Car il m'a fallut considérer les étendues devant et celles derrières. Et j'ai voulu les mesurer, comme si elles recélaient un savoir, peut-être un pouvoir. Et j'ai regardé longtemps ces espaces fragiles. Et j'ai additionné, et j'ai soustrait, et j'ai fait toutes sortes d'opérations vaines, inutiles. Et j'ai voulu peser chaque souvenir et chaque espérance.
Car il m'a fallut considérer toutes les étendues et n'être qu'un naufragé au milieu d'un océan de vagues amères.
***
Je suis resté sur le bord du fleuve. Je ne sais plus combien de temps. Plusieurs jours. Là, sur le bord brûlant du fleuve. Et il n'y avait rien, hormis le fleuve, le désert, et moi assis entre les deux. Juste à la frontière des terres vides et des eaux larges, à regarder le temps passer. Cela devait être un peu avant Bourem. A l'endroit où le fleuve se met bien à plat, là où il s'étire pour passer sur les sables incendiés. Un fleuve à plat ventre, ondulant lentement comme s'il traversait des sables mouvant. Temps contre temps. Usure contre usure. Etalé dans le plus large de ses eaux aux risques de perdre ses rives. D'ailleurs elles se perdaient parfois derrière un pli de dune ou dans l'œil humide d'un mirage.
Si la mer parle à notre âme, le fleuve, lui, parle à notre histoire. Il y a dans le fleuve l'ébauche d'un dialogue avec ce qui était avant nous, et ce qui sera après. L'homme au bord du fleuve se sait mortel. Et cela le rend triste. Infiniment triste. Comme ces journées assis sur le bord du fleuve. Le Niger. Au Mali. Il y a longtemps. Tout au début des temps.
Six, peut-être sept jours à attendre. Assez de temps pour la création des mondes et des univers, assez de temps pour que s'écoule l'infini tristesse, et pour sentir la lente mélancolie du fleuve. Fleuve des terres brûlées, fleuve des enfers aux langueurs mystérieuses. Fleuve lent. Grave. Aux flots austères et silencieux. Car il y a des lieux où les paroles n'accrochent pas. Rien ne peut se dire. Tout est écrasé par lutte lente des éléments. Lutte antique, immémoriale, puissante confrontation des silences, celui du désert, celui du fleuve et pour les sacrer tous les deux, celui du soleil. La rencontre du temps et de l'espace. Je suis resté sur le bord du fleuve. Assis, sur le lieu même de la folie, de l'incommensurable folie de l'existence, à regarder le fleuve, comme si l'apocalypse devait surgir de l'horizon consumé. Car il y a des lieux où la pensée devient inutile, et vaine, et indécente, où la raison ne peut plus se survivre, où l'intelligence n'est qu'une excroissance du malheur et d'un mauvais hasard. Il y a des lieux où toute pensée n'est qu'une écorce morte, l'enveloppe desséchée de nos vanités. Il y a des lieux où si tu ne sais rêver, tu meurs.
Six jours, peut-être sept, à me demander ce que je faisais là, sur les rives du fleuve, pris dans l'étau primitif, originel, radical des lieux. Lieux métaphores. Assis dans la gueule même des mythes. Il est paradoxale d'imaginer que toutes les paroles son parties de ces lieux impossibles. Sans doute que pour poser le premier mot il fallait un espace infini. Peut-être fallait-il un feu solaire pour compenser le feu du mot. Peut-être est-ce le premier mot qui brûla tout. Peut-être...Peut-être faut-il faire traverser à notre verbe un néant embrasé, et rester assis six jours, ou sept, pour qu'il puisse signifier. Prends une parole, fais lui traverser un désert, et si au bout tu peux la dire sans trembler, sans pleurer, si tu sais dire chaque mot, articuler chaque syllabe, sans que ta langue tombe de ta bouche, alors cette parole est vraie. Alors cette parole est puits qui désaltère, fruits juteux qui nourrit, elle est chemin des étoiles, et ceux à qui tu l'offriras, entendront le puits, et recevront les fruits, et recueilleront l'or de chacune des étoiles apportées. C'est comme si les portes de la cathédrale s'ouvraient.
Le silence est beau d'une parole qu'il porte, comme le désert qui recèle un puits. Le silence est riche de l'enfant qu'il porte. Il est un champ labouré gorgé des graines de la moisson à venir, il est mûrissement de l'absence. Ainsi dieu et son infini mesure, et son immense retrait. Car depuis qu'on fait parler les dieux on ne les entend plus.
Six jours, peut être sept, sans action, à rester là, assis, à ajuster les gestes, à façonner l'attente et à se laisser pénétrer par le fleuve, lent, large, comme un sang ancien chargé du temps qui passe. Comme un arbre qui devine la sève dévorer sa fibre.
Car il y a des lieux où toutes actions s'épuisent, il y a des lieux où agir est dérisoire, où l'acte n'atteint plus que son propre néant, où précisément le désir de l'acte s'effondre sur lui-même. Il ne reste plus que les gestes simples. Dénudés. Chercher l'ombre ou l'inventer, préparer le thé, manger des gâteaux secs avec quelques dattes, arpenter la rive pour trouver assez de petits bois pour faire un feu le soir. Étirer chaque geste, pour lui donner l'ampleur suffisante, le souffle et la parcimonie, et l'efficacité nécessaire pour maintenir la vigilance, l'attention précautionneuse. Ne rien oublier de l'essentiel, regarder le ciel, se perdre dans les horizons, et tout le jour désirer intensément la nuit. Et la nuit venue souhaiter, encore avec plus de force, le jour.
J'ai peu prié dans ma vie. Pourtant, là, je me souviens avoir risqué mes premières prières. Je me souviens de la timidité de ces premiers élans. Les lieux imposent bien sûr, encore faut-il vouloir s'y soumettre. Accepter, et ne pas craindre l'immense vide au fond de soi. Et cette peur qui surgissait. Accepter l'envahissement par le fleuve, par le sable, et cette sensation de perte absolue, comme si rien ne pourrait jamais nous sauver. Et que désormais c'était sans importance. Oui, sans importance...
Durant six jours, peut-être sept je me suis appliqué à mettre une majuscule pour honorer l'aube naissante et j'ai mis des virgules après chaque heure, et j'ai ouvert des parenthèses pour envelopper le fleuve, et posé un point à l'instant du zénith. Et au bord de la nuit je n'avais plus que des étoiles à accrocher aux points de suspensions...
***
Alors, écrire me renvoie à ces temps où je pouvais m'assoir juste à la frontière des terres vides et des eaux larges, à regarder le temps passer. Cela devait être un peu avant Bourem. Bien avant mes premières morts, bien avant mes premières renaissances. Et chaque texte est comme un jour passé sur les bords du fleuve, à retenir les gestes, et à ramasser quelques mots, comme des brindilles sèches pour allumer le soir venu le feu de ma parole, afin qu'il ne reste rien. Rien. A chaque fois rien. Car écrire est un horizon consumé.
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Car il m'a fallut considérer les étendues devant et celles derrières. Et j'ai voulu les mesurer, comme si elles recélaient un savoir, peut-être un pouvoir. Et j'ai regardé longtemps ces espaces fragiles. Et j'ai additionné, et j'ai soustrait, et j'ai fait toutes sortes d'opérations vaines, inutiles. Et j'ai voulu peser chaque souvenir et chaque espérance. Et j'ai voulu équilibrer les plateaux du trébuchet à chaque pesée. Et j'ai pris des microscopes pour voir ce qui ne se voit pas, comprendre la molécule des rêves, étudier l'atome du moindre silence. Et j'ai lu les savants, et les sages, et les poètes. Et j'ai été scrupuleux, attentif, et les étendues devant et celles derrières, restaient toujours aussi muettes et inconnaissables. Et j'ai étudié les astres et leurs mouvements secrets, et j'ai mélangé les siècles passés et les siècles à venir, et j'ai fait parlé les étoiles et j'ai interrogé les anges et même les démons, et plus j'avançais dans les étendues devant, plus les étendues derrières me paraissaient lourdes. Lourdes, si lourdes.
Car il m'a fallut considérer toutes les étendues et n'être qu'un naufragé au milieu d'un océan de vagues amères.
Car chaque leçon apprise fut une leçon oubliée, chaque connaissance un fardeau de plus.
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Alors je flotte. Je flotte sans direction, considérant toujours les étendues devant et celles derrière, déchirant l'instant, écorchant les heures avec des mots, encochant chaque jour comme un bagnard, qui mesure le rêve à l'aulne de l'éternité. Prison sans porte, sans barreaux, simplement traversée de suspensions, de lassitude, d'affaissements inépuisables.
Alors je flotte au centre de cet espace borné par les étendues devant et celles derrière. L'espace infime, vulnérable, précaire.
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Faute d'aller loin, j'ai cru aller profond, j'ai cru traverser l'épaisseur de mes catacombes, briser l'arche gothique de ma mémoire, désensabler l'édifice ombrageux, enseveli sous les gravas des jours, des saisons, ces citadelles invincibles et arrogantes.
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Le temps fuit par les deux bouts comme une hémorragie de braises palpitantes, une messe d'adieux. Le temps fuit par tous les bouts avec cette indolente désinvolture.
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Sur la page d'écriture il y a une tache. Juste à l'endroit du mot. Une encre noire. Epaisse qui absorbe. Elle n'est ni grande, ni petite. Elle est là, et elle absorbe. Chaque parole écrite semble y tomber, comme si elle était un puits, comme si elle trouait toutes les pages de la création. La tache. Récif inéluctable où chaque mot se brise. Elle est le lieu de l'instant, comme si toutes les étendues de langue, celles devant, et celles derrière, venaient y mourir.
Il est une tache. Une souillure qui s'élargit sous ma peau, entre mes lignes. Souveraine. Corrosive.
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Qu'est-ce qui peut se dire une fois que tout a été dit ? Qu'elle est le premier mot qui vient, juste après les dernières paroles ? Quelle œuvre s'édifie sur les décombres de la langue ?
Car l'écriture n'est pas le radeau, elle n'a ni voile, ni rame, l'écriture c'est la mer, avec son infini mouvement, son infini tristesse solitaire. Elle épuise sans s'épuiser, elle s'étend sans rassembler, elle appelle sans jamais répondre. Nul secours dans ses vagues, nul pardon dans son écume, nul recours dans ses lancinantes marées. Que l'horizon qui se déploie. On ne traverse pas la mer. On ne traverse pas l'écriture.
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Il y a une tache, juste à l'endroit du mot, large comme une mer. Une mer d'encre noire. Epaisse. Souveraine. Inévitable. Corrosive.
Car écrire est un horizon consumé.
Franck.