires. Il faut traverser l’heure myosotis et en sortir vainqueur et assez nu pour aborder sans crainte la convulsion des corps. Il faut traverser l’heure bouton d’or sans remord pour atteindre l’orée du désir sans effroi. Il faut traverser l’heure chèvrefeuille sans espoir pour inventer le geste unique qui enchevêtrera et son souffle et mon souffle, et son ventre et mon ventre, et sa voix et ma voix, et sa nuit et ma nuit…

Franck

17 juin 2006

Nuit du ventre.....

Le jour replie sa lumière, tire le grand voile clair avec lenteur et faste, avec ce geste large et ample du crépuscule. Le jour se retire emportant dans sa ruine les lambeaux, et les hardes usées par le soleil et les images fatiguées et les paysages exténuées et toutes ces couleurs éreintés et ces nuances élimées par tant de regards frivoles, irréfléchis. Et la pauvreté de nos regards. Et l’insignifiance de nos croyances incertaines portées sur les lieux, le monde, les âmes. Capitulation du jour, défaites des vérités éphémères. Déroute de nos fraternités provisoires. Et nos amours qui s’effilochent, nos amours trop lourdes, impossibles à endurer, impossible à hisser, oriflammes froissés, chiffons délaissés.

La nuit.

J’ai une nuit sur le bord des paupières et jusqu’au fond de l’oeil. Une nuit entre mes mots. Au creux de ma parole. Une nuit ouverte comme une déchirure florissante. J’ai une nuit plantée dans le ventre, une nuit de viscères. Une nuit intestinale. Une nuit archaïque, séculaire. Une nuit d’avant les temps, d’avant les saisons. D’avant le jour. Nuit ouverte et sans fin. Et noire. Et Noire. Et noire. Flots noirs de ténèbres. Hémorragie d’ombres inquiétantes. Car c’est la nuit que les choses viennent, c’est la nuit que les choses naissent.

La nuit. Sans partage. Vaste lande de solitude et du dénuement. Nuit du ventre. Car nous venons de là. Du ventre et de la nuit. D’un ventre opaque et abondant et d’une nuit interminable. Nuit sans regard. Nuit du chaos décisif. Abyssal. Liquide de nuit. Flottement aveugle de nos peurs. Je suis de cette première nuit qui ne porte pas ne nom, de celle qui ne se dit pas, de celle qui s’invente elle-même, de celle qui se prolonge de sa propre épaisseur. Je suis de cette nuit qui s’arrache au néant, de celle d’avant la mort et d’après la mort. Temps cloaque. Temps du bercement. Temps sans mémoire, sans lendemain. Temps élémentaire, informe, brutal. Sans issue. Temps plat de mes premières noyades, de ce premier naufrage. Inondation des gestes, de la respiration dans cette mer saturée de nuit, dans ce débordement d’exigences sans forme, sans mot. Rien. Rien, que cette nuit et ce premier désir confus. Rien, que cette surenchère, que cette excroissance, que cette tumeur d’envie cellulaire. Je suis un débordement de chair, de néant, d’ombres flottantes, une simple exagération de la nuit, une outrance des ténèbres. Je suis la démesure de ce rien, qui s’épuise à s’ennuyer et à vouloir malgré tout. Vouloir comme une fatalité. Un vouloir sans grandeur et pourtant illimité. Monstrueux.

Nuit.

Je suis d’une nuit sans possible. Une nuit bordée d’aucun crépuscule, d’aucune aube. Une nuit sans étoile. Une nuit effarée. Affolée. Une nuit d’épouvante. Et de linceul. Une nuit sans rivage, sans continent. Une nuit faite de nuit. Sans autre recours qu’elle-même. Enfantement de nuit. Ombre sur ombre. Agonie sur agonie. Océan sur océan. Pierre sans visage. Pierre tremblante. Pierre recouverte de la peau d’un seul rêve. L’unique soie d’un rêve sans sommeil. Unique viatique pour passer de la nuit à la nuit. Toujours de la nuit à la nuit. L’unique muqueuse d’un rêve interminable. Membrane inquiète du désir.

L’écriture vient de cette nuit, de cette membrane, de cette inquiétude. Ecriture du ventre. Ecriture intestinale. Ecriture ouverte, béante. Ecriture qui n’a pas d’autre issue qu’elle-même. Ecriture de viscères et d’ombres. Ecriture du premier mouvement, qui s’exagère pour se survivre. Car juste après le chaos, il y a le premier mouvement, le premier mot, le seul, celui qui nous nomme, celui qui nous sacre, celui qu’on ne sait pas dire, celui qu’on cherchera tout au long du jour, celui qui s’effacera de nos encres. Mot trou. Mot néant. Mot nuit. Mot d’avant le silence. Mot creusé, excavé, évidé de son sens. Mot océan, au destin des marées infatigables. L’écriture vient de l’impossibilité de dire ce mot, de l’inventer même. Il est pourtant là, gisant dans le sang des veines, à l’affût de nos renoncements et de nos bandons. L’écriture est ce retour incessant au ventre, ce retour à cette première nuit sans forme. A cette première solitude débordante, comme un engloutissement. Et c’est un désastre. Et c’est une exaltation. Et c’est le seul chemin. De nuit. Toujours de nuit. Puisque c’est là que tout s’élabore. Puisque que c’est là que tout macère. Nuit, avec son suintement d’aurore. Nuit où les mots se vidangent, du cœur au sang et du sang aux premières lueurs du jour. Là où le rien s’effondre un peu plus pour laisser la place à la plus fragile des paroles, la plus faible, la plus vulnérable, celle naît de sa propre impuissance à se dire et de cette douleur qui accompagne les résurrections, et de ces chagrins accablants et de ces souvenirs poisseux.

 

Ecriture du néant posée sur la nuit, avec juste la peau d’un rêve autour des mots. Juste une membrane frissonnante dans la chair de la langue, juste ce désir comme la première étoile dans le tout premier ciel.

 

Franck.

13 juin 2006

Ce soir à la bougie.....

Il y a dans cette flamme de bougie quelque chose qui souffre. De l’infime qui souffre. Tout ce qu’il y a de pauvre sur terre se rassemble et se reconnaît dans cet étirement du feu, dans cette hésitation verticale. La chandelle dit l’infinie solitude et le dénuement, elle dit aussi la foi comme si celle-ci avait besoin de deux ailes pour s’envoler. Le simple et le pauvre marche de concert, ainsi la chandelle qui offre ses ombres pour taire l’insupportable, et sa lumière pour clamer l’irréductible. La flamme nous défait de nos rages, elle accompagne nos remisions, et parfois elle sacre nos résurrections. Elle est une amie silencieuse qui nous apprend le silence, une l’amie généreuse qui écoute en dansant, une amie qui console parce qu’elle ne juge point. Un soleil à notre dimension, bleu, jaune, orange, rouge, blanc. Soleil du pauvre et du seul. Elle berce, elle adouci, parfois elle chante, elle enveloppe d’une soie étrange notre rêverie. Il y a dans cette flamme quelque chose qui rassemble nos morceaux éparpillés, qui maintient l’unité de notre désir, qui contient notre abandon. Il y a là un espace de temps et lumière qui nous protège de nous-même, de nos affaissements, de nos écroulements. La vie suffisante. La vie tolérable. Tolérante. Et les ombres deviennent conciliantes. Il y a dans cette chandelle quelque chose de grave, d’infiniment sérieux et grave, une gravité dépossédée de sa lourdeur. Rouge. Etrange silence que celui de cette flamme solitaire. Etrange lumière vacillante, qui appelle en nous la mesure et la lenteur. Etrange puissance que cette fragilité tremblante. Et le temps de la flamme pauvre est toujours le temps des aveux, et le temps des chandelles est un temps de soupirs, de respiration profonde, comme s’il s’agissait de faire remonter nos douleurs sur la mèche du cœur et de les consumer. Temps sombre et clair à la fois, temps de puissance désarmée, temps qui fabrique du temps. Comme si le temps du feu était un temps gagné, arraché au néant. Comme si ce feu, précisément, ne pouvait plus être brûlure, comme si sa vocation ultime était la caresse et le murmure. Au coin des chandelles les larmes peuvent être douces et les chagrins pardonnables. Il y a du sang dans cette lumière c’est pourquoi on la sait vivante, il y a des chairs dans ses ombres c’est pourquoi on la sait aimante. Il y a des lèvres et peaux à aimer dans ce feu isolé, dans ce singulier instant chancelant, comme si l’émotion trouvait enfin une issue, un devenir qui la dépasse et la bénit. Temps concentré, temps rassemblé. Lumière pour les corps nus et les effleurements, lumière des baisers indécents, couleur rouge comme les chairs qui s’offrent ou comme les laves volcaniques. Au creux de bougies qui éclairent, l’ivresse disparaît et la folie s’efface, car c’est le temps des premières ou dernières vérités, et même au-delà des vérités, car si les vérités simples on besoin du soleil pour se dire, les vérités essentielles ne se libèrent que dans cette presque lumière de ces presque ombres.

Les âmes de la chandelle sont des âmes errantes, elles ont perdu leurs corps et cherchent un point d’appui pour porter leur voyage, comme des navires qui recherchent l’escale. Parce que plus qu’une flamme elle est lieu, parce que plus que lieu, elle est refuge, parce que plus que refuge, elle est royaume. On y naît et on y meut, mais y vit-on vraiment ? Est-ce un temps réel ? Ou le simple raccourci de nos destins inquiétés ?

Quelque chose habite cette lumière, quelque chose soupir dans sa danse, est-ce une plainte ? Est-ce un gémissement ? Est-ce que mon âme cri ce soir à la bougie ? Ou n’est-ce qu’un songe, ce songe lancinant qui plie mes veines et ma chair, un songe toujours cassant ?

Oui, quelqu’un habite ici, au cœur de cette flamme, quelqu’un qui me connaît mieux que je ne le connais, quelqu’un qui me regarde et qui choisi mes mots.

Il y a dans ces petites flammes le chant d’une présence. Du vivant qui exige, des visages qui implorent, il y a des mains qui se joignent, comme si l’humanité avait besoin d’opposer aux enfers ce simple feu humain.

La lueur des bougies, comme celle des cierges éclaire en nous ces endroits oubliés, ceux qu’on a délaissé, cette part de nous-même qu’on ne visite plus, nos jachères, nos ronciers, elle préside a l’office de nos noces intimes comme un fuseau ardent qui déroule le rêve et tisse entre nos larmes un voile charitable et console et soulage et apaise et apaise et apaise…Ce soir, j’ai vu dans cette flamme un doigt incandescent qui me montrait les cieux….

Franck

10 juin 2006

Des mains pleines de terre.....

Nos actes ne sont que la peau. Une forme. Nos actes recouvrent la chair du sens qui se tait. Comme si un geste recouvrait toujours un silence. L’acte n’est rien. Il est le reste visible d’un autre combat. Il est cadavre. Humus. L’acte seul ne vaut rien, s’il n’est pas porté par un murmure. Par une prière. Il n’est rien s’il ne s’accompagne pas du souffle, de la respiration d’un rêve. Ce qui compte ce n’est pas nos actes, mais ce qu’il y a entre. Le désir qui le précède, le désir plus grand encore qui le suit. Car agir n’est pas s’agiter. Ainsi l’arbre. Ainsi le lion et son frère l’aigle. Ainsi l’homme qui rentre dans sa maison de silence. Car agir c’est rentrer dans la matière, s’est épouser l’inconnu et le mystère, entrer dans la matière pour que celle-ci nous arrache à nous-même. Agir c’est s’arracher. Voilà. Peu d’actes, contre beaucoup d’agitation, jalonnent notre vie, de cette agitation qui nous épuise le sang.

Ne rien faire, avec intensité et conviction, c’est la première marche de l’agir, comme s’il fallait nourrir longtemps l’œuvre de ce non-faire.

L’œuvre. Le grand-père d’Isabelle était un vieil homme. Un vieux paysan. Un vieux paysan de la Creuse. Avec une face ravinée de labour épais, et des mains pleines, des mains abondantes et lourdes, encore nerveuses quand elles agrippaient un coin de table ou une chaise pour aider sa marche chaotique de vieil homme. De vieil homme usé. Une armature en acier lui tenait la colonne vertébrale, une armature à l’intérieur des chairs. Cela lui donnait une attitude raidie, empruntée. Alors ses gestes étaient lents, engourdis, presque cassants. Quand il se déplaçait, malgré cette fragilité, il donnait l’impression de tirer une charrue. A quatre-vingt ans passés, se dégageait de lui une puissance de cheval de trait. Sans doute l’entêtement du pas. Même usé, même déformé, un pas de seigneur. De seigneur de la terre. De sa terre. De ce petit plateau qui surplombe la vallée de la creuse, tout près de St Médard. Mais la plus part du temps il restait assis, pour économiser ses os dans lesquels étaient plantées les broches d’acier. Assis appuyé sur sa canne, avec sa casquette légèrement sur l’arrière de la tête. Il maniait le silence avec la dextérité d’un vieux sage, l’entrecoupant de quelques paroles sur le temps, les bêtes, le jardin. Quand son dos lui faisait mal, on voyait à peine ses mains se crisper sur la canne, et ses yeux se perdre au loin. Des yeux bleus, délavés par les ans et la pluie et le froid et la pauvreté de chaque jour. « Appelle moi pépé, comme la petiote… »

C’est quoi l’œuvre sinon une façon d’être présent. D’être là, et pas ailleurs. D’être là dans ce lieu de misère. Sa voix avait une drôle d’intonation, une sorte de fléchissement et de remontée vers l’aigu. Chaque phrase dans sa modulation donnait l’impression de l’évidence. Un étonnement inattaquable. « Moi ? j’ai rien fait…. Je suis resté là… à la ferme… j’y suis né, et je vais y mourir… là… ».

Chaque matin il partait au jardin. Il ne pouvait plus y travailler comme avant à cause de son dos. Mais il arrivait encore à gratter la terre, à la racler, pour s’assurer par ses bras, par ses doigts de sa propre existence. Avec un tabouret il pouvait atteindre le sol, pour cueillir, arracher, être là, utile. Utile aux siens, à lui, à la terre, pas au monde, à la terre, la sienne. Celle incrustée dans ses rides, dans les sillons de ses mains. Sa terre noire et dépourvu, gorgée de douleurs et d’hivers froids, rassasiée de souffrances. Sa terre de lenteur, d’affrontement. Il était d’un lieu, qui l’avait désigné, assigné, nommé. Mazeaubouvier. La maison du bouvier. C’était lui. C’était son lieu. C’était inscrit. « Ici, la terre tu la transforme pas… tu l’accompagnes… tu essayes de marcher à son pas, à chaque saison…. Tu n’imposes rien, ici… pour rester… il faut que la terre le veuille… et si elle veut pas, alors tant pis pour toi… Ici, tu ne peux pas te plaindre, personne t’entend… le bon dieu, il vient pas ici, il sait même que ça existe, ici… personne ne sait… mais moi, oui… je sais… et ça suffit.

Tout autour, c’est une terre vallonnée, chaotique, faite de parcelles, de petits prés, de bosquets, de talus, de ronciers. Chaque parcelle est un lignage, une histoire, une généalogie Chaque morceau raconte la vie et la mort, les drames des familles, la race, les ancêtres, la descendance. L’âpreté du destin. Ici la terre ne vaut rien, c’est pour cela qu’elle n’a pas de prix. Elle s’achète, parfois elle se loue, parfois on en hérite, avec les mariages certaines parcelles s’agrandissent. Terre des hommes. Terre d’échange. Terre de malheur, et d’usure, et de clôture, et de cailloux et de rochers qui brisaient les socs des charrues. Il aurait fallu la travailler à mains nues, pour s’assurer de sa définitive conciliance. Terre à vaches. Mazeaubouvier. C’était inscrit. Tout aurait été différent si le lieu c’était trouvé un peu plus haut sur le plateau, ou un peu plus bas dans la plaine. Mais là, il était coincé dans ce vallonnement où l’eau ne se trouvait jamais au bon endroit.

C’est quoi l’œuvre « pépé », sinon accorder tout son temps à la sauvagerie tranquille d’une terre oubliée des dieux. Sinon s’arque bouter à chaque heure des jours. Sinon résister aux insuffisances, aux manques, aux appétits, à la faim. A la faim et à l’épuisement.

« Moi ? Je n’ai rien fait, j’ai essayé de m’appliquer, c’est tout… m’appliquer… Quand je suis rentré de captivité, après la guerre, j’avais deux vaches. Deux. Ca a été dur. Dur, vraiment dur. J’allais louer mes bras dans les fermes, ici c’étai plus petit, il y avait l’étable et une pièce à coté et la porte restait ouverte pour la chaleur, il n’y avait pas l’électricité, simplement le puit, dehors… » Avec ses doigts noueux il me montrait l’endroit, il me montrait la petitesse de sa pauvreté quotidienne entre la paille et le granit des murs. On pouvait imaginer la lampe à huile, et les ombres flottantes dans cette caverne, et les jours, et les nuits, et les longs silences, et l’empilement de la fatigue. Facile d’imaginer cette constance et le renoncement qui l’accompagne, facile de définir ce qu’est le courage et de quoi est fait un homme simple.

« Ici, ça sert à rien de courir, c’est trop petit ou trop immense. Vivre ici, c’est trouver la juste mesure du geste, pas par économie, mais pour l’accord… sans l’accord tu fais une mauvaise musique… » Souvent je l’ai vu, au jardin, prendre une poignée de terre et l’effriter lentement dans sa main, souvent je l’ai vu respirer cette terre. Il aurait pu la manger ou s’en couvrir le visage cela ne m’aurait pas étonné.

« C’est la mémé qui a été courageuse…. ». Il lui arrivait de passer de long moment à regarder la vieille femme qui s’activait dans la cuisine. Il ne s’en lassait pas de la regarder, comme au premier jour. Avec admiration. Elle était là, elle aussi. Là sur cette terre. Là, se déplaçant en claudiquant entre les silences du pépé. Elle aussi, a accompagné chaque saison, elle aussi a eu froid l’hiver, elle aussi c’est épuisée sous le soleil d’été, elle aussi à craint l’orage et la foudre, elle aussi a tiré sur les pattes des vaux pour les faire naître. C’est elle qui comptait chaque sou, reprisait chaque bouton, pétrissait chaque pain, préparait chaque soupe avec cette mine coupable quand elle était trop claire.

« C’est un drôle d’endroit ici, avec cette terre qui se refuse comme une jeune vierge… alors il faut l’apprivoiser, et tous les matin tu dois te préparer comme si tu allais la demander en mariage. Il faut que ton cœur soit propre ici, et que tes gestes ne viennent rien blesser. C’est un long apprentissage que d’être un homme ici. Quand tu es jeune tu forces, tu as des muscles, alors tu forces et rien ne vient plus vite, au contraire. Faire vite, pour faire quoi après ? Le temps de la terre te rattrape toujours, le temps des saisons te fait mettre au pas. Alors tu apprends à écouter… Ici, tu ne fais pas de grandes choses, tu en fais de petites, souvent, longtemps, toujours les mêmes, mais toujours un peu plus juste, toujours un peu plus près et c’est sans cesse. Ici, ce n’est pas toi qui décide, c’est la terre, et c’est bien ainsi. Elle sait ce qui lui faut la terre, c’est elle qui fait de toi un homme, un paysan. Tu ne pars pas à sa conquête, elle te choisi et toi tu la sers comme une reine ombrageuse… »

Et comme en écho ses paroles : « Moi ? j’ai rien fait…. Je suis resté là… à la ferme… j’y suis né, et je vais y mourir… là… » et il rajoutait « eh, oui… » de son ton d’évidence tranquille. L’acte seul ne vaut rien, s’il n’est pas porté par un murmure. Par une prière. L’acte n’est que la croûte d’un silence longtemps mûrit. Le geste qui ne sait pas se taire est souvent un geste inutile. Une agitation toujours vaine. Un bruit qui s’ajoute au chaos. Agir sur le monde c’est agir contre lui. Alors peut-être agir avec ? C’est sans doute cela trouver l’accord. L’accord, malgré la mort qui hante. Surtout à cause de la mort qui hante. Ainsi l’arbre. Ainsi le lion et son frère l’aigle. Ainsi l’homme nourrit de son seul silence dans la lumière tremblant d’une bougie.

Franck

6 juin 2006

L'étoile de l'attente....

Il est un temps d’attente. L’extrême tension du vide. Avec l’appel de la mort en écho. Un temps hors des horloges. Temps dépeuplé. Même la solitude fuit ce temps. Temps d’absence, de pénurie de sang rouge, les veines gorgées d’ombres et de souvenirs muets. Pesanteur de sa propre chair qui s’affaisse sur elle-même. Empilement de la vie morte sur de la vie morte. Vide et pourtant sans espace. Un vide plein. Plein d’un impossible dire. D’un impossible à habiter. Il est un temps d’attente où les gestes se recroquevillent dans leurs intentions. Simplement à l’abri du désir, comme si le ciel s’était débarrassé du bleu une bonne fois pour toute, ou des étoiles, ou de sa neige, débarrassé des orages, un ciel où l’oiseau ne saurait plus y laisser sa trace, son trait, l’écriture même de son vol. Temps des marais et des oublis, des odeurs taciturnes et fades. C’est un temps d’avant. Un temps qui précède. Un temps qui prend son temps. Qui prend le notre surtout, et le dépense sans compter, avec une prodigalité de forcené. Et par lâcheté on le lui laisse, on l’abandonne comme abandonne notre enfance, et nos amours, et nos jardins. L’abandon à nos complaisances. Temps des lacs aux paupières baissées, et des pierres prudentes. Car les pierres savent l’attente. Elles en sont la mémoire, et la forme. Avec l’usure qui arrondit les cristaux, et la pluie qui épuise leurs derniers mouvements.

Il est un temps d’attente. L’extrême tension du vide. Temps divisé où l’on ne s’appartient plus, quelque chose nous a quitté et l’on reste dans l’hébétude. La désolation de l’âme. Comme ces fenêtres qui cachent l’ombre d’un visage perdu dans l’horizon de la vitre.

Souvent je la voyais assise, les mains posées sur ses genoux, à la fois droite et ratatinée, dans ces poses que nous inflige la vieillesse. Elle était là, callée dans un fauteuil. Calée dans l’inconfort de ses douleurs, des articulations qui se coincent, et qui craquent comme du bois mort. Là, le regard accroché à des souvenirs. Là, prête à partir. Souvent elle restait ainsi. Des heures. Des après-midi entiers, les mains posées sur ses genoux, ne fixant rien de précis, sinon l’invisible présence tu temps. La face droite, la face faisant face à cet au-delà des choses. Sans jamais dormir, sans jamais s’assoupir ne serait-ce qu’un instant. Vigilance calme. Vigilance opiniâtre. Ne rien lâcher, le temps qu’on est là. Ne rien brader. Elle n’avait plus rien, sinon ce temps pauvre et dénudé qu’elle dépensait comme si elle était riche de tous les royaumes. « Qu’est-ce que tu fais, mamie ? » « J’attends… » « Tu attends quoi ?... » « J’attends….j’attends…..un jour tu verras, toi aussi tu attendras…. » Elle rajoutait : « J’attends… et j’ai pas peur… » Quand elle disait « pas peur », il y avait une drôle de petite lumière qui s’allumait dans son œil. Elle restait dans le silence, puisque toutes les paroles étaient devenues vaines, imprononçables. Elle était là, dans l’attente, à user son impatience et son reste de vie. Non, elle n’était pas sereine, elle n’était pas dans la plénitude de la sagesse. Claire, n’était pas sage. Claire n’a jamais été sage. Etre sage, maintenant cela aurait été démissionner. Elle trouvait l’attente plus digne. Et son énergie pouvait brûler encore pour ça. Alors elle attendait, les mains posées sur ses genoux. « J’ai passé ma vie à attendre, alors j’ai appris….à force on apprend, même que l’attente ne nous use plus, c’est nous qui l’usons… » Attendre c’est encore tirer sur le fil. C’est d’être encore dans un temps à venir. « J’ai attendu parce que je ne voulais pas attendre… j’ai été enceinte à quinze ans…. Après, j’ai passé le reste de ma vie à attendre… Attendre qu’Albert ton grand-père, remonte du fournil… toutes ces nuits seule à l’attendre….et puis sa tuberculose et son agonie… attendre chaque jour un peu plus la mort de celui qu’on aime. Ce n’est pas de l’attente, c’est un incendie… Et puis la guerre, cette attente pourrie, avec l’arthrose qui m’a attaqué si tôt…Et ton père, quatre ans en Indochine. Quatre ans d’attente, comme si la guerre n’avait pas suffi… Attendre…. »

Du plus loin que remonte mes souvenirs je la vois voûtée sur sa canne dans une marche bancale, écrasée, traînant ses jambes devenues lourdes et sans forme. « L’urgence et l’attente ce ont les deux maladies de la jeunesse…on les attrape en même temps, elles se nourrissent l’une de l’autre…. Après la mort d’Albert, il y a eu Georges… là aussi j’ai attendu…ses virées le soir, ses absences, ses retours dans des états pas possibles…au début à l’auberge on attendait les clients, on attendait les saisons. En hiver on attendait l’été, et l’été on attendait l’hiver, toujours en retard d’une saison, d’une paix, d’un repos… et puis l’arthrose toujours, jamais en retard, elle… j’avais l’impression qu’elle me prenait tous les os, les uns après les autres…. »

Alors je la regardais, bien calée dans ses dernières résistances, les mains posées sur ses genoux. Ses mains tordues, noueuses comme de vieilles racines déterrées. Et ses yeux qui ne savent plus fixer vraiment, parce que les images qu’ils voient n’appartiennent plus au présent de l’horloge. Elle n’avait plus réellement de lieu, sinon cet entre temps de l’attente. « Tu comprends…l’attente c’est l’arthrose de l’âme, et une fois qu’elle est déformée aux articulations de la joie, les mouvements du coeur sont aussi douloureux que mes genoux, que mes pieds, que mes doigts….un jour tu as quinze ans et c’est la foudre et les flammes dans ton corps, dans ta tête… un fétu de paille… après il te reste les cendres…. Là, je suis sur un lit de cendres…et je n’ai pas peur… je n’ai plus peur…J’attends… Je ne sais faire que ça, alors je le fais. Toi aussi tu as de l’arthrose à l’âme…soigne-la, ne fait pas comme moi, l’attente c’est une vraie maladie. C’est la maladie du temps qui passe… en fait c’est la maladie du temps perdu, une sorte s’excroissance de temps, comme un cancer, une prolifération de temps sur le temps à vivre… »

« L’attente vide ta parole, elle avale tous tes mots…dans l’attente jamais rien ne vient, jamais, ou si peu, ou si décevant….moi, j’ai été au bout de ce temps vain, alors parfois j’en ressens une sorte de jouissance… mais tu sais, c’est rare…. »

Souvent je la voyais assise, les mains posées sur ses genoux, à la fois droite et ratatinée, dans ces poses que nous inflige la vieillesse. Elle accompagnait ainsi le déclin de la lumière, sans bouger, comme si elle s’exerçait à l’immobilité, ce n’était pas la paix, pas la sérénité, c’était l’attente tenace et orgueilleuse, inutile, mais qui valait mieux que l’abandon. Comme si la dernière attente portait une révélation glorieuse.

Quand elle partit, quand tout fut éteint, elle était paisible, dans son lit. C’était au petit matin. Claire avait anticipé la pose en croisant ses mains sur sa poitrine sur les draps blancs à peine froissés. Ses mains calleuses, ses mains de racines amères et douloureuses. Les traits de son visage étaient adoucis, soulagés. Elle était à l’heure au rendez-vous.

Pourtant, l’attente est l’autre folie de l’amour… Elle, elle l’attend. Lui, il est parti pour quelques occupations d’homme vain, le travail, la guerre. Elle, elle est restée derrière la porte, elle a embrassé une dernière fois ses lèvres, puis le creux de sa main et elle a fermé la porte. Elle a respiré à plein poumon ce silence nouveau. Peut-être qu’elle a pleuré… un peu…en silence, et elle s’est assise au plus profond de son cœur. On pourrait la voir s’agiter en tous sens, on pourrait la croire aux prises avec mille taches, mille travaux….non, même vibrionnante elle est assise, elle attend. Elle est dans la pénombre de son amour, elle veille sur la flamme qui la consume, elle brûle d’une joie indicible et secrète. Et plus les jours passent, plus elle grandit. Et plus les heures s’étirent, plus elle devient immense. Souveraine. Elle rentre dans la toute puissance de l’amour. C’est l’attente folle, déraisonnable. En accueillant cette attente, loin de s’éteindre, elle s’augmente. Et chaque heure est un échange lumineux. C’est l’offrande pure. Car il est des attentes qu’aucun retour ne saurait retenir ou apaiser, il est des attentes inaltérables. Elles sont aussi blanches qu’un paysage de neige, aussi profondes qu’un océan. Ce sont des attentes folles. Les premières marches pour l’éternité.

Mamie, je suis de cette attente folle sans raison, c’est ma façon de déchirer mes chairs assez fort pour y faire tenir le ciel et son infini. Ce soir je respire le silence, et j’attends. Je n’attends rien ni personne, j’attends large et ouvert offrant ma béance aux étoiles….

Franck.

3 juin 2006

La vague....encore....toujours....

Parce que la vague est un envoûtement. Sa puissance vient de loin. D’ailleurs. D’un autre temps. Elle a commencée bien avant notre regard, comme la lumière des étoiles. Comme un long écho du temps. Les vagues naissent d’un endroit secret de l’océan. Nul n’en sait le lieu. Tous le redoutent. C’est un lieu de puissance et d’effondrement. C’est un lieu de la mer qui invente les naufrages. Là, au centre de ce lieu, il a un point, un point minuscule, si petit qu’il n’a pas d’espace, c’est sans doute un point d’orgue, on sait qu’il existe, mais nul ne l’a vu, et nul ne pourra jamais le voir, c’est là que naissent les vagues. Toutes les vagues. Elles naissent d’une inquiétude de la terre et d’une résonance, une sorte de vibration, elles naissent d’un murmure des dieux, elles naissent d’un désenchantement, d’une affliction, comme ces mères qui accouchent, et au moment de l’apparition de l’enfant hésitent entre la joie et le désespoir. Il y a dans la naissance des vagues comme un haussement d’épaule de l’océan. A peine. Mais suffisant, comme un désintérêt, une sorte de dédain ou d’indifférence, comme si l’océan était déçu par les rêves de l’humanité, comme s’ils s’en retournait chez lui au centre des abîmes, et que le haussement d’épaule, ce tremblement de colère rentrée fasse naître les vagues. Un long frissonnement venu des âges de l’univers. Dans l’envoûtement de la vague il y a cette mémoire douloureuse et cette oscillation, cet ébranlement des eaux du dédain, et le rappel incessant de notre indigence, cette espèce d’absence, cette perpétuelle défaillance. L’écriture de l’eau qui roule tente de reprendre le mouvement d’avant, celui dont on vient. Reprendre la main sur le tangage des rêves et la vacillation de la raison. Comme la danse du chamane, comme s’il s’agissait de rappeler les forces premières, celles du sang ancestral, de retrouver le pur, le non corrompu. L’inaltérable. Appeler la démence et l’ivresse du balancement, les faire rentrer sous sa peau les faire glisser le long des os, tendre ses viscères à ce brassement monotone jusqu’à l’écoeurement, jusqu’au vomissement. C’est l’écriture de la mémoire et de l’oubli, de l’amour impossible, et de la mort trop lente et trop loin, c’est une écriture qui s’aveugle sur l’horizon, et qui tremble, et qui s’essouffle. L’écriture de la mer ce n’est pas l’écriture du voyage, elle n’a pas cette tension secrète et sourde, ce n’est pas l’écriture de l’ailleurs, du partir, elle a trop de retour dans sa langue, trop de langueur dans sa perte, trop de folie dans son ignorance. L’écriture de la mer ne porte pas l’espérance, elle n’est pas la bouteille qui contient le message, elle n’est qu’une vague. Que la vague. Une et innombrable. Elle n’est qu’une eau dans l’agitation de son errance, elle n’est qu’elle-même, dans cet au-delà d’elle-même. Elle n’est que simple extension de la clarté. Expansion de l’abandon. Elle n’est que son instant dilaté, sans autre volonté que de l’être pleinement. Infiniment perdue, infiniment retrouvée. Elle se contient, elle se résiste et si elle ploie parfois, si on l’entend se briser, c’est pour mieux se recomposer, mieux se concentrer. Aller de l’éclat du mot à l’esquille de la parole. Aller de l’identique défait de l’habitude, à l’identique enveloppé de sa propre recomposition. Embrun paradoxale de l’infime et de l’immense. Paradoxe de la plénitude et du doute. De la dérive.

Il y a dans l’écriture de la vague une sauvagerie insoupçonnée, née des profondeurs immobiles qu’elle recouvre, et de cette résignation à ne signifier rien d’autre que le mouvement, que la présence. Une présence débarrassée de l’ombre, car elle est l’égale du soleil. Elle porte sa propre lumière, c’est ce qui la rend si étrange. Si envoûtante. Et le soleil si révérencieux à son égard.

Il y a sur le bord de la vague un rire d’enfant ou un rayon de lune, c’est ce qui la blanchit et lui donne la force d’aller au bout de son enroulement, d’aller au bout de son outrance dans la profusion du verbe, et dans cette démesure lancinante.

Le soleil dit : « Je suis… ». La Mer dit : « Je consens… ». Et la vague murmure : « Je m’efforce…. Comme la graine et la fleur, je m’efforce… comme l’arbre, je m’efforce. »
Que pourrais-je dire, moi l’insolent, moi le piètre, moi le vivant fragile ? Que pourrais-je dire, sinon, je m’efforce.
Dans l’écriture de la vague je m’efforce, comme dans une prière débarrassée de ses faux dieux. Une prière sans adresse, comme le rire d’un enfant qui perce la lumière….

Franck.

28 mai 2006

L'enfant....

Il y a une ligne qui traverse nos yeux et le monde, comme un fil tendu. En fait c’est une cicatrice. Un point de suture. Une ligne qui voudrait réunir deux rives inconciliables. Elle part de l’acier du crâne, de l’endroit métallique pour aller s’arrimer au cœur des jours, à l’endroit des heures perdues. C’est une ligne d’évidence. C’est donc une ligne de dépérissement. De ruine. D’affliction. C’est une suture. Le fil de notre inconciliance, de notre insuffisance. Il faudrait déchirer les chairs qu’il tente de réunir. Mais au début on ne le sait pas. D’ailleurs, le sait-on vraiment un jour ? Déchirer les chairs, comme dans la naissance. Naissance à l’envers où il nous faudrait accoucher de nos propres parents. Inventer le lien autrement. A rebours du temps. D’abord vivre le futur, l’éventuel, agrandir le possible et s’en aller vers un passé, un survenu souverain. Se retourner pour faire face à la source, à la béance. Se diriger vers l’étincelle. La première. La seule. Déchirer les chairs qui nous tiennent avec cette l’illusion d’une vie palpitante et prétentieuse.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Souvent son imaginaire le déborde. C’est comme des grandes vagues. Un envahissement. D’ailleurs, la mer lui fait peur. L’eau en général. L’année précédente, l’été, ses parents l’ont emmené en vacances à Royan.  Quand il fut à la lisière de la vague, sur le sable humide, face à l’océan, il s’est mis à hurler. L’enfant. Il a hurlé comme une stridence qui n’en finissait pas. Il hurlait, c’était certainement la peur. Moi, je crois qu’il y avait autre chose. La peur, plus autre chose. Quelque chose qui a avoir avec le débordement, l’effondrement, l’anéantissement. Quelque chose qui lui venait d’avant sa naissance. Quelque chose d’archaïque, qui lui venait de la mythologie du monde. Alors il hurlait en face de l’océan. Et rien n’y faisait. Pourtant c’est un enfant plutôt calme, plutôt silencieux. Mais il hurlait en face de l’océan.

Bien sûr ce n’est pas une chose très importante. Ce n’est pas un tsunami, ce n’est pas des guerres nucléaires, ce n’est pas des tremblements de terres, c’est simplement un enfant qui hurlait en face de l’océan. Et d’ailleurs, qui pourrait affirmer sans trembler, qu’au tout début de la première vague, qu’au premier frémissement de la terre, il n’y a pas un cri d’enfant. Qui pourrait l’affirmer.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de débâcle. Cette année là, il est en vacances chez ses grands-parents. L’auberge de ses grands-parents. Il aime bien l’endroit. Pourtant il s’y ennui, comme partout ailleurs. Il n’a pas de place. Il n’y avait pas de vrai lieu pour l’accueillir quand il est né. Alors il s’ennui. Il est seul, avec son imaginaire kaléidoscope. On peut dire qu’il est chétif. Maigre. Il mange peu. Alors son grand-père l’a surnommé « Gandhi ». Les temps des repas sont de véritables calvaires. Les enjeux du père, et de la mère, et de l’enfant. On le force. Il résiste. Il ne sait que résister. Et les repas durent infiniment. Souvent l’enfant vomit. Certains jours on le force à manger ce qu’il a vomi. Alors il est maigre. Alors, son grand-père le fait venir en cachette dans sa cuisine et lui fait cuire des morceaux de viande directement sur les grandes plaques de cuisson. L’enfant est juché sur un grand tabouret. L’enfant est fasciné. Il dévore ces biftecks. Il aime son grand-père, et ce temps passé ensemble en cachette devant les fourneaux.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de naufrage. On ne saurait dire si c’est un enfant gai ou triste. Je crois me souvenir qu’il a arrêté de rire vers deux ans. Cela aussi, n’est pas très important. Le monde a des gravités plus préoccupantes. L’enfant est dans une résistance silencieuse. Il ne sait pas à quoi il résiste. Il sait simplement que c’est important. Que c’est sa seule chose possible. Supporter. Engager le moins, pour tenir le plus. Et tenir, comme on retient des montagnes pour qu’elles ne s’effondrent pas sur elles-mêmes. Il n’a pas de place. A part la solitude. D’ailleurs elle fut inventée pour lui, il le sait. Il l’a toujours su. Dans l’épaisseur de son ennui il sait sa solitude vivante. Vivace comme une plante grimpante. C’est par elle que tout arrive. Le débordement. L’envahissement. C’est une grande cathédrale dépeuplée, et silencieuse, et froide. Ce n’est pas son amie, c’est seulement son seul horizon. Parfois elle fait des vrilles dans sa tête, ou alors, elle sert l’intérieur de son corps, presse tous ses viscères, avec cette impression de sable dans le sang.

L’année précédente il avait été au bord de la mer avec ses parents. Ils n’étaient pas restés. L’enfant hurlait à l’approche des vagues, en face de l’océan. La limite à ne pas franchir. Les parents avaient honte. Alors ils sont repartis. Loin de la mer.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de détresse. A l’auberge, il s’ennui, à part lorsque son grand-père le fait entrer dans sa cuisine. Le soir il doit aller se coucher de bonne heure. C’est la règle. La règle du père. La chambre se trouve à l’annexe, dans le vieux bâtiment de l’annexe. Les fenêtres s’ouvrent sur les bois, sur le bruit de la rivière. Des fenêtres sans volet. Quand la nuit tombe, il semble à cet enfant qu’elle tombe encore plus fort dans cette chambre. Il y fait plus nuit qu’ailleurs. C’est un endroit impossible. Loin de tout. Loin de la vie de l’auberge. Au bord de la forêt. Au cœur de la nuit. Sa mère l’accompagne, et l’enfant sent déjà sur ses épaules l’étoffe lourde de la solitude, une sorte de tissus épais qui pèse sur chacun de ses gestes, sur le moindre de ses élans. Chaque soir, c’est le même cérémonial. La traversée de la cour, l’évitement des ombres. L’enfant ne parle pas. Il sait ce qui l’attend. L’annexe possède un étage, c’est là que se trouve la chambre perdue. Cet étage est immense, des sortes de combles sur toute la longueur de la bâtisse. Au bout une cloison a été montée. Derrière, la chambre. Les combles sont envahies de toutes sortes d’objets. Le plancher est fait de lattes de bois à peine jointives. Il craque. C’est là, dans un coin, qu’habite, que dort « la Berthe ». Berthe. La folle.

La Berthe avait été recueillie par les grands-parents de l’enfant. Alors elle vivait là, sous les combles. C’était un temps où des choses comme cela pouvaient se faire. La Berthe n’était pas dangereuse. Elle était folle. On ne comprenait pas ses paroles. Souvent, durant la journée, on la voyait se suspendre dans son élan et passer ses main sur son visage. L’enfant se souvient. Il revoit le geste. De haut en bas, les doigts écartés. Au début, ça ressemblait à une caresse. Une drôle de caresse. Après, ça devenait un labour des chairs du visage. Les doigts tiraient sur la peau, déformaient les yeux, les joues, la bouche. Toujours droite et silencieuse, la Berthe. Cala pouvait durer indéfiniment. Cela pouvait durer jusqu’au sang. Alors on la surveillait. Pour éviter, le sang. Après il fallait la consoler. Parce que la Berthe avait des chagrins. De terribles chagrins. Elle dormait sous les combles.

Quand il montait se coucher, l’enfant pensait à la Berthe, sous les combles. Sa paillasse. L’odeur de poussière rance. La mère couchait l’enfant et s’en allait. Elle s’en allait en fermant la porte à clé. A cause de la Berthe. Pour plus de sécurité. Et l’enfant restait, là. Planté dans sa peur. Comme un pieux dans le corps.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de ravage. Allongé comme un gisant. Coincé entre la nuit, et la forêt, et la folie. Ce n’est une chose très grave. Ce n’est pas une chose très importante. Il y a chaque heure du monde des catastrophes plus violentes, plus douloureuse, plus redoutables, plus extraordinaires. L’enfant veille, simplement recouvert de sa solitude, de son silence. Il guette. Il attend. Il ne saurait dire à quel point il est perdu. Et le plancher craque. A coté. Sous les combles. Et quelqu’un marche sur les lattes de bois à peine jointives, derrière la porte. La porte fermée à clé. A l’extérieur. Fermée à clé. Et la Berthe arpente sa nuit de folie. Une nuit sans fin. Une nuit sans jour. Elle arpente. Et le plancher craque.

Je revois cet enfant, une nuit plus impraticable qu’un autre, plus invraisemblable, plus inconnaissable qu’une autre. Il s’est dressé dans sa peur, il est debout devant la porte. Derrière le plancher craque. Quelqu’un marche. Quelqu’un frôle la porte. Quelqu’un est là, si près. L’enfant entend un râle. Il entend le souffle. Il ne sait plus ce qui pourrait souffler ainsi. Il est droit devant la porte, dans son pyjama bleu clair trop grand. Juste là, derrière la porte. Et la poignée qui s’abaisse. Et la poignée qui remonte. Et le souffle. Et les murmures. Dans le dos de l’enfant la fenêtre, et la nuit, et la forêt. Là, devant, la Berthe. Et cette poignée qui s’abaisse. Je revois cet enfant, et j’entends à nouveau son coeur battre. Il aurait pu hurler. Mais il se taisait. Il y a un moment de la peur qui assèche tous les cris. Il faut bien voir cet enfant, si étroit, avec des restes de blondeur dans ses cheveux, et ses grands yeux clairs, si maigre que son grand-père le surnommait Gandhi, cet enfant donc, il faut bien l’imaginer droit dans ont tremblement et son silence de fin du monde.

Il y a une ligne qui traverse nos yeux et le monde, comme un fil tendu. En fait c’est une cicatrice. Un point de suture. Une ligne qui voudrait réunir deux rives inconciliables. Elle part de l’acier du crâne, de l’endroit métallique pour aller s’arrimer au cœur de nos nuits. Sur cette suture on peut y entendre un plancher qui craque et des nuits sans fond, on peut y voir marcher des folles au visage défiguré, aux gestes saccadés. Déchirer les chairs, comme dans la naissance. Naissance à l’envers où il nous faudrait accoucher de nos propres parents. Inventer le lien autrement. A rebours du temps. D’abord vivre le futur, l’éventuel, agrandir le possible et s’en aller vers un passé, un survenu souverain.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de désarroi, d’abandon, puis-je par mon passé lui faire un futur, et puisse-t-il par son futur me faire un passé plus serein. Puissent mes mots, lui rendre son sourire, pour me rendre la vie. Qu’il naisse enfin de moi, comme je suis né de lui. Cet enfant là, je sais qu’il est à naître. Et chaque jour je meurs pour qu’il naisse un peu plus. Chacun de mes mots lui appartient ; qu’il s’en fasse un cortège. Une couronne de gloire pour effacer chaque stigmate.

Je sais que plus tard il aima la mer. Il aima la mer parce que sont mouvement l’habitait et que son infini le faisait espérer. Plus tard il aima aussi la nuit, toutes les nuits, même les plus perdues, même les plus impossibles, même les plus noires. Son imaginaire appelait les ombres et les ténèbres et il aimait leurs danses. Il aima les forêts les plus inextricables. Il aima tout cela. Et plus encore. Mais plus tard seulement. Peut-être qu’il aima aussi les folles et le silence. Surtout le silence. Et se retourner pour faire face à la source, à la béance. Se diriger vers l’étincelle. La première.

Franck.

25 mai 2006

Aller au bout de la jetée.....

Car ce qui compose nos vies est si insignifiant, si négligeable, si futile. Les grands événements sont si rares. Il y a tant d’heures oubliées, vaines. Tant de gestes ternes, inconsistants. Un immense gruyère où ne subsisteraient que les trous, les vides, les riens. Les attentes interminables. Les gestes répétés. Les naufrages dans des sommeils de pierres. Et toutes ces paroles prononcées avec des mots si creux, si absents d’eux-mêmes. Chaque heure se tisse dans la banalité, l’imperfection, la platitude. Chaque heure rejoint le fleuve des jours, des ans, dans la perte et le manque et l’infinie tristesse des flots qui s’écoulent.

Car ce qui composent nos vies c’est le malentendu, c’est l’espérance désenchantée, c’est tous ces cul de sac, ces labyrinthes inextricables, ces occasions gâchées. C’est notre entêtement à vouloir comprendre ce qui n’a pas de sens, à désirer ce qui est hors de notre possible et au bout à se lamenter, ou à se taire. Et continuer.

Et pourtant c’est là au cœur cette piètre et médiocre tragédie, c’est là dans notre dénuement et notre déficience, dans cette langueur, là, au point d’orgue de notre irrésolution que l’écriture déploie sa palette la plus tremblante. Car l’écriture nous vient d’abord d’un creux, d’une insuffisance et de l’hémorragie qui s’en suit, d’une rareté, d’un déficit. Elle vient de nos dernières résistances quand elles cèdent, quand l’être en nous s’abandonne et se perd. Elle vient de notre marche sur la jetée quand celle-ci s’arrête et que l’océan est ici, devant, démesuré et terrifiant, et que tout en nous se projette vers l’infini. L’écriture vient de cet arrêt brutal, et de ce prolongement. De ce saut dans l’immense. De cette marche sur les flots. Quand plus rien ne nous soutient, à part le fil tendu de la langue, une ombrelle de désir dans la main droite et quelques notes de musique dans la main gauche. Pour écrire il ne faut rien puisque l’écriture vient delà. Et puisqu’elle y retournera. Il ne faut rien, sinon se quitter.

L’essentiel de nos vies se construit à l’insu de nos envies, à l’insu de nos rêves. Pour un acte posé, cent stériles ou inoccupés. Pour une rébellion, cent abdications. Pour une aubaine miraculeuse, cent nullités ternes. Accepter la faille comme l’unique possible. La faille qui recueille l’encre, l’encre des mots de l’écriture. La faille qui nous nomme. Interminablement. La faille comme dernière exigences, le lieu des empilements, des étreintes ou des serments ou des éloignements. Le lieu de nos vertiges. Car il nous faut aborder mille fois ces rivages dévastés de la mort, reproduire sans cesse l’agonie de nos jours, affronter à chaque texte l’effrayante nécessité de disparaître. A chaque fois plus loin. A chaque fois plus profond. A chaque fois plus définitif. Comme si chaque mot devait enlever des morceaux de peau, les arracher à leur obstination. Jusqu’aux dernières chairs. Jusqu’au dernier sang. Car l’écriture c’est bien déterrer des ciels vacillants d’étoiles en réveillant les gisants, c’est bien ce creusement de l’ombre ? Et toujours cette avancée sur le fil, comme une entrée dans la cathédrale : de l’arche à l’autel, du soleil au fanal, et tenter le passage impossible du clair au lumineux, du crépuscule à l’aube, des secrets au Mystère. Et accepter l’envoûtement. Et l’appeler. Messe noire pour noce blanche. Toujours. Toujours. Et infiniment recommencer, jusqu’à ce que plus rien ne subsiste de nous. C’est bien ça, hein ? C’est bien cette folie ? C’est bien cet impossible orgueil des vaincus, qui sachant leur défaite se cambrent une dernière fois, face néant ? Cet impossible orgueil des déshérités, des dépourvus, des dépouillés ? Rien. N’avoir rien, que sa langue, que des mots, qu’une musique. Rien d’autre. Et avoir assez de désespoir, de contradictions, de frontières pour pouvoir les déborder, les excéder. C’est bien cela, hein ? Dites-moi que c’est bien cela, parce que sinon il faudra que je brûle chaque mots prononcé, chaque mot écrit, il faudra que le silence ne soit plus le sacre de la parole, mais son unique sépulcre. Il le faudra bien. Et si mon errance me conduit auprès de cet écueil, au tout près de ce croc insolent, il faudra bien que j’aie la force de m’y clouer. Si la pauvreté de nos vies n’est pas assez cher payée le passage de la nuit à la nuit, si notre dénuement ne suffit pas à dédommager Charon ou ses frères, il faudra bien déchirer le pacte et incendier jusqu’à nos plus intimes paroles. Si consentir n’est pas la route, il faudra bien consumer la terre et ses environs.

Puisque pour signifier, j’ai épuisé tous les actes, toutes les routes, tous les chagrins, puisque j’ai osé tous les effleurements, frôlé toutes les peaux, puisque je me suis rassasier à tous les seins, et dormi sur tous les ventres, et caressé toutes les cuisses, puisque tout cela fut fait, puisque je fus chevalier, prince, jardinier, conquérant, puisque j’aurais pu être roi, puisque j’ai tenu des étoiles au creux de mes mains, et puisque j’ai bravé tous les échecs, toutes les abjurations, toutes les reniements, puisque j’ai été courageux et veule, puisque de tout cela il n’en reste que les cendres. Et que demain le vent les effacera. Et qu’au bout de tout, rien ne fut signifié. 

Alors…

Alors, en attendant la révélation, le dévoilement des limbes il faut bien continuer à arpenter la langue qui nous reste, à raboter la parole, et à élargir la faille, et à esquisser des pas de danse sur le fil tendu. Il faut bien risquer l’équilibre pour tenter de le trouver. Il faut bien écrire puisque c’est ça qui nous reste, puisque c’est la seule dignité possible avant la prière. Puisque je n’ai que mon silence à opposer au vacarme du monde, puisque je n’ai qu’une ombrelle de désir dans la main droite et quelques notes de musique dans la main gauche.

Alors…

Alors, il ne me reste que l’incendie des mots, la brûlure de la solitude pour invoquer les dernières heures et les ultimes insignifiances. Et me dire que là, juste là, à cet endroit de ma vie, à l’endroit de la tremblance, commence le plus grand des voyages. Le plus immobile. Et le plus terrible. Puisque tout est exigé, là, dans l’instant du mot. Alors il faut rassembler toutes les forces de l’amour. Aller au bout de la jetée et tenter une autre fois le saut dans l’immense. Au plus nu. Au plus près de l’étoile.

Franck.

21 mai 2006

Sur le bord de l'écume....

Toujours revenir sur le mouvement des marées, sur cette eau qui m’habite. Sur l’océan qui s’agite sous ma peau, dans mon ventre, dans mes veines. Océan obscur et lancinant. Mes étendues sont sans fin. Comme l’errance. Et l’impossibilité de l’île, de l’oasis, d’une pose. D’un soupir. L’impossibilité du soulagement. Enfermé dans l’ouvert. C’est sans doute cela la béance. Cet inconnaissable qui gît en nous. Cet immense trop large, trop vide. Cette masse flottante qui fait de moi un continent à la dérive. Et chaque vague qui propose un désordre nouveau insupportable, invivable et pourtant vécu, dix fois, cent fois, mille fois vécu. Un naufrage sans noyade. Avec la mort en suspend. Lisse. Interminable. Avec le scintillement des abîmes au grand large de l’existence. Toujours revenir sur le mouvement des marées, comme une mémoire qui gonfle et qui déferle avec la précision de l’orfèvre qui taillerait l’endroit impur de la pierre, qui l’userait au point de la faute, du manque. Toujours ces vagues lentes qui ramènent sur mes épaves, mes carcasses éventrées, tous ces restes d’engloutissements. Il y a de sombres charniers dans cette eau abandonnée à son propre mouvement. Il y a la remontée des fonds marins et les algues géantes pour brasser chaque souvenir. L’écriture s’éloigne comme un radeau de dérive, comme un tronc de mort flottante gorgée de sel et de désespoir, saturée de vagabondage. Un tronc qui n’a plus rien de l’arbre qu’il fut. Certaines écorces nous racontent leurs histoires, mais là, que dire ? Sinon le balancement, le tangage. L’absence. Dérive. L’infini dérive. Certains grands troncs ne se souviennent plus de la terre, de sa texture grasse et lourde, du fourmillement, de l’humus, ils sont vidés de leur sève, vidé de leur temps. Longue baleine inerte. Raidie. Squelette paralysé, pétrifié. Où chaque mot devient cassant, friable. Seulement le mouvement. L’oscillation de la langue. Paroles inconstantes. Incertaines. Rares. Désertées. Simplement les remous, le grouillement des restes d’écumes, comme les dernières convulsions. Ecriture submergée. Suffocation. Parole engloutie. Défaite de ses propres mots. Démantelée. Démunie. Misérable et vaine. Les eaux des mots s’affaissent, fléchissent encore un peu. Si peu. Les mots s’enroulement dans leurs formes. Des mots déshabillés, dépossédés de leurs vertus réparatrices, de leur force printanière. L’incantation devient longue litanie, dénombrement des heures, inventaire sordide et interminable de la houle. De cette houle qui roule sur l’ombre, qui l’enveloppe comme une louve attentive et sauvage. Sans impatience, mais avec cette constance exténuante. Alors il ne reste que le mouvement, le bercement d’une mémoire infirme, estropiée, amputée. Dont les visages s’effacent, filigrane qui s’insinue entre la ligne de vie et la ligne de cœur. Ligne de mort dans cette mémoire sans fin. Marée de l’intérieur des chairs. Souffle des eaux qui montent vers un destin qui les achèvera. Lent fracas mouvant. Lente tension vouée à son propre reflux. Puissance du démembrement. Les eaux se dévoilent dans leur montée, dans ce déploiement, dans cette insistance. Les eaux se dénudent et se recomposent, elles dépassent l’impossible frontière des rivages. Ces eaux sont grosses car elles enfantent des hasards ou quelques sortilèges. Au cœur des nuits, les eaux qui montent, enfantent des silences monstrueux, les eaux qui montent décrochent l’horizon de nos yeux effarés, elles se bousculent, s’enlacent elles-mêmes, se brassent dans leurs bouillonnements, se gonflent de leurs propres mythes. Il faut les entendre souffler comme des dragons froids, imperturbables, inébranlables dans l’indifférence de notre écrasement. Il faut entendre ses marées, en nous, qui montent inexorablement, comme pour faire déborder notre vie. Hors de tout secours. Il y a dans ces marées profondes un sombre vouloir farouche, méprisant, carnassier. Il y a dans le mouvement des eaux l’étrange prémonition de l’anéantissement. Il y a dans mes eaux qui montent tant de digues rompues, tant de rêves perdus, tant de lumières blessées, il y a tant de tout ce qui brise, lamine, accable. Tant de dérisoire, d’insignifiance, d’inconsistance. Tant de silence. Tant de solitude grave. Tant de gestes inaboutis, égarés. Tant de baisers tombés dans l’espace vide des incompréhensions, tant de caresses inachevées, tant d’amours sacrifiées. Tant de sang. Et tant de peurs.

Mais il y a un point de ma vague qui échappe à l’océan et c’est une joie trouble que d’aller l’arracher à mes dernières écumes. Il y a dans mes eaux qui montent encore assez de déraison, encore assez de flamboiement, encore assez de tentation pour les soleils orange, encore assez d’orgues ruisselantes, assez de lunes pâles pour ramener mon corps d’arbre vaincu aux rivages des vivants. Il flotte au bout de mes marées l’éclat d’une chandelle farouche et fière, la part indomptée de mon cheval d’orgueil, le galop sourd d’une horde primitive. Et dans l’infime qui se survit assez de nuance pour repeindre un ciel entier, et dans mes dernières écumes l’offrande et l’abandon et le saisissement.

Il y a dans mes eaux qui montent l’instinct de la prière et du renoncement, et dans l’ultime vague la lueur si fragile de la miséricorde. Cette empreinte brillante et fugitive et murmurante qui lie les eaux aux cieux. Comme ces étoiles filantes qui naissent les marées.

Franck

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