Parce qu'il faut bien y revenir.
Au départ on est dans la distance. Ecrasé par cette distance. Elle nous a d’abord pénétré. Après, elle nous écrase. On est rien. On le sait. Et nos doigts hésitent sur le clavier. L’image de la page sur l’écran est un horizon impossible. Et rien n’est là. Où plutôt tout est là, et rien ne vit. Rien ne tremble. On est recroquevillé dans son propre silence. Et parfois on voudrait que cela dure une éternité. La distance et ce temps mort, vidé de tout, vidé de soi. Même l’écrasement. Plus rien, n’être plus rien sinon cette attente impossible dans cette distance terrifiante. Plus rien, et l’on sait qu’il va falloir encore perdre quelque chose. Perdre encore et toujours, les guerres, sa vie, soi. Perdre quelque chose de soi. A cet d’instant d’écrire on sait qu’il va falloir perdre quelque chose de soi. Car les mots naissent de cette perte et de cet écrasement. Et de cette déchirure entre l’air qu’on respire et le poumon qui hésite dans son mouvement d’aspiration, d’élargissement. Ils naissent aussi de cette peur et de cette tension qui vrille jusqu’à l’insoutenable parfois. Parfois seulement. Que puis-je perdre encore que je n’aurais déjà perdu ?
Au départ écrire c’est errer dans cet espace de silence, et dans la volonté toute tendue de la perte. Comme pour le sacre d’une défaite. Puisque écrire est une défaite. Majestueuse défaite. Somptueuse. Mais défaite, aussi. Puisque c’est la continuation et la sanctification de l’inachevable, puisque c’est la prolongation du manque, jusqu’à sa magnificence, et dans la profusion du vide, jusqu’à son débordement. Ruissellement de néant, écoulement magnifique, hémorragie de mortification vaine et pourtant indispensable.
Alors il faut se trouver là, à cet endroit de nous impraticable, et consentir assez, pour être envahi une dernière fois. Toujours, et encore une dernière fois. Mort annoncée, cent fois promise, cent fois espéré, cent fois recommencée.
Au départ on est dans ce désert de nous. La parole a refluée ne laissant rien derrière elle, pas un seul mot, rien, ou alors des rognures, des phrases cabossées par les précédentes marées, que des verbes usés comme des galets par la banalité. C’est le temps de l’appel. De la peur et de l’espoir.
Au départ ce n’est presque rien. Un simple son, comme un murmure à peine audible, une modulation lente. Lente et profonde. Elle vient de loin, de si loin. Elle vient de traverser le désert de vos hostilités et de vos résistances et semble ne pas pouvoir aller plus avant. Pourtant elle est là, fragile, invincible.
Une et innombrable.
Vivante.
Enfin…
Au départ, à l’intérieur, il y a comme une note de musique infime et dérisoire qui vient de nulle part, et qui insiste, et qui tient, et qui se survit à elle-même. Et qui vient absolument. Elle est dans le corps, et ça prend tout le corps. Elle est comme une brise sortie du néant de mes chairs. Elle est mon miracle et mon désespoir. Elle est ma mort et ma résurrection. Elle est un fil tendu au-dessus du gouffre de mes années perdues. C’est une note, une simple modulation à l’intérieur, un murmure grave, lent, profond, qui prend de plus en plus de souffle. Ca ressemble au basson et au violoncelle. Une rumeur lente à l’intérieur qui résonne. Une rumeur qui passe le long des os. Un lent cortège processionne dans ma poitrine. Un vertige au ralenti. Un basculement.
Et ce sont les premiers mots. Qui cherchent l’accord. La confluence. Pour bien comprendre il faut imaginer la vague qui hésite. Ecrire tient tout dans cet hésitement de la vague, et dans ce déploiement qui s’oppose à l’évidence du mouvement. La déchirure.
Au début, c’est le temps des gammes, la main des mots oscille entre incertitude et irrésolution sur le clavier de la parole. C’est une musique inconnue qui se déchiffre au fur et à mesure des douleurs, des résonances. Des creux, des cris. J’entends la musique à l’intérieur et je cherche la voix qui pourrait la dire. Je ne sais d’où elle vient, mais elle là. Comme un tyran, comme une déesse, elle est l’enfant qui refuse, et le désir qui s’embarque. Il faut comprendre, j’ai d’abord cette musique tapie dans le fond de ma gorge, à l’arrière de ma vie. Et la voix. La voix, cette nuit qui monte dans le texte, et les aurores qui gisent dans la vapeur des ombres. La voix cette imminence toujours reportée. Et chaque mot est un son avant d’être un sens. Chaque mot est d’abord symphonie, couleur, cascade. Et chaque mot sera dit. Chaque mot sera prononcé à haute voix. Sera nourrit du sang de la voix. Car chaque mot contient le suivant. D’ailleurs bien souvent il sait le suivant bien avant moi. Ma respiration donne le rythme. Je lis et relis les morceaux de phrases, les bouts de paragraphe et ma respiration bat la mesure. C’est mon souffle qui fait foi. C’est la véhémence et l’exaltation des résonances qui font foi.
Peu à peu je me rends compte que ce n’est plus le désert du début, peu à peu c’est un concert à l’intérieur, un concert qui vient de nulle part et qui grossi. Chaque son appelle un sens, chaque sens un rythme, une cadence différente. A l’envahissement du vide succède l’envahissement de la profusion des sensations, des émotions, comme des risées de vent sur la peau de ma voix. Quelque chose s’invente. Et je suis là, sans y être vraiment, au centre d’une dévastation comme traversé. Fendu. Fracassé. Et c’est le temps océan.
C’est le temps où il faut tenir. Tenir le texte, ne pas tomber dans l’épuisement, dans l’aveuglement, l’enivrement, la frénésie. Tenir les mots, comme on tient le cap, comme des notes qu’on poserait avec lenteur sur la portée. Avec lenteur, précaution. Vérifiant inlassablement les harmonies. Rajoutant croches et double croches, ponctuant ici d’un soupir, et là d’un silence. Tenir. Comme le musicien qui écrit sa musique et qui veut quand même la jouer, qui veut quand même l’entendre autrement que dans ses fibres. Tenir. Tenir la note. L’épuiser dans son corps.
Il y a des jours où la mélodie à l’intérieur est lente, emprunte de fatalité, de tragique, avec elle ce sont les grandes landes de bruyères sauvages qui arrivent, c’est une musique de steppe, c’est une musique de cosaque triste, de tartare qui galope sans fin, dans une Tartarie sans fin. Certains jours je voudrais mourir à cheval dans un galop d’enfer, certains jours mes mots sont cheval, crinière au vent, mes mot sont le vents et mes mots sont claquements de sabots, et je frappe le clavier avec acharnement parce que les mots sont des essoufflements, et que je crie dans les landes de mes déserts de Tartarie sans fin. Sans fin. Sans fin.
Certains jours ma musique sort de l’ombre. Elle a la lenteur des mauvais jours et l’inquiétante langueur des heures pesante et maussades, et le son du basson rase les murs de mon absence, de mes angoisses. La note tient, mais demeure dans l’ombre, et dans le tremblement, et peu à peu c’est l’orgue, l’orgue d’ombre avec ses accords lourds d’ombres, qui essayent de s’arracher aux pierres de ma cathédrale éteinte et muette. Ces jours-là je suis dans les pierres grises et froides et chaque mot est un éclat que le burin extrait. Coup après coup. Et la parole est sculpture de pierre qui se refuse. Alors je tape, je cogne, et chaque mot est mâché, remâché, déchiré, ânonnement lancinant d’une prière qui n’arrive pas à se dire, à s’élancer, à trouer l’espace du verbe, chaque mot écrit dégage alors un vide encore plus effrayant qu’il faut combler dans un autre saut vers l’inconnu. Et je casse les phrases comme on casse des rochers. C’est éreintant. L’ombre monte comme une marée désastreuse. Une marée d’hiver. Sans pitié. Et c’est un bonheur.
Tenir le texte, c’est tenir la note, sans trembler, sans se lasser, sans être détruit. Défait, mais pas détruit. Et parfois reprendre sa respiration. Refaire circuler le souffle sur sa peau, retrouver le rythme, la cadence, le balancement, les accords, les dissonances, les contrepoints. Tenir le texte, c’est reposer ses doigts sur le clavier et refaire des gammes comme aux temps anciens, et c’est souffrir des articulations nouées, et de la raideur des souvenirs.
Un jour quelqu’un m’a dit, si tu veux écrire il faut que tu manges, prends un solide petit déjeuner, parce qu’écrire c’est beaucoup d’énergie. J’aime cette approche qui fait de l’écriture un art du corps. La mobilisation des muscles, de la respiration, des battements du cœur. Ecrire c’est engager tout son corps dans la parole. Tout. Même le sang s’il le faut. Surtout le sang. On ne bouge pas, pourtant tout est en mouvement, on transpire, on sue de cette immobilité comprimée d’élan.
Il n’y a pas de muses là-dedans, il n’y a pas de fée Clochette, il n’y a pas d’exaltation romantique. Là, je me sens paysan, paysan de ma Creuse attelé à ma charrue. Un paysan qui baisse la tête pour éviter de voir la longueur des sillons qu’il faudra retourner, et la longueur des jours qu’il faudra supporter.
Tenir le texte, c’est tenir la distance, l’infinie distance, et la tenir à bout de bras, à bout de rêve. Ecrire c’est labourer, avec lenteur et détermination. C’est labourer son corps, sa chair, sa mémoire, c’est appeler la rêverie et n’en recevoir que la poussière, et ne pas s’en contenter, c’est vouloir le plus, le mieux, le toujours, l’irrévocable, c’est savoir notre finitude et continuer à croire en l’éternité, c’est ne rien lâcher, même dans l’abandon. Ne rien lâcher. Tenir. Tenir la note, le texte, comme on tiendrait la main de l’amoureuse.
Parce qu’écrire ne nous sauve pas, pourtant les mots nous secourent quand ils viennent à nous. Il nous mette en sursit et en espérance. Puisque écrire c’est rejoindre, rejoindre l’inconnu qui nous appelle. Puisque c’est répondre au cri inconnaissable par un cri inconnu. Puisque écrire et aimer c’est le même mot. Puisque celui qui écrit, quelque soit sa situation, est en état d’amour. Même s’il ne le sait pas. Ecrire c’est aimer, c’est témoigner de notre solitude et l’encrer pour l’offrir, c’est poser une forme là où il n’y avait que chaos, et célébrer le manque puisqu’il est promesse. Oui, écrire c’est le sacre du manque et du mouvement qui exige qu’on le dépasse pour le prolonger dans les flammes de notre désir.
Au départ c’est une musique. Je ne sais pas d’où elle vient, mais elle me traverse et j’essaye d’y accrocher des mots. Elle doit venir de loin, de plus loin que moi, et j’essaye simplement de lui faire assez de place, et je consens simplement à ce qu’elle me dévaste, et je pétris.
Chaque texte est une mélodie et l’impossible tentative de la dire.
C’est le temps de la fin. A l’intérieur le son se fait plus doux, plus calme. C’est à nouveau une grande étendue. Large. Lumineuse. Sereine. C’est le temps de la fin, de l’effondrement, de la défaite et de la joie, c’est le temps de l’amour et du manque lumineux, c’est le temps de la plus grande solitude. Immense comme un soleil. Immense comme un grand champ de neige.
C’est le temps du silence grave, presque solennel et de la paix.
On peut éteindre l’écran, on peu partir, on peut mourir, puisque plus rien n’a d’importance hormis le ciel qui couronne notre prodigieuse ruine….n’être qu’un errant dépourvu de lui-même.
Et le texte peut se défaire. D’ailleurs, il est déjà défait…
L’effacement, absolument.
Franck.