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J'irai marcher par-delà les nuages
9 février 2013

Sans appui et avec appui.......

« Sans appui et avec appui,
Sans lumière en l’obscur vivant,
Tout entier me vais consumant. » Saint Jean de la Croix

 

Je traine avec moi une mort incommensurable. Quel commerce faisons-nous avec nos souvenirs ?
Quelle histoire nous racontons-nous ? Nous croyons désigner l’essentiel, mais sommes-nous sûr qu’il est bien l’essentiel. Ne sommes-nous pas toujours dans un « à côté » ? La mémoire est un singulier cloaque. Nous sommes le résultat d’un inconnaissable absolu. Quel que soit les efforts de remémoration,  quel que soit la pureté de l’intention, ce qui nous fonde échappe aux souvenirs. Nous avançons dans l’obscur , un peu à l’image de l’hermite des tarots, le regard effaré, avec une sorte de canne presque inutile, « Sans appuis et avec appui », et cette pauvre lanterne qui est devant lui et semble ne rien éclairer, mais qui est devant, comme si notre seule vocation était d’aller devant, toujours devant. Notre passé est l’inachevable. Notre trace, s’efface à nos yeux. Le temps vécu pénètre notre sang, et notre sang est notre seule véritable mémoire, il s’écoule comme le sang des femmes. Les souvenirs ne disent rien du sang, ils sont l’histoire désincarnée. Des images flottantes dans l’océan des jours. Les souvenirs se tissent sur un ciel de nuit, « sans lumière en l’obscur vivant ».

l_hermite[1]Je ne me souviens pas avoir rêvé de ma mère. Je n’avais que dix-sept ans lorsqu’elle est morte. Mais rien d’elle ne vient hanter mes rêves. Et je ne sens ni douleur, ni manque. Comme si cette douleur et ce manque était devenue la substance même de mon existence. Je ne suis pas sans oubli, mais je suis sans rêve. J’ai parfois l’impression d’être né deux fois. Je jour de ma naissance, et le jour de sa mort. Qu’étais-je avant, que je ne suis plus ? … que je ne suis pas ?… Quelle vérité tient là-dedans ? Peut-être aucune.
On se redit toujours la même histoire, avec le temps quelques couleurs changent, c’est l’irisation des souvenirs, mais au bout du compte c’est toujours la même histoire. On croit qu’elle nous dit. Mais dans le fond, nous n’en savons rien. Est-ce sa mort qui git en moi ? Je ressens comme un voile sur l’âme. Est-ce son linceul ?
Elle est allongée dans cette chambre glaciale. Des roses sont disposées autour de son corps. Des pétales de roses constellent le drap blanc qui la recouvre jusqu’au ventre. Dehors c’est l’hiver. Là, dans la chambre, il fait froid. Je suis assis sur l’unique chaise qui fait face au lit. D’où je suis j’aperçois son visage légèrement surélevé par un oreiller. Sa bouche n’est pas complètement fermée, je peux voir l’éclat blanc d’une de ses dents. Le visage est maigre. L’agonie fut longue et douloureuse, elle a dû épuiser son dernier souffle, aller au bout d’une respiration devenue impossible, pourtant, là, le visage est apaisé.
Je suis seul dans cette chambre silencieuse à peine éclairée. La mort nous renvoi toujours à la solitude. Je suis dans la sidération. Muet. Figé dans la mort et le froid.  Je sens quelque chose qui s’absente de moi. Ça laisse une sorte d’immense bloc vide et dur sur les parois du ventre, Il y a quelque chose qu’on pourrait appeler la douleur, mais celle-ci ne fait vraiment mal. Je suis comme anesthésié, pourtant j’ai froid, dans cette chambre. Tout est froid. Elle, allongée. Le silence. Je voudrais quitter cette chambre. Mais je reste. Je reste encore. Un peu. Je me lève, je la regarde. Souvent lorsqu’on regarde la mort on s’imagine la voir bouger. Ce n’est pas vraiment une hallucination. Je sais qu’elle n’a pas bougé. Mais il y a quelque chose en moi qui le veut tellement. Il y a quelque chose en moi qui voudrait pleurer, mais il y a ce vide, ce vide infini dans lequel tout se perd, le temps, la vie, les larmes.
Je suis debout, le plancher en bois craque. Le son du craquement semble se décomposer dans ma tête, comme s’il s’épelait, lentement, au ralenti, comme s’il n’y avait plus que ce craquement. Le vide à l’intérieur, et le craquement à l’extérieur. Et la mort partout.
Sans doute est-ce à ce moment qu’elle rentre,  la mort, qu’elle s’insinue. C’est à ce moment du craquement, et du vide qu’elle envahie. Malgré le froid, je sens l’odeur, cette odeur fade, légèrement écœurante. Dérangeante. Cette mort été attendue, pourtant elle sidère. Elle absorbe tous les mots. Rien ne peut la dire. On sait et en même temps on ne sait pas, on ne sait plus. Désormais on ne saura plus rien, jamais. Dans le craquement du parquet il y a une certitude absurde, tout le réel se tient là, dans le craquement, dans le bruit sec et profond du bois, qui remplit l’espace et tient lieu de seule vérité. Absolue.
Là, debout, planté devant ce lit, le regard fabrique de l’image, des images fixes, qui resteront dans le même état pour le restant de mes jours, comme des clichés sur une pellicule photographique, à la fois irréelle, désincarné et comme preuve irréfutable de l’instant.
Quelque chose s’inscrit dans la pierre du corps, dans ce granit lourd, creusé, évidé, où tout de ma vie, de mon enfance, couleurs, solitude, ennui, s’est allongé, comme un gisant dans le creux de granit qui pèse, là, maintenant.
Toutes les pensées, toutes les rêveries, devront d’abord, s’user sur le froid de la pierre. Mes jours ont la blessure du granit. Gris, râpeux, lourd.
Je traine avec moi une mort incommensurable. Mon âme git dans la pierre de cette journée, dans l’instant même de ce froid, de ce silence, et dans le craquement du bois qui fait entendre le décollement du temps. Une brèche de silence dans le bruissement du monde.
Quel commerce faisons-nous avec nos souvenirs ? Quelle histoire nous racontons-nous ? Nous croyons désigner l’essentiel, mais sommes-nous sûr qu’il est bien l’essentiel. Ne sommes-nous pas toujours dans un « à côté » ? La mémoire est un singulier cloaque.  Je ne sais pas si c’est « mo »i qui fouille ces souvenirs, ou si ce sont ces souvenirs qui accomplissent chacune de mes heures d’aujourd’hui. Je ne sais qui désigne qui. Y aurait-il quelqu’un d’autre sous le linceul de cette mort ?
Souvent nous sommes les dupes de nous-même, nous racontons notre histoire, et montons les séquences de notre vie comme un réalisateur de film, nous fabriquons de l’ordre, des chronologies. Mais le pourquoi, de ce montage nous échappe.
Quelque chose vit en nous qui n’a aucun besoin de mémoire, et qui oubli les souvenirs. La pierre qui git en nous ne se souvient de rien, elle est seulement là, elle pèse sur chacun de nos pas, « sans appui, et avec appui. »

Franck

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19 avril 2013

Cartographier....

Texte après texte je tente de cartographier un pays inconnu, inconnaissable sans doute. J’en sais la vacuité, mais en ressent l’impérieuse nécessité. Cartographier c’est dessiner des lieux. Des lieux exacts, des lieux réels. Tracer des séparations là où il n’y avait que du blanc, que des terra incognita. Délimiter. Tracer des routes, des chemins, des possibles. Nommer, surtout. Donner des noms. Un lieu qui n’a pas de nom, n’existe pas, ou bien il n’est qu’un rêve. Nommer c’est faire sortir du néant. Sur la carte on place des signes, des symboles qu’on arrache au néant. Dans un coin de la carte on fait un petit rectangle, on l’appelle « légende ». Tout tient dans ce mot : légende. On ne peut pas lire une carte sans la légende. Cartographier c’est écrire une légende. Traduire, l’impénétrable. Dire du sens, créer un lien, donner une forme au rêve. C’est inscrire le temps dans l’espace. Raconter.

Texte après texte je tente de cartographier un pays de légende, je dessine les plaines, les mers, les déserts, les fleuves, les îles, je trace avec précaution

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les frontière, les passages, j’indique les puits et les labyrinthes de la langue, j’inscris l’illimité dans l’infime du signe.

 Au départ il a fallu arpenter la mémoire, puis aller au-delà de la mémoire, placer des jalons sur les lieux archaïques, sur les restes, les ruines, il a fallu
marcher, errer dans ses joies et ses douleurs, recueillir un à un les mots de la légende comme autant de trésors cachée.
Arpenter se fait avec une chaîne d’arpenteur. Là, c’est le mot chaîne qui est important, la chaîne, c’est ce qui tient deux choses solidement, les rendant inséparables, le réel et l’irréel, l’espace et le temps, la vie et la mort.

Lorsqu’on arpente, on est toujours dans un au-delà, on est toujours dans le lieu d’après, alourdi de tous les lieux déjà traversés. Car il faudra  enfanter le langage oublié de la légende. Comme si les mots étaient des enfants perdus. La chaîne est là qui tient la parole et l’empêche de s’effondrer.
Arpenter c’est charger un navire et tracer un horizon, c’est dessiner les lignes du temps, là où elles se égarent dans les méandres des souvenirs, c’est espérer ne plus s’oublier dans les angles du renoncement, de la fatigue. Arpenter, c’est écrire un lieu où la nuit aurait désertée les jours, mais dont l’ombre serait encore là, toujours menaçante, fascinante, comme l’ultime tentation.

Après, il y a la carte. Où l’on reporte chaque mot, chaque signe. On écrit la légende.

Dans chaque carte il y a l’appel d’une autre carte à venir, chaque légende appelle une autre légende, le connu appelle toujours la menace d’un inconnu. C’est souvent cette menace qui nous sauve. Puisque les cartes sont sans fin. Les cartes nous disent toujours celles qui manquent.
Les légendes ne disent pas tout.

Les terra incognita, sont des terres voilée, sous le blanc demeure la nuit, cartographier c’est entrer peu à peu dans la nuit. C’est la faire entrer dans la légende. Dévoiler une nuit, c’est en dire une autre plus profonde encore.
La nuit est immobile, c’est ce qui permet au rêve de se déployer, le songe est le seul mouvement qui s’oppose à la fatalité des jours. Ce qui nous relie à la carte c’est le rêve.

Le voyageur n’utilise jamais de cartes. Les cartes, sont des rouleaux de papier donnés à une humanité lointaine, indifférente. Parfois inquiète. Les cartes sont toujours inutiles, vaines, pourtant nécessaires.

Les légendes sont entre la vie et la mort. Elles sont à la frontière. Elles ont déjà le langage de la mort. C’est cela qui nous attire dans les contes. Comme si entre le déjà mort et le encore vivant il n’y avait que l’épaisseur d’une ombre, et que là se tiendrait la légende, dans cette langue qui va vers la nuit, et qui peut-être, s’y trouverait déjà.

Cartographier c’est refaire un voyage silencieusement, et en accepter la métamorphose. Les signes que l’on inscrit sont toujours illisibles, c’est pourquoi on les raconte sans cesse, comme les légendes. Comme si rien n’avait vraiment existé. Comme si le sens n’avait pas d’importance. Comme si rien n’avait vraiment d’importance. Hormis la patience à transcrire le long silence languissant qui accompagne les légendes.

 

Franck.

14 janvier 2018

Ce soir à la chandelle...

Dans la flamme de la chandelle, l’immédiat semble disparaître, la vie peut prendre son temps, comme si cette lumière ombreuse nous délivrait des heures, en nous rendant un espace enfin habitable. La flamme porte une densité nouvelle qui nous oblige à plus de pesanteur, et notre être, tant épris de cohérence, se sent assez fort pour dépasser ce qui le contredit. Le présent s’alourdit de durée. Ses bords s’épaississent, se rassemblent, se condensent, et nos terreurs s’adoucissent. Quelque chose d’intense s’élève en nous, comme si la flamme soutenait une respiration renouvelée.

Les âmes de la chandelle sont des âmes errantes, elles ont perdu leurs corps et cherchent un point d'appui pour porter leur voyage, comme des navires qui recherchent l'escale. Parce que plus qu'une flamme elle est lieu, parce que plus qu’un lieu, elle est un refuge, parce que plus qu'un refuge, elle est un royaume. Est-ce un temps réel ? Ou le simple raccourci de nos destins inquiétés ?

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Il y a dans cette flamme courageuse quelque chose qui s’éprouve. De l'infime qui s’efforce. Tout ce qu'il y a de pauvre sur terre se rassemble et se reconnaît dans cet étirement du feu, dans cette hésitation verticale.
La chandelle dit l'infinie solitude et le dénuement, elle dit aussi la foi comme si celle-ci avait besoin de deux ailes pour s'envoler. Le simple et le pauvre marchent de concert, ainsi la chandelle qui offre ses ombres pour taire l'insupportable, et sa lumière pour clamer l'irréductible. La flamme des chandelles nous défait de nos rages, elle accompagne nos rémissions, et parfois elle sacre nos résurrections. Elle est une amie silencieuse qui nous apprend le silence, une amie généreuse qui écoute en dansant, une amie qui console parce qu'elle ne juge point. Un soleil à notre dimension, bleu, jaune, orange, rouge, blanc. Soleil du pauvre et du seul. Elle berce, elle réchauffe, parfois elle chante, elle enveloppe d'une soie étrange notre rêverie.
Il y a dans cette flamme quelque chose qui rassemble nos morceaux éparpillés, qui maintient l'unité de notre désir, qui contient notre abandon. Il y a là, un espace de temps et de lumière qui nous protège de nous-mêmes, de nos affaissements, de nos écroulements. La vie suffisante. La vie tolérable. Tolérante. Et les ombres enfin deviennent conciliantes.
Il y a dans cette chandelle quelque chose de grave, d'infiniment sérieux et grave, une gravité dépossédée de sa lourdeur. Rouge. Étrange silence que celui de cette flamme solitaire. Étrange lumière vacillante, qui appelle en nous la mesure et la lenteur. Étrange puissance que cette fragilité tremblante. Le temps de la flamme pauvre est toujours le temps des aveux, et le temps des chandelles est un temps de soupirs, de respiration profonde, comme s'il s'agissait de faire remonter nos douleurs sur la mèche du cœur et de les consumer. Temps sombre et clair à la fois, temps de puissance désarmée, temps qui fabrique du temps. Comme si le temps du feu était un temps gagné, arraché au néant. Comme si ce feu, précisément, ne pouvait plus être brûlure, comme si sa vocation ultime était la caresse et le murmure. Au coin des chandelles les larmes peuvent être douces, et les chagrins pardonnables.
Il y a du sang dans cette lumière c'est pourquoi on la sait vivante, il y a des chairs dans ses ombres c'est pourquoi on la sait aimante. Il y a des lèvres et peaux à aimer dans ce feu isolé, dans ce singulier instant chancelant, comme si l'émotion trouvait enfin une issue, un devenir qui la dépasse et la bénit. Temps concentré, temps rassemblé. Lumière pour les corps nus et les effleurements, lumière des baisers indécents, couleur rouge comme les chairs qui s'offrent ou comme les laves volcaniques. Au creux des bougies qui éclairent, l'ivresse disparaît et la folie s'efface, car c'est un temps des premières ou dernières vérités, et peut-être l’au-delà des vérités ; car si les évidences simples ont besoin du soleil pour se dire, les vérités essentielles ne se libèrent que dans cette presque lumière et ces presque ombres.

Quelque chose habite cette clarté tremblante, quelque chose soupire dans sa danse, est-ce une plainte ? Est-ce un gémissement ? Est-ce que mon âme cri ce soir à la bougie ? Ou n'est-ce qu'un songe, ce songe lancinant qui plie mes veines et ma chair, un songe toujours cassant ?

Quelqu'un habite ici, au cœur de cette flamme, quelqu'un qui me désigne et m’appelle, l’enfant innocent oublié par le temps qui passe, et qui résiste encore dans les décombres de ma mémoire

Il y a dans ces petites flammes le chant d'une présence. Du vivant qui exige, des visages qui implorent, il y a des mains qui se joignent, comme si l'humanité avait besoin d'opposer aux enfers ce simple feu humain.

La lueur des chandelles, comme celle des cierges éclaire en nous ces endroits oubliés, ceux que nous avons délaissés, cette part de nous-mêmes qu'on ne visite plus, nos jachères, nos ronciers, elle préside à l'office de nos noces intimes comme un fuseau ardent qui déroule le rêve et tisse entre nos larmes un voile charitable, et console, et soulage, et apaise, et apaise, et apaise...Ce soir, j'ai vu dans cette flamme un doigt incandescent qui me montrait les cieux....

Franck

6 janvier 2019

Lettre N° 101 - A quoi servent les prières…

Mon Amour,

Notre correspondance nous condamne - pour être plus honnête - me condamne aux souvenirs, au retour, à dire ou redire ce qui fut un jour le présent. De charger un temps présent d’un autre temps présent déjà passé, c’est le prix à payer pour notre pacte. Revivre sans cesse dans le décalage des temps et des émotions que ce décalage entraîne. L’écart que cela crée dans nos chairs. Nos lettres ne sont pas là pour combler l’absence, mais pour aller de l’autre côté du miroir.
Peu à peu elles sont devenues un enjeu imprévu dans le réel de nos vies. Un jour elles en seront la trace, l’empreinte effacée de nous. J’ai l’intuition que ce pacte nous détruira, il épuisera en nous l’innocence. Tu m’avais dit : « La littérature n’est jamais innocente… et l’écriture est une arme de destruction massive… » Tu avais ri en prononçant ces derniers mots. Tu avais rajouté : « oui, je sais c’est banal de dire ça…. Sans doute que destruction n’est pas le bon mot…  écrire ne laisse pas indemne, c’est tout… il faut le savoir, et l’oublier… ».

Nos lettres se répondent, parfois lorsque nous nous retrouvons, je ne sais plus qui rencontre qui ; toi et moi ? Ou les auteurs des lettres ? Comme si les mots écrits avaient créé une autre réalité. Plus grave, plus profonde, plus dangereuse, révélés d’autres personnes. Il faudrait peut-être dire personnages. Cet écart me trouble.

Nous nous étions donné rendez-vous dans ce parc qui surplombe le port, et qui s’ouvre vers le large lorsqu’on arrive au bout de la petite côte, après l’ombre des grands arbres.
Souvent nous y allions. Te souviens-tu de ce jour d’été ?
J’en ai un souvenir si net. Ce jour où tu m’as parlé la première fois de ton livre. Du projet de ton livre. Il y avait quelque chose de nouveau sur ton visage, dans ta voix. Une profondeur ? Une distance ? Une détermination ?

Lorsque je suis entré dans le parc, je t’ai aperçu. Tu étais assise sur un banc dans l’allée ombrageuse qui montait vers le sommet qui débouche sur le large. Tu lisais.
Je fus traversé d’une évidence : l’émouvante beauté d’une femme en train de lire. Tu étais assise seule, au milieu du banc, tu avais replié une jambe sous

Jean-Baptiste-Camille_Corot_031[1]

toi, tu tenais le livre à deux mains, tu avais penché ton visage au plus près du livre, tu semblais rassemblée, absorbée. J’ai eu ce sentiment étrange qu’une bulle de silence t’entourait, il me sembla la voir très clairement dessinée dans l’ombre des arbres. Les promeneurs qui montaient ou descendaient donnaient l’impression de vouloir éviter cette bulle presque religieuse, comme si ce qui émanait de toi, de ta posture, demandait les plus grandes précautions. Lentement je m’approchais, et lorsque je franchis le seuil de la bulle j’eus l’impression de marcher sur un tapis moelleux, quelque chose de cotonneux.
L’image d’une femme en train de lire m’a toujours saisi d’émotion, comme s’il n’y avait rien de plus beau et de plus mystérieux. Seules les femmes savent lire. Le livre est leur royaume.
Ce jour-là c’était toi. Toi, mon royaume.
Dans ma poitrine le serrement du cœur pris dans les frôlements des battements d’ailes d’un oiseau.

Nous avons marché vers le haut, là où le château domine la mer.
Toujours ta parole qui semblait sortir d’un monologue intérieur. « J’ai commencé l’écriture du livre… de mon livre… nous nous verrons moins…tu devrais t’y mettre toi aussi, au tien… »
Je n’avais entendu que le nous nous verrons moins.
Je crois me souvenir t’avoir dit que j’y pensais de plus en plus, que j’avais en tête l’idée d’une biographie, d’une sainte de préférence. Tu avais ri. « Je ne crois pas que la sainteté soit le bon angle d’attaque…ni la biographie d’ailleurs... tu peux mieux faire, tu dois mieux faire… »
« Les saintes, c’est encore ta façon d’échapper à la femme, la vraie, la bien vivante… celle qui pourrait te mordre, ou de tuer…avec un peu de chance t’aimer ». À nouveau tu as ri. Une légère brise venait agiter tes cheveux. « Peut-être que j’ai envie des trois pour toi.. » Ton visage éclatait de lumière. Tu as ouvert le livre que tu avais mis dans ton sac, tu l’as ouvert à une page que tu avais cornée. Tu as lu. « Le plus beau d’un homme, c’est sa patience, cette tension maintenue de la corde de l’âme. »* Tu cherchas un autre passage : « Ce qui ne nous sauve pas immédiatement n’est rien. »*. Tu rangeas le livre. « Tu vois la littérature c’est ça : la patience, la tension, et l’urgence… c’est pour cela qu’elle est invivable, presque toujours impossible. Toi lorsque tu écris, je le vois et le sens dans lettres, tu veux aller trop vite, tes mots te piègent, une fois prononcés ils sont usés. Tu ne peux plus les utiliser. Tu veux tout, tout de suite, comme pour nous deux. Tu veux saisir, capter, tu veux du définitif, tout de suite et maintenant. Ton écriture est délicieusement faite pour les introductions ou les conclusions… J’adore te lire, tes lettres m’enchantent… une page, tout va bien, imagine trois cents pages…cela deviendrait insoutenable, tu ne laisses pas assez d’espace, de respiration. Parfois j’ai le sentiment que tu confonds la phrase et le livre… ce n’est pas la phrase qui doit signifier, mais le livre. La phrase n’est rien, le livre est tout… »
Je t’avais répondu : « Ne me fait pas le couplet sur Proust… » Tu avais alors déposé un baiser rieur sur la commissure de mes lèvres. Je t’ai serré fort contre moi, j’avais besoin d’être rassuré. Tu l’as compris. Au large le soleil approchait de l’horizon.
Tu as repris ton livre et me l’as tendu : « Lis-le… de la nourriture pour tes saintes… ».

Le soir je l’avais fini. « La beauté nous change plus que la mort. »*. « La bonté c’est pour les forts. »*. Tu avais souligné la phrase et dans la marge tu avais écrit Franck.

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Mon amour, à quoi servent les prières ? - à rien.
Seulement à orner le néant, elles séjournent frémissantes dans les parties les plus noires de l'univers.
Elles ondoient aux vents ténébreux des étoiles…
Loin, loin, très loin…
Ma prière est effondrée dans l'eau verdâtre d'un marais où seule l'attente règne.
À nouveau je ferme les yeux…
Je te vois…
C'est un matin qui offre sa carcasse désossée comme une relique sur l'autel de la nuit.
Je suis la sentinelle d'un royaume de lumières
L'espoir est une veilleuse tremblante, un phare improbable au bout de la tempête, la mort qui recule un peu plus…
Mon amour,,. à quoi servent les prières ?. 

Franck.

 

*Christian BOBIN : La Nuit Du Cœur (Gallimard)
Tableau : Jean Batiste COROT La liseuse

3 février 2019

Lettre N° 179 - Quel jour est-on ?...

Mon amour,

Depuis ton éloignement, je tente de reprendre quelques vieux écrits restés en suspens. Me dire à nouveau qu’il y aurait une écriture possible, nécessaire. Je renoue avec mes anciens démons et les lancinantes questions. Je croyais m’en être détaché, évidemment il n’en est rien. Tout est là, intacte dans son éclatante défaite.
Tu te souviens de ces textes sur les Marie-Madeleine de Georges De La Tour. Je voulais les approfondir, leur faire dire des secrets, des mystères. Je les ressors.  
Ma pensée s’obsessionnalise, toujours dans le même chaos, elle n’a rien des poupées russes, ou des tables gigognes, rien d’un ordre rassurant. Elle est là, en vrac, éclatée, comme les pièces d’un puzzle dont je ne connaîtrais pas l’image finale. Je tâtonne dans mes labyrinthes avec cette pointe d’angoisse qu’on les enfants face à un puzzle éclaté : « …et si j’avais perdu une pièce, ou plusieurs… », « … et si arrivé à la fin, il manquait la dernière pièce… »
Ma pensée est celle du manque. Et ton absence vient réveiller l’ogre qui dormait.

Seul le silence raconte, c’est ce que dit De La Tour dans ses tableaux de Marie-Madeleine. Il ne peint que du silence. Marie-Madeleine a vu. Elle a vu le

de la TOUR- Madeleine pénitente

vide. La première image de la résurrection est une image de vide, d’absence. Il n’est plus là. Comme toi, qui n’es plus là.
Elle a vu le vide, elle sait désormais la vérité en forme d’énigme. Alors pour la dire elle doit se taire.
De La Tour a compris ce paradoxe de notre condition de mortel. Se taire pour dire l’essentiel. Ne plus être là nous signe, chacun le sait, pour au plus vite l’oublier. Le silence pour dire, on pourrait croire à une banalité. Pourtant tout tient, là. De La Tour peint, il sait d’instinct pourquoi c’est Marie-Madeleine qui dans les Évangiles est désignée pour dire la résurrection de la chair. Marie aurait été suspecte, Marie était pure, trop vierge, elle ne pouvait pas témoigner de cet ultime miracle.
J’aime profondément Marie-Madeleine, avec son destin de chair et de silence. Les « on-dit », les ragots, l’opprobre. De La tour la dénude à peine, une épaule, il ne tient pas à insister sur cet obscur passé. Il la peint belle et grave. Il la peint silencieuse et dense. Il peint la chair, lorsque la chair s’interroge. Il fallait que cela soit cette femme, celle de l’amour de la chair pour dire l’au-delà de la chair.
Sur une des toiles la Madeleine pénitente je crois, elle a croises ses mains sur le crane. Elle semble le protéger. Il est posé sur ses cuisses. A l’endroit du corps où toute vie humaine apparait. Une naissance à l’envers. Vanité des vanités.

Imagine, le matin elle va seule au tombeau. Le Christ y a été déposé la veille. Mort. Mort, comme chacun de nous. Il aurait pu se retrouver là, assis, attendant qu’on le découvre, qu’on le loue. Non, ce n’est pas ainsi que l’histoire est dite. Elle arrive, et le tombeau est vide. La première chose qu’elle voit, c’est qu’elle ne le voit pas. L’immortalité se dit d’abord par une absence. C’est à cela qu’elle pense lorsque De La Tour la peint.
C’est en cela qu’elle est belle… infiniment. Définitivement.
Toutes les femmes qu’on aime ressemblent à Marie-Madeleine, elles nous révèlent à la vie, à cette vie de chair et d’incarnation. Au fond, on ne naît jamais vraiment, à peine sommes-nous ressuscités dans le regard aimant d’une femme éblouissante. Nous traversons les couloirs du temps, enfants perdus, non pour retrouver le sein de Marie, mais pour être sacrés par le regard étonné de Marie-Madeleine.
Vivre c’est n’être vierge de rien, indemne de rien. Il nous manque une image, celle que Marie-Madeleine nous transmet. Cet endroit vide de la mémoire et que nous devrons habiter. Ce qui n’est pas là nous raconte plus que notre biographie, l’absence dit la seule réalité qui vaille de notre « je ». Un peu comme l’inconscient, qu’on ne sait pas, qui nous dit mieux que nos récits, nos paroles bruyantes, notre agitation.
Penser à elle, c’est penser à toi, c’est faire revivre ton image sans fin à l’endroit désormais vide de mes jours.
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« Quel jour est-on ? » On est le jour d’après. On est toujours le jour d’après. Un peu de mort dans chaque chose, dans chaque geste, dans chaque amour. Il y a toujours ce jour de trop dans le jour que l’on vit. Trop d’après dans le temps. Trop de temps dans le temps. Je dis seulement « déjà ».
Car le silence a changé d’âme.  Peu à peu tu t’effaces. Tu es sur son chemin. Tu marches. Nos routes s’éloignent. Bientôt tu auras disparu. « Déjà ».

« Quel jour es-tu ? » Dans le jour perdu. Sur le livre des heures du jour il y a une rature. Le mot amour est rayé. Un trait rouge barre le mot. Il fait une tache dans le texte. Un regret. Un hoquet. Une absence. On reconnaît toujours l’amour à cette trace rouge qu’il laisse sur la page. À cette rature dans la voix du récit. À cette parole qui n’est pas remplacée. La parole manquante.
Ta silhouette s’estompe. Tu es de plus en plus loin. Sur ton chemin, dans le vide de cette page.

Le silence a deux couleurs. Deux destins. Deux passages. L’un vient de l’aube, l’autre du crépuscule. L’un est une épiphanie, l’autre un holocauste.
Tu venais de l’aube. Nos silences ont tissé des labyrinthes. Puis je m’y suis perdu. Nos marées se sont mélangées, je m’y suis noyé. Les yeux ouverts. 
On sait la fatalité de nos gestes dès leur élan, dès leurs débuts.
Il y a une ivresse du désastre.

« Quel jour est-on ? » Dés que le premier jour est passé, arrive le temps du dernier jour. Entre les deux, une attente. Une usure. Un rien. On appelle ça la vie. L’amour se love dans les heures absentes, avant de s’effacer.

Je me souviens. Tes yeux profonds, ton sourire, tes mains posées sur la table, ta façon de rouler une cigarette. Ta voix surtout. Oui, ta voix grave, calme, incrustée de tendresse.
C’était le jour d’avant.

Franck

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3 mai 2020

Ecrire....

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Écrire, c’est labourer les champs du souvenir, pas pour dire le passé, mais se croire encore vivant.
C’est aussi consentir à l’inachevable. C’est poser là une lumière sur la margelle du vide, une étoile au bord du néant. 
Écrire, dit bien cet ourlet de tristesse cousu avec un fil d’or pur.
On est perdu, mais du perdu jaillit le feu qui coure sur l’océan, 
alors la houle nous emporte en même temps qu’elle nous ramène au ventre de nos mères.

Franck

19 mars 2006

Dies Irae........

Et puis il a ce fond de colère qui fait obstacle. Une épaisse couche de terre noire avec sa fermentation acide, acre. J’ai beau pointer l’index sur les cendres froides de mes morts, ou sur celles encore chaudes de quelques vivants, je reste toujours à l’horizontale de mes mots dans l’impossibilité de trouver un souffle assez puissant pour me lever dans la verticale du septentrion et trouer cet humus fiévreux. Cette chape primitive. Cette écorce, cette croûte brune. Murant la purulence ancestrale qui gît de mes siècles de silence. Colère. Rage. Mais colère surtout. Tellement ancienne qu’elle ne sait plus dire son pays. Le père, la mère bien sûr. Mais elle est plus ancienne encore. Elle vient d’avant. Mes limbes étaient coléreuses, mes limbes étaient rouges de colère, rouge du sang de la colère. Je suis né d’un cratère, d’une béance où la lave a mûri. Jusqu’à faire croûte. L’ombre affûtée coupe toujours la lumière en son angle le plus faible. Le jour où je suis né, ma mère était en colère. Contre lui, comme toujours. Peut-être contre elle. Elle qui s’apprêtait à livrer son du. Le mâle attendu. Peut-être contre moi qui n’avais pas su être autre chose qu’un garçon, et qui n’avait pas eu la décence de partir dans le sang des fausses couches comme les autres avant moi et les autres après moi. Comme tous les autres. Elle était en colère. Hystérique. Bruyante. Criante.
Le temps était à l’orage. Toute la journée la chaleur avait été écrasante. Il se préparait quelque chose. En fin de journée les nuages sont montés du fond de la terre. Des nuages noir, violet. Elle, elle était dans sa colère de parturiente désespérée, sa dernière colère avant la résignation. Alors elle criait, elle était devenue insupportable, effrayante. Et l’orage montait en volutes épaisses comme si les ténèbres s’avançaient sur la ville en même temps que la nuit. Nuit d’été boursouflé de chaleur suintante. Au bout de sa colère elle a mordu le gynéco jusqu’au sang. Il a faillit la gifler. Ma première respiration sera le tonnerre et la foudre qui frappe. Dehors c’était un déluge d’eau de sang peut-être. Et mes cris se mêlaient à cette apocalypse. Je suis né dans la colère du ciel et celle de ma mère. Né d’un orage d’été à l’heure où la nuit arrive. Né d’un écho crucifié dans la fêlure du ciel, dans le grondement éclaté de maman qui abdiquait et qui retournerait silencieuse à sa vie d’épouse en sursit d’une mort à venir. Vite. Très vite. Dies Irae. Né un soir d’été, jeté aux dents voraces d’un orage. Dies Irae. Ma première mère fut la foudre et mon premier lait une pluie diluvienne noircie par la nuit, une pluie grosse, grasse, lourde, presque fumante. Dies Irae. Mes premiers bras furent l’absence et mon premier baiser une parole repliée dans la diagonale de l’ombre. Dies Irae. Jour de colère. Kyrie eleison. Seigneur prend pitié. Ou, plutôt non, fous moi la paix Seigneur. Le Requiem de Mozart. Quand je suis revenu à la pension après l’enterrement de maman, les curés avaient organisé une messe. Toute l’institution était là. Ils ont mis en scène le requiem avec des jeux de lumières. La chapelle s’embrasait d’illuminations fulgurantes et s’éteignait lentement pour rebondir à nouveau dans l’éclat de tous ses feux. Avec la musique de Mozart. Cela aurait pu être beau si je n’avais pas été en colère. Contre eux, contre moi, contre elle. Je n’étais pas triste. J’étais dans un autre pays que la tristesse. J’étais exilé dans ma colère muette. Dies Irae. Le requiem de Mozart. Le jour où on l’a brûlé, lui. Lui. Lui. Il le voulait, alors j’ai organisé la cérémonie et l’incendie de ses chairs, faute de pouvoir incendier ma mémoire. Je l’ai fait jouer, le requiem, ce jour là. En totalité, pour emmerder les rares qui été venu. Je l’ai fait jouer, même que les flammes du four couvraient la musique quand le crémateur l’a ouvert. Le four. Avec les flammes. Dommage, qu’il ne soit pas plus long le requiem. La prochaine fois je mettrais celui de Verdi, mieux, celui de Mahler ou les deux à la suite. Dies Irae. Jour de colère. Ce jour là aussi je n’étais pas triste. Toujours la colère. Froide comme un glacier immuable sur un feu oublié. En fait, je suis toujours accroupi dans les muqueuses rouges et sanglantes du premier jour d’orage. Dies Irae. Lacrimosa dies illa. Oh ! Jour plein de larmes. Dans les muqueuses rouges, les mâchoires déjà serrées sur tous les mots à taire.
Et même là, dans mon écriture, je n’arrive pas à la dire cette colère. Comme toute les choses importantes elle ne s’écrit pas la colère. Elle résiste aux mots, à la pensée qui veut la dire. La colère se vit en directe. Dans le souffle. L’élan. La pureté de l’élan. Dans ce saut vers l’abîme. Elle a besoin du corps la colère, de la chair, de son tremblement. Elle a besoin du fleuve et de la boue qu’il brasse. Elle a besoin d’un autre pour la recevoir. Au lieu de ça, je reste dans cette cataracte figée, dans cette ligne de fracture de l’ombre. Barattant ma rage. Obstinément. Silencieusement. Sans mépris, mais avec entêtement. Et peut-être avec la terreur secrète de voir le barrage s’effondrer. Peur de l’envahissement, du débordement. Méfie toi de la source qui roucoule, son eau vient de l’enfer. Et les forges de l’enfer fabriquent les heures en fer, lourdes et tranchantes comme le jugement dernier.
Pourtant elle est là. Dessous. Vivante et claire, et fraîche, et jeune, parce qu’elle n’a pas servie cette colère. Elle ne s’est pas usée, ni galvaudé, elle est intacte, prête aux noces et à la messe des morts. Requiem aeternam dona eis domine. Seigneur donnez-leur le repos éternel.
Requiem des innocents. Il a bien fallut la ravaler la colère et pour la faire passer, boire un bon coup. Un bon coup et longtemps. L’hostie sacrée du malheur, il a bien fallut la ravaler. Ceci est mon corps. Tiens bois un coup !  A la tienne !  Au bûcher des heures j’ai de grands goélands crucifiés qui sentent la charogne. Au bûcher des heures j’ai des lunes déshabillées, sans corsage, à poil, le sein pâle, plantées au plus noir de mon ciel. Ces nuits tristes et infiniment seul. A se taire indéfiniment. Comme l’infini de la mer, avec ses vagues qui dansent sur les gouffres mugissants. Et qui dansent. Et qui dansent.
J’ai peut-être des raisons d’être en colère. Parce que le cadeau la vie, je ne l’ai pas vu beaucoup. Mon chemin n’a pas senti que la noisette. A part les cailloux. Les désillusions les vaines avancées, les vaines espérances et les trahisons. Les Suzon de passage, les Lison infidèles, les michetonneuses désenchantées qui s’avancent les cuisses ouvertes sur leurs roses odorantes et fanées. Parce que la vie n’est pas avare de saloperie en tout genre, et pour être sûr de votre complicité elle fait de vous un salaud, la vie. Comme les autres. Y’a pas de raison. Pas de jaloux. Le mal n’exempte de rien, ni le bien d’ailleurs. Le sac est grand, il contiendra tout le monde à la fin. Pas de jaloux.

 

Mais las…..même de cette colère. Las. Des coups, des haines, des rancunes, des violences. Las, du temps passé à maudire, à juger, à condamner. Las de ma mémoire, de mes oublis. Las des démesures, des profusions, des outrances, des outrages. Las, des folies. Je veux simplement ce près vert renfermant dans son sein une seule goutte de rosée. Je veux la parcimonie, jusqu’au très peu, jusqu’à l’infime, jusqu’au manque.
Comme si tous les chants de la terre tenaient dans une seule note à l’infini modulée…

Franck. 

11 août 2017

- 102 - Primitif...

Cette part de sauvagerie nous effraie au premier abord. Tout dans notre quotidien nous en éloigne, ou feint de nous en éloigner. On ne sait pas d’où elle vient cette sauvagerie. Cet abime brutal en nous. Quelque chose qui vient de la horde, des forêts inviolables, de la faim, du froid, d’un corps aux muscles épais. Au premier abord, on ne peut pas croire à ce torrent fou, à cette chose hors du langage, à ce surgissement fauve, inquiétant.
L’inconnu indomptable jaillissant dans la brulure de l’écriture.
J’ai senti dans l’écriture cette sauvagerie originelle, cette douloureuse véhémence qui court le long des nerfs, qui s’enroule aux os, qui perce les chairs. Toutes ces choses du désir d’avant le désir. Un intense vouloir sans forme, sans objet. L’état rudimentaire du vivant.
Écrire traverse ces contrées archaïques, ces pays sans mot, sans question, sans réponse. Uniquement une sorte de stridence ancestrale qui revient du fond des temps. C’est cette première chose disgraciée qui dénude, qui appelle.
C’est le premier désert à traverser.
Car il faut bien dire que tout viendra de ces lieux défigurés.
Car écrire ne vient pas du haut. Écrire vient du bas, de l’encore plus bas. De la croute vitrifiée de l’en deçà du temps, de cette terre noire qui passe dans nos veines et qui racle.
Écrire nous renvoie aux gestes primitifs. Aux pensées sans pensées. À l’absolue nécessité d’être, sans rien savoir de l’être. Écrire, au début, c’est ne rien savoir. Après, le savoir de l’écrit nous échappe, nous abandonne. C’est porter la vie plus loin. Sans rien connaitre de ce loin. De ce plus.
Longtemps après l’écrit apparaissent parfois quelques étoiles.

Franck.

8 mai 2017

- 36 - Deux portes...

Puis il y a l’attente. L’attente et ses deux grands portails. Souvent, je les confonds. Je les connais, pourtant, je me trompe.
Souvent.
Dans l’attente, se présente deux portes.
La première ouvre sur un sourire, des retrouvailles. C’est l’attente pleine. Le sang bat plus vite. Le cœur se charge, s’embellit, se prépare. C’est un temps qui augmente. L’amoureux attend l’amoureuse. Les secondes tintent claires. Un ruisseau d’eau vive saute, sursaute, courant toujours plus vite vers le soleil. C’est un temps éclaboussé où ne surnage que l’écume bouillonnante de l’âme. Quelque chose en nous s’aiguise, s’allège, s’apprête. Nous sommes sur le point de partir. On est déjà parti. On ne s’appartient plus. On est déjà à l’autre. Ce n’est plus notre corps. C’est le sien que l’on touche, ce n’est plus nos paroles, mais ses lèvres que l’on boit, ce n’est plus de la soif, mais une eau fraiche qui mouille la peau. Ce ne sont plus les semailles, mais déjà la floraison. Le manque vient à manquer. C’est un temps de désordre joyeux, du vent sous les jupes des saules.
La deuxième porte. Celle qu’il ne faudrait jamais franchir. Pourtant… On est au cœur d’un temps dévasté, qui n’a plus de rives, plus d’horizon. Chaque seconde s’abreuve de notre sang. Les secondes sont noires parce que le sang est noir. Rien n’est douloureux, mais tout est lourd. Plat. Lourd. C’est un temps qui ne ressemble à rien, sinon à nous-mêmes, un reflet plat, délavé dans une glace fêlée. Un temps de chair molle où les organes s’affaissent, où la mémoire trahit. Rien ne bouge puisque tout a vécu, et que renaitre est un déchirement. Rien ne bouge dans cette ornière du temps. L’Autre n’a pas de visage, plus de souffle. L’Autre s’est perdu dans tous les autres. C’est un temps d’aveugle, sans réponse, puisque la question s’est diluée dans nos renoncements, dans nos lâchetés. Le manque s’ajoute au manque. Ainsi, le silence n’a plus de sens puisqu’il n’est plus offert.
Chaque matin, il nous faudrait sans trembler recommencer l’inévitable choix entre ces deux portes d’attente. Un peu comme on ouvre la fenêtre ou que l’on la laisse fermée. Souvent, je me trompe en laissant les vitres closes croyant me protéger de quelques courants d’air, du vent, qui pourrait m’apporter le chant d’un oiseau, la couleur d’un printemps, ou les rires des enfants. Les nouveaux amours voyagent par les airs, ils s’amusent du vent. Je devrais laisser ma fenêtre ouverte, plus souvent…

Franck.

2 mai 2021

Deux portes…

 

Puis il y a l’attente. L’attente et ses deux grands portails. Souvent, je les confonds. Je les connais, pourtant, je me trompe.
Souvent.
Dans l’attente, se présente deux portes.

La première ouvre sur un sourire, des retrouvailles. C’est l’attente pleine. Le sang bat plus vite. Le cœur se charge, s’embellit, se prépare. C’est un temps qui augmente. L’amoureux attend l’amoureuse. Les secondes tintent claires. Un ruisseau d’eau vive saute, sursaute, courant toujours plus vite vers le soleil. C’est un temps éclaboussé où ne surnage que l’écume bouillonnante de l’âme. Quelque chose en nous s’aiguise, s’allège, s’apprête. Nous sommes sur le point de partir. On est déjà parti. On ne s’appartient plus. On est déjà à l’autre. Ce n’est plus notre corps. C’est le sien que l’on touche, ce n’est plus nos paroles, mais ses lèvres que l’on boit, ce n’est plus de la soif, mais une eau fraiche qui mouille la peau. Ce ne sont plus les semailles, mais déjà la floraison. Le manque vient à manquer. C’est un temps de désordre joyeux, du vent sous les jupes des saules.

La deuxième porte. Celle qu’il ne faudrait jamais franchir. Pourtant… On est au cœur d’un temps dévasté, qui n’a plus de rives, plus d’horizon. Chaque seconde s’abreuve de notre sang. Les secondes sont noires parce que le sang est noir. Rien n’est douloureux, mais tout est lourd. Plat. Lourd. C’est un temps qui ne ressemble à rien, sinon à nous-mêmes, un reflet plat, délavé dans une glace fêlée. Un temps de chair molle où les organes s’affaissent, où la mémoire trahit. Rien ne bouge puisque tout a vécu, et que renaitre est un déchirement. Rien ne bouge dans cette ornière du temps. L’Autre n’a pas de visage, plus de souffle. L’Autre s’est perdu dans tous les autres. C’est un temps d’aveugle, sans réponse, puisque la question s’est diluée dans nos renoncements, dans nos lâchetés. Le manque s’ajoute au manque. Ainsi, le silence n’a plus de sens puisqu’il n’est plus offert.

Chaque matin, il nous faudrait sans trembler recommencer l’inévitable choix entre ces deux portes d’attente. Un peu comme on ouvre la fenêtre ou que l’on la laisse fermée. Souvent, je me trompe en laissant les vitres closes croyant me protéger de quelques courants d’air, du vent, qui pourrait m’apporter le chant d’un oiseau, la couleur d’un printemps, ou les rires des enfants. Les nouveaux amours voyagent par les airs, ils s’amusent du vent. Je devrais laisser ma fenêtre ouverte, plus souvent…

Franck.

15 janvier 2006

Cendres......

Il y a eut cette période à Fréjus. Ou nous sommes retrouvés face à face. J’en ai déjà parlé ici. Mais les images reviennent Elle sont là. Devant. Opaques. Comme un rappel à l’ordre. L’ordre, c’est le mot exact. Opaque ne convient pas. Épaisses. Elles sont épaisses ces images. Il y a cuisine et nous deux. Lui, moi, entre nous la table. Sur la table, une bouteille de Porto ou de Ricard, ça dépend de l’heure. Entre nous la table et un grand silence. Une habitue. Un jeu. Un je ? A la maison le silence a toujours existé, il était l’arme. L’arme absolue. Tu n’auras rien, pas même ma parole. Rien que ce silence. Je te réduis à mon silence. C’est-à-dire : rien. Maintenant, dans cette cuisine, moi aussi je le tais. Silence contre silence. Le mien vaut le tien. Tout a été dit. Depuis longtemps. Tout. Sauf l’essentiel. Je ne sais plus à quel moment je suis passer à la haine. La haine froide. Silencieuse.
Mais je sais que là, en face de lui, dans cette cuisine, c’est la haine. Ce père n’est pas de moi. Je le sais. Il écoute la radio. Toujours les même gestes. Le frottement des mains. Cette façon de racler sa gorge, ou d’éprouver sa barbe avec trois doigts, ou encore cette manière de croiser les jambes. Il a posé ses dents sur la table. Ces dentiers lui font mal. Alors il pose ses dents sur la table. Et je vois brusquent ses lèvres presque aspirer par sa bouche.

Il est au bout. Il le sait. Il sait que je le sais aussi. On n’en parle pas. « Je veux être brûlé… ». Je ne réponds pas. Tu seras brûlé. J’y veillerai personnellement. J’irai même derrière, là où c’est interdit, à l’endroit du four. Là où l’on voit rentrer le cercueil. Là où l’on voit les flammes.
On ne parle pas. Puisque tout est dit. Et que chacun tait l’autre.
Le glaçon dans le verre de Ricard. Tu as l’habitude de le faire tourner avec tes doigts. Ça va durer des jours. Des semaines. Des mois. Aux même heures, avec le même silence que l’on reprend. Que l’on poursuit. Là où l’on s’était arrêté.
Tout ça, je l’ai déjà dit. Pourtant c’est là, en travers de ma parole. Le goût amer du silence. Ces jours interminables. Dans l’attente des bonnes conjonctions.
On fait la place de la mort. On le sait tous les deux. « Je veux mes cendres dans le golf de St Raphaël… ». Ce jour il faisait gris. La mer était calme. Gris et calme. A peine quelques risées de vent. Seul en mer. Avec lui. Avec ses cendres. Grise. Et calme. Et les mouettes crieuses. Le bruit du moteur. L’écume blanche. La trace blanche de la mort qui s’avance dans la mer. Bouillonnement de la mort. Il a fallut mettre en panne. Et j’ai ouvert la boite à silence. Le bout d’un voyage. Voyage au bout du silence. J’ai ouvert l’urne, c’est comme cela que ça s’appelle. L’urne. Là où l’on met les voix. Les voix silencieuses. J’avais choisi ; elle avait la forme d’une main tendu vers le ciel. Il fallait dévisser au niveau du poignet. Cendres blanches. On en été où ?. Où est-ce que les choses ce sont arrêtés ? Parce qu’il a fallut que tu meurs pour que je nomme ça la haine. Avant je n’osait pas encore. Je ne le disait pas. C’était en moi. Et c’était suffisant. A la place de nous il y avait le « Lien ».
Pourtant, un jour quelque chose s’est cassé. Il y a longtemps. Je revois cette soirée. Cette soirée d’alcool et paroles désordonnées, de discussions vaines, d’explications tordues par l’ivresse. C’était un temps où je buvais avec toi. Conversation de sourds. C’était à Paris dans mon appartement. Une des rares fois où tu es venu me voir. Nuit de paroles bousculées d’ivresse. Je me souviens l’immense tristesse qui coulait dans mes veines. Je me souviens que j’ai voulu te parler de cette immense tristesse, grande comme un océan, une des rare fois où j’ai voulu te parler du poison dans mes veines de vie. Mais tu étais déjà dans le maudissement. Tu ne voulais pas entendre. Tu ne voulais pas entendre ma vie hors de toi, ma vie de misère hors de toi. Pour toi, j’étais ton même. Seulement ton même, en plus jeune. Alors tu ne voulais pas entendre ma vie et mes océans. Alors tu a voulu me faire taire. Tu as cherché les mots les plus durs, les insultes les plus blessantes. Ça je m’en souviens. Et je me souvient bien de ce que je t’ai dis : « …mais moi je t’aime… » Et puis j’ai crié, avec tous ces sanglots dans la gorge. J’ai crié : « Je t’aime…moi… ». Quelque chose me débordait. Comme l’enfance qui ressurgit d’un seul coup. Submergé, envahi, démantelé par l’impossible dire, l’impossible entendre. « Mais, je t’aime… moi… »
« Tu déraisonnes …. Tu ne sais plus ce que tu dis….. Tais-toi… »
Me taire. Toujours. Tout est venu dans ce moment là. Tout. Mille ans d’enfance. Mille ans d’attente. Mille ans de distance. Mille ans de désirs en retrait. Tout. Dans cet instant d’effondrement. Tout.
Et malgré l’ivresse il est dans la maîtrise. Malgré l’alcool, il veux faire taire ma voix, avec les mots obscènes qui sorte de ma bouche. Les mots à ne pas dire.
Il veut me faire taire. Il voudrait que ça s’arrête. Retourner à son silence misérable et méprisant. Mais j’ai crié.
Il me regarde. Sa face change. Les traits se durcissent. Je connais bien ce visage. Les maxillaires crispés. Je sais que là, il a envie de frapper. Je vois qu’il veut me frapper avec son poing. Il n’arrive pas à parler. Il est tout en haine et dégoût.
Du fond de mon cri, je vois. Et je sais. « Si tu me touches je te tue….. », « Si tu me touches…. Tu entends ?…»
Dans cet instant je ne suis plus qu’une extension de sa folie. Je le sens. Pour lui je viens de sortir des règles De la loi. Il ne fallait pas dire ces mots. Je devais être seulement un autre lui-même, une excroissance le lui, l’excroissance de son pouvoir. L’expression de sa domination. Je devais être son outil silencieux et obéissant. Son prolongement. La justification de sa raison. En fait, un sexe fantasmatique de plus qu’il pouvais branler comme il voulait. Enfant : « Je vais de foutre une branlée… ».
Je suis son sexe fantôme, qu’il branle pour en sortir sa semence. Je suis sa chose qu’il branle. Sa jouissance. Tout ce qui sort de moi, lui appartient. Tout ce qui sort de moi est à sa seule gloire. Et pourtant il est dans le dégoût ces choses de la jouissance le dégoûte. Il ne touche pas. Il ne touche pas les corps. La peur. Pour lui je n’ai pas de corps. Je suis une simple image. Une image de lui. Le corps, la chair, le sang lui font horreur. Il ne touche pas. Jamais. Il ne sais pas toucher. Frapper… oui. Ou ma mère, quand il lui touchait le sexe devant mes huit ans. La main sous la culotte. Dans le ventre de mes huit ans. Là, il touchait. Seulement, là.
Entre nos corps la distance est incommensurable. Sauf les coups. Entre… rien.
Un silence de haine noire. Celle qui n’a pas pour lui. Il l’a pour moi, juste dans cet instant.
Je sais. Il sait. S’il bouge, ça dérape. S’il bouge. Je le tue.

C’est là. Ce jour là. Je l’ai vu nu, tel qu’en lui-même, dans l’intrusion qu’il fait au milieu de mon rêve.
« Tais-toi!…surtout, tais-toi!…. » Il ne supporte pas de ne plus se voir en moi… alors il faut que je me taise… comme toujours. Se taire. Manger et boire le silence. Surtout boire…
J’ai ouvert l’urne. Et j’ai regardé les cendres blanches. Le poids des silences. Réduit en cendres blanches. Si peu de cendres pour tant de silences. Si peu de cendres pour tant de haine. Je me suis penché pour secouer l’urne. Une pluie légère. Poudre de vie et mort. Poudre d’amour et d’enfance. Poudre de perlimpinpin. Pluie d’oublie. Poussières, poussières, poussières….poussière de lui, que le vent rabat sur moi…. J’en ai plein sur moi, de toi… plein sur la figure… j’en ai toujours plein mes silences de toi… j’en ai sur la bouche, je crache… c’est fade… les cendres sur le bateau… je passe la main dessus… trace sur mes mains, trace blanches…mon pull est plein de toi…. Même tes silences de cendre je les ai mangé, même aujourd’hui j’en ai encore le goût… là… le goût, du taire…Le goût du mépris, une poudre blanche et pâteuse et fade et écoeurante…

Écrire c’est essayer de renaître de tes cendres, de ton goût….de ta haine, et de la mienne….

Franck

19 novembre 2006

Une histoire de rien....

En parlant du rien, puisque c’est toujours de cela dont il s’agit. De ce lien qu’on a avec lui. Du badinage qu’on entretien avec lui. De nos nuits d’ivresse avec lui. De nos noces décomposées. Puisque c’est toujours de cela dont il s’agit. De cette longue histoire avec ce si peu. Je me souviens. De ce rien qu’on ne sait pas nommer, qu’on reconnaît à peine, de ce rien vaste comme un océan, à l’apparence insignifiante, à l’appétit d’ogre. Et puis, sa veulerie. La notre plutôt. Oui, je me souviens de ce temps d’analyse. De ce temps du divan. De ce temps de la parole et du silence. De ce long monologue jeté à un plafond fissuré. Répandu dans une pénombre d’antichambre.

Au départ, ça commence dans une profusion, une exaltation de la parole. Au départ on est dans l’aisance de l’histoire. Des histoires. On essaye tout, par chronologie, par thèmes. On départ on pense que ça ne finira pas, qu’on aura toujours quelque chose à dire.

Avant d’entrer chez la femme de l’ombre on a préparé tous les pans de notre histoire à révéler. On veut expliquer, faire comprendre.

Derrière, elle ne dit rien, ou si peu. Parfois elle pointe un détail, un mot. On s’arrête, on évite, on bifurque. Et on parle, on raconte. Notre histoire n’est pas très intéressante, pourtant à force de la dire on pourrait la croire passionnante. Au départ rien n’est très important, les mots se bousculent. On cherche des vérités qui sont bonnes à dire, enfin. Et puis des vérités plus douloureuses. Et même ces vérités douloureuses sont bonnes à dire, encore. Et le temps passe, on est de plus en plus précis. On cherche le détail, on soulève les souvenirs un à un, à la recherche du signe, de la marque qui porte notre nom, qui désigne notre fatalité. Et la femme de l’ombre accompagne cette profusion tapie dans son silence, avec l’abandon nécessaire à tout bonne patience. Papa, maman, les sœurs qu’on pas eu, ce qu’on à fait, ce qu’on a pas fait, nos femmes, nos enfants, nos amours, le sexe de nos amours, nos masturbations, nos faits d’armes, nos défaites, notre grandeur, notre misérabilité. Il faut tout dire, alors on dit tout, dans l’ordre ou dans le désordre. Nos peines, nos chagrins, nos lâchetés, l’ennui, l’enfant qu’on était, l’enfant qu’on est resté. Au départ, c’est un grand ménage, un grand déballage, on gansouille dans nos eaux saumâtres. La dame de l’ombre attend. Peut-être que si l’on se retournait on la verrait sourire, ou dormir. Mais au départ on se moque de tout cela, on est seulement dans l’ivresse des mots. Dans cette délation de nous-mêmes, dans ces aveux de confessionnal. On parle, on paye, comme si on allait aux putes et tout est bien ainsi. On se demande parfois à quoi tout cela peut servir, mais on continue. A cause de l’ivresse.

Trois fois par semaine. Et les mois passent. Bien sûr on commence à voir derrière l’histoire de drôle d’articulations. On voit bien certaines formes invisibles à l’œil nu de la vie quotidienne. On voit bien d’autres histoires sous les histoires. On voit bien d’autres mots sous les mots. On voit bien des larmes sous les sourires, ou quelque abîmes sous les vagues. On devine bien d’autres désirs sous les désirs. A chaque séance on monte une marée. Et la mer est sans fin, et le temps de l’océan sans limite. Et la dame de l’ombre devenait peu à peu mon oreille. Peu à peu mes yeux.

Et puis, un jour, l’eau des mots commence à se tarir. Le flot est moins important, de gros cailloux de silence font des remous, où les mots viennent s’enrouler. Tourbillons d’écume blanche, où la parole disparaît comme dans une sorte de vortex de la langue. Et la dame de l’ombre est toujours là. Silence contre silence. Au début cela n’est pas fréquent. Pour éviter ces écueils on prépare plus à l’avance. Mais le dernier quart d’heure devient difficile à combler. Il y a du sable sous la langue. Des cendres dans la voix. Un peu plus de rouge dans les silences. Un peu plus de sang dans l’attente. Un peu plus de peur dans les souvenirs.

Il y a une ivresse du silence. Un vertige. Presque une volupté.

Et puis une douleur.

Avec le sentiment de dérisoire. Une vie est faite de si peu de chose au fond. Même bien remplie. Il y a si peu d’événement. Si peu de encontre. Si peu à en dire.

Alors c’est le temps des silences qui commence. De ces séances vide. Vide et lourdes, et douloureuse. Le temps du rien. Des colères contre la dame de l’ombre. Des colères contre soi.

Il n’y a plus qu’un filet spasmodique d’une eau troublé, tremblante. Si peu assurée de couler vraiment. Il n’y a plus que le lit asséché d’une vie désossée. Avec un limon sombre qui se fendille. Avec ses flaques boueuses.

S’allonger sur le divan pourpre devenait pénible, presque insupportable. Le silence se nourrit de lui-même. Il s’encourage. Se fortifie. S’additionne. S’engraisse.

Il arrive que les couches de silence soient si épaisses, si compactes, qu’il devient presque impossible de le rompre, de le traverser. Chaque phrase part du plus loin du ventre, et remonte avec lenteur tout au long de l’estomac, pour venir peser sur les poumons. Chaque phrase cherche son souffle dans un air raréfié. Et les mots prennent des sens bizarres, baroques. Ce sont des mots tiroirs. Remplis de mystères.

La dame de l’ombre est à son œuvre. Elle tient ferme l’autre bout du silence. Elle tend la corde du silence. Sur laquelle quelques pauvres mots tentent de garder l’équilibre. C’est le temps des larmes, des doutes, des nœuds. Sous notre vie il y a des paysages étranges. Derrière nos souvenirs il y a des plaines venteuses, des landes tristes.

De quoi parlons nous quand nous avons tout dit. Que reste-t-il à dire. Au-delà de l’histoire, bien après l’anecdote. Bien avant.

Allongé je regarde la fissure du plafond. Je ne veux rien dire. Je ne veux plus rien dire. Plus jamais. Et cela dure, des séances entières. Parfois je sens mon corps envahi de chaleur. Parfois j’ai froid. Et je cède. Aux mots. Aux relents des mots. A leurs spectres.

Là, on ne raconte plus.

Il ne reste que des lambeaux de phrases. Des bulles qui crèvent le plafond, qui crèvent le lit du torrent asséché, bulles de souffre. Sous le lit, il y a d’autres lits, plus sombres, plus denses.

Bien après, il n’y a plus que des formes. Car peu à peu on entre dans le royaume des ombres. Et la dame de l’ombre semble bien les connaître.

Temps du rien. Souvent j’avais l’impression de construire une muraille invisible, à l’envers du décor. Temps du vide. Lancinant. Epuisant. Temps des redites. De l’usure. Comme si l’on agrandissait le vide. Comme si c’était cela l’important. Comme si à force d’être dans ce rien continuel cela donnait une consistance au vide. Comme s’il était vivant en nous. Longue traversée. Longue marche de la parole où les silences pèsent plus que les mots prononcés, où le temps vide compte plus que tous les actes posés.

Quatre ans. Quatre ans. Dans le désordre du sens. Quatre ans à être éparpillé dans ses défaites, à flotter dans ses naufrages. A creuser le son de sa voix, à border la parole, comme on borde un enfant malade. A errer. A n’être qu’uns errance.

Un jour on arrête. Pus précisément on suspend. On accroche son silence au clou de l’amour planté dans la fissure du plafond. Un jour on suspend. Il ne faudrait pas. Mais on le fait. C’est ainsi.

Après, bien après, on commence à écrire. C’est les mêmes mots, c’est le même silence. C’est la même voix. C’est la même douleur et la même exaltation. C’est aussi vain et aussi essentiel. Comme une errance souveraine. Comme une ultime dignité.

Franck.

3 février 2007

L'offrande....

Pour elle, je veux d’abord un grand silence. L’accueillir à la porte, et sous l’arche d’un grand silence. Un grand lac bleu de silence. Puisque le silence agrandit l’espace et réduit les distances.

Les paroles nous éloignent. Elles arrivent avec leurs cortèges d’ombres verticales. Et froides. Et leurs miroirs aux alouettes, et leurs reflets. Alors, je veux d’abord un grand silence.

Comme une première nudité. Comme la première offrande.

Car le silence est un diamant, un socle de marbre. Une source. C’est une église. Déjà une promesse. Le serment le plus juste des amoureux. Serment du sang.

Alors je veux d’abord un grand silence.

« Entre ici, dans ce silence…entre ici, tu es chez toi… c’est la clé qui ouvre toutes les portes, même celles de l’univers. Entre ici, puisqu’il te faut l’infini comme horizon et l’éternité comme ciel de lit. Entre ici, car c’est mon œuvre la plus achevée, et je te la donne pour t’en faire un royaume. Elle te donnera la puissance des océans et le pouvoir des rois. Entre ici, dans ce silence, longtemps mûrit dans mes chairs… je te le donne, il a soutenu mes années perdues, mes guerres inachevées, il a léché mes blessures, baisé mon front lorsque l’épuisement écrasait mes pas, il a accompagnée mes nuits d’errance. Je te le donne, puisqu’il a fait de moi un homme encore vivant. Si fragile mais tellement vivant… Entre ici, puisque mon silence à la forme de ta bouche, la forme de tes mots, puisqu’il pèse le poids de ton âme, puisqu’il t’attend depuis la nuit des temps…. »

 

 

 

Chaque jour de ma vie, j’ai rajouté un grain à cette grappe de silence. Chaque jour valait un grain d’or de plus sur ma grappe de patience et de lenteur solaire.

Grain par grain.

« Entre ici, et mord dans ces fruits gorgés de jus de constance… ici, tu pourras accrocher tous tes chemins de croix, toutes tes paroles, tous les mots prononcés et tous ceux à inventer. Tu pourras y broder tes rêves, y sculpter ton impatience. Tu pourras le fleurir, le labourer, le creuser, le lacérer, si tu le souhaites. Sur les murs de ce silence, tu pourras installer ton ironie joyeuse et ton désarroi aussi, et tes pas de danse. Car ce silence est ma seule richesse, il est mon océan toujours renouvelé, le lieu de ma seule obstination, de ma seule ponctualité, de mon unique justesse. Il ne m’a pas fait fort, il m’a fait puissant, c'est-à-dire fragile. Alors, prends-le, il est à toi, je te le donne… Il est tremblement, il te fera le souffle pour crier, il sera l’horizon de tes murmures, le puits pour ta soif, et les quatre saisons de tes heures. Prends-le pour rire, pour chanter, prends-le pour dormir pour couvrir tes souvenirs, prend-le pour réchauffer ton attente et ciseler tes baisers. Prends-le, et peuple-le de ta présence, de tes caresses, emporte-le dans tes absences, dans tes cavales, nourrit-le à ta bouche, à ton lait, à ton ventre, à ta vie…mords ma chair de silence, mords cette grappe, fais-en craquer chaque grain, libère la lumière du temps et bois jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’oubli, jusqu’à l’effondrement des temps… »

Voilà, ce que je veux pour elle. Ni perles fines, ni robe d’apparat, ni palais ni châteaux. Je veux le mieux, le plus inaltérable, pour elle. Ma seule richesse, mon silence de fruits. Puisque l’amour a besoin de silence, puisque c’est son eau sacrée, sa seule pitance. Puisqu’il accompagne le désir et le sacre dans la chair, juste après les cris, puisque c’est une aube de reconnaissance et l’aveu qui suit la nuit. Voilà, ce que je veux pour elle.

 

Et seulement après, je veux pour elle un chemin. Pas de perles fines, pas de robes d’apparat, pas de palais, pas de châteaux, rien de ce qui se voit, rien de ce qui se touche, rien de tout cela. Seulement un chemin, débarrassé des peurs. Un chemin qui serpent et qui monte, qui appelle la neige, un chemin dans la langue, qui enlace nos mots, un simple chemin de terre bordé de landes et de bruyères, un chemin de rocailles, pour soutenir nos pas, un chemin de lenteur aux talus de nuages, étoilé de lucioles. Un petit chemin suspendu, juste assez fou, juste assez large pour elle et moi de front. Elle et moi de front…

Franck.

15 juin 2008

Primitif......

Cette part de sauvagerie nous effraie au premier abord. Tout dans notre quotidien nous en éloigne, ou feint de nous en éloigner. On ne se pas d’où elle vient cette sauvagerie. Cet abîme brutal en nous. Quelque chose qui vient de la horde, des forêts inviolables, de la faim, du froid, d’un corps aux muscles épais. Au premier abord, on ne peut pas croire à ce torrent fou, à cette chose hors du langage, à ce surgissement fauve, inquiétant.
L’inconnu indomptable jaillissant dans la brûlure d’écrire.
J’ai senti dans l’écrire cette sauvagerie originelle, cette douloureuse véhémence, qui court le long des nerfs, qui s’enroule aux os, et qui perce les chairs. Toutes ces choses du désir d’avant le désir. Un intense vouloir sans forme, sans objet. L’état rudimentaire du vivant.
Ecrire traverse ces contrées archaïques, ces pays sans mot, sans question, sans réponse. Uniquement une sorte de stridence ancestrale qui revient du fond des temps. C’est cette première chose disgraciée qui dénude et qui appelle.
C’est le premier désert à traverser.
Car il faut bien dire que tout viendra de ces lieux défigurés.
Car écrire ne vient pas du haut. Ecrire vient du bas, de l’encore plus bas. De la croûte vitrifiée de l’en-deça du temps, de cette terre noire qui passe dans nos veines, et qui racle. Et qui racle.
Ecrire nous renvoie aux gestes primitifs. Aux pensées sans pensées. A l’absolue nécessité d’être, sans rien savoir de l’être. Ecrire, au début c’est ne rien savoir. Et après, le savoir de l’écrit nous échappe, nous abandonne. C’est porter la vie plus loin. Sans rien connaître de ce loin. De ce plus.
Longtemps après l’écrit apparaissent parfois quelques étoiles.
Franck.

28 décembre 2008

Georges.....

« Tu me fais chier ! » « Georges, arrête !.... Pas devant le petit ! » « Si je te dis que tu me fais chier, c'est que tu me fais chier !.... » Georges, c'est mon grand-père, le cuisinier. C'est les vacances et je traîne mon ennui dans la cuisine de l'auberge. Il s'engueule encore avec Claire, ma grand-mère. «  Et puis d'abord, vous me faites tous chier... ! ». Dans ces cas là, il avait sa tête de bouledogue. Il en voulait à la terre entière. Et à Claire en particulier. Ils s'aimaient dans cette violence, dans ces colères, dans ces excès. Inséparables, dans le fond, perpétuellement en guerre, dans la forme.

Ils sont dans la cuisine, chacun de son coté. Car il y avait deux cotés dans cet antre. La pièce était divisée en deux dans sa longueur par une très longue table surmontée dans son centre par une desserte. Il y avait donc le coté de Georges avec derrière lui, les fourneaux, et le coté de Claire. Chacun travaillant sa partie. Claire faisait toutes les entrées et les hors d'œuvres, Georges tout ce qui était chaud. Et ça tournait comme ça depuis des années.

 

 

 

Claire restait assise à cause de l'arthrose qui lui tordait les articulations, des hanches et des genoux. Pour les aider il y avait José, le réfugié espagnol, grand, maigre, légèrement voûté, une face de hache tourmenté. José, l'hidalgo taciturne. Et puis il y avait Mickey, maigre, aussi petit que José était grand. Mickey, l'ancien coureur cycliste belge que son vélo avait conduit dans les talus de la vie, dans les ornières, dans les culs-de-sac, petit, avec une tête de gargouille hilare. José et Mickey, deux âmes errantes, cabossées, vouant un respect démesuré à George et à Claire.

 

 

 

Pour moi, cette cuisine était un lieu de mystère, de profusion, de cris parfois, de larmes aussi. Elle se situait entre l'enfer et le paradis, entre la chaleur des fourneaux et le froid des grands frigos. Entre silences et insultes et vacarmes. Lieu de passions et de vie, et de brutalité, et de magie. Lieu des odeurs, des cruautés quand les hachoirs s'abattaient sur des cous de lapins, ou sur les entrailles des volailles. Flammes, bruits de casseroles, de marmites, crépitements, portes qui claquent. Lieu des gestes d'enchanteurs, des gestes de thaumaturges, des gestes amples et précis à la fois. Lieu des gestes dangereux, obscurs, les mains fouillant les viscères, les couteaux tranchant les chairs. On connaissait l'heure du jour à sa chaleur, à son odeur, on connaissait les saisons à sa lumière, aux bruits qu'elle rendait. Elle sonnait comme un orchestre.

 

 

 

C'était le matin, avant le service. Il étaient tous les deux, chacun à sa table, elle, assise lui debout. Face à face. « Georges, tu pourrais faire un effort, ça fait combien de temps que tu en a pas fais ?.... » « Et puis, j'en ferais plus... ils ont qu'à manger de la merde !...» « Georges, le petit !... » Alors il s'est tourné vers moi, et sa face de Chéribibi hirsute et colérique c'est transformée en une boule de chair tendre et souriante, et il m'a souri, en faisant un clin d'oeil. C'était un magicien.

« Non, je ne la ferai pas... ! » « Tu peux bien faire un effort, bon dieu ! » « Fous-moi la paix avec ton bon dieu... ! Pas dans ma cuisine !...» « Si tu la fais pas, c'est que t'as peur de la rater... voilà, t'as peur...! » « Peur ?...moi ?...mais tu t'es vu ?... Ma pauvre vieille... !» Il était écarlate, les yeux exorbités. Georges, était une force de la nature, rien n'aurait pu lui résister. Ses colères étaient monstrueuses. Heureusement elles s'apaisaient aussi vite qu'elles arrivaient. Des ouragans exotiques.

Entre Claire et lui, il y avait de la complicité, de la haine, mais de l'amour aussi. De la violence, mais de la pudeur aussi. Claire était une femme forte. Assise, mais forte. A l'intelligence pétillante, à la répartie cinglante. Elle savait où l'atteindre. « Tu as peur ! » Elle le regardait en coin, faisant semblant de s'affairer sur les hors d'œuvres du jour. A la dernière engueulade elle avait reçu un morceau de foie de poulet sur ses lunettes. Ce foie, cru, sanguinolent, brusquement collé sur les lunettes de Claire, les avait fait éclater de rire. Et la colère était partie. Il s'était senti honteux.

 

 

 

Et puis le lendemain quelque a changé dans la cuisine, elle ne rendait pas le même son que d'habitude. Il y avait une sorte d'agitation. Une tension. José traversait la cour au pas de course pour aller cherche du charbon. Beaucoup de charbon. Mickey transportait tout un tas de cageots remplis de tomate, d'ail. Une agitation silencieuse. Appliquée. Studieuse. Minutieuse. Précise. Un ballet longtemps répété.

Claire avait un petit sourire en coin. « Ca y est... il s'y met.... » «  A quoi, mamie ? » «  A l'Américaine... »

 

 

 

Dans la famille ce seul nom résonnait comme un mantra. Un mot magique. La sauce Américaine. Le chef d'œuvre de Georges.

Georges était saucier. Saucier ça sonne comme sorcier. Et Georges était un sorcier mélancolique et colérique. Il n'aimait pas ses contemporains. Il avait connu les violences dès l'enfance. A dix sept ans il s'était engagé dans la marine comme mousse. Alors le tour du monde. Et c'est là qu'il a rencontré la cuisine, les fourneaux. Un hasard. Après la marine, la galère. Les javas, les débauches, les bagarres. Le chef saucier du George V l'a pris en sympathie. « Faire la cuisine c'est aimer, mais la sauce... c'est plus qu'aimer. D'abord il faut être humble, ensuite il faut la rêver ta sauce... une sauce c'est d'abord un rêve... après elle devient un voyage. » Le vieux chef avait une vraie tendresse pour ce jeune marin déluré. « D'abord il faudra que tu apprennes le feu. Et le feu c'est l'enfer, et l'enfer c'est la vie...tu devras apprendre la chaleur qui est l'âme du feu, et ton corps sera le feu, et tes yeux seront le feu... pour faire une sauce, petit, il faudra que tu apprennes à te taire, à fermer ta grande gueule, il faudra que tu la veuilles cette sauce...que tu t'y soumettes, à la sauce, il faudra que ton âme soit forte, et ton geste pur. » Le vieux chef était dur avec Georges. Il l'aimait bien, alors il était dur. « On ne cuisine pas avec des livres, on cuisine avec de la bonté, et de la grandeur d'âme... on donne, on s'étripe, on s'éventre...je t'apprendrais les gestes. Le geste, petit, c'est l'élan de ton amour, c'est la forme de ton destin. Saucier, c'est aller droit au paradis. Oui, petit, droit au paradis... » Le vieux chef était un mystique, et Georges aimait ça, ces paroles qu'il ne comprenait pas encore. Alors il travaillait comme un forcené. Georges appris la discipline. Il arrêta les bagarres. Il apprenait les sauces avec un sorcier. Il apprenait la patience. Il apprenait le désir. Il apprenait à vivre. Il apprenait le feu.

A la fin le vieux chef lui donna ses secrets, ses tours de mains et, cadeau suprême : l'Américaine. « Tu feras fortune avec elle... »

Et George est devenu cuisinier, il n'a pas fait fortune, mais il aurait pu. Un bon cuisinier qui s'ennuyait, et qui ne pouvait pas faire la cuisine qu'il souhaitait faire. L'auberge du Vieux Moulin fut sa dernière création. L'auberge où j'ai grandit. Une auberge perdue dans la campagne.

 

 

 

Dans la cuisine la tension montait. Combien seraient-ils dimanche ? Deux cent ? Trois cent ? Il en fallait de la sauce. Des kilos et des kilos d'étrilles, des kilos et les kilos de tomates, des épices, des bols entiers de gousses d'ail, des kilos et des kilos de beurre. José et Mickey s'éreintaient à dépiauter les carcasses brûlantes des grands crustacés. C'était le début. Les immenses marmites étaient prêtes. Et la température montait. Les fours au charbon ronflaient. Le piano. A droite le plus chaud, à gauche le plus doux. Entre les deux un dégradé de température. Josée veillait. C'était lui le responsable de l'entretient des feux. Un honneur. Georges criait : « Charbone ! charbone ! » et José : « Ca foume la camina ! » et il courrait chercher du charbon.

Les tomates réduisaient avec lenteur, avec patience. Elles transpiraient leurs saveurs, par usure, et par consentement. Deux jours, deux jours. Georges surveillait. Même la nuit, les marmites restaient sur les feux doux du piano. Georges trempait son doigt dans des substances brûlantes. Goûtait. Reniflait. Secouait. Et la cuisine devenait une forge, les casseroles cognaient, les plats fumaient. Et peu à peu l'odeur envahissait l'auberge. Les gens parlaient à voix basses. Il ne fallait surtout venir le déranger.

Georges ne parlait à personne, il tisonnait. Et quand il flamba les étrilles ce fût l'embrasement, comme un volcan. Les flammes l'entouraient, il en en avait plein les mains, et les bras, du feu. Il remuait, il secouait ces immenses marmites en flammes. Il était à son aise, là. Dieu ou Satan, peu importe, il était magnifique. Un taureau dans les forges de l'enfer. Ah, je l'ai aimé ce grand-père !

Plus tard il me dira « L'américaine c'est facile...d'abord tu cherches la consistance... après la couleur... enfin l'odeur... » « Oui, mais il y a bien autre chose...y'a bien un truc... » Il me regardait avec un regard plein de malices et dans un rire « ... non, y'a pas de truc... » et on parlait d'autre chose.

Une autre fois. « Le truc, le fameux truc, c'est que tu marches sur un fil, et tu dois garder l'équilibre. Il faut savoir où tu vas, sinon tu te casses la gueule. Il faut tout équilibrer, le feu, les épices, les piments.... Et puis du temps, beaucoup de temps, du temps en équilibre.... Et beaucoup d'ail...et quand tu vois les yeux des graisses remonter à la surface tu sais que tu es sur la bonne voie...leurs formes, leurs couleurs... c'est les yeux de la sauce... ils te regardent, et tu ne dois pas te laisser impressionner. Ils te parlent et toi, tu dois écouter.» 

 

 

 

Cette sauce lui ressemblait, haute en couleurs, épicée juste ce qu'il fallait, rouge, ocre, carmin, comme du sang. Un feu. Un soleil sur le point de naître. Elle alliait la colère et la tendresse. Le muscle et la chair. Puissante comme un orage, elle sentait le pacifique, avec une pointe de mer rouge, elle embrasait la bouche, la gorge, la poitrine, elle ravageait toutes les pensées, effaçait toutes les peines, elle avait au cœur de sa cuisson quelque chose de sacré et de miraculeux qu'elle rendait au centuple. Les plus frustres se découvraient une âme pure lorsque l'assiette arrivait. Il y avait quelque chose de religieux dans l'harmonie sauvage qu'elle provoquait dans le corps. Ce n'était pas une sauce, c'était un poème, un cantique, une révolution. Des grains d'or plein les papilles, plein la bouche, plein la gueule. Elle ne se dégustait pas le petit doigt en l'air, elle se mangeait comme on aime. Sans réserve. Sans retenue. Je n'ai rencontré personne qui ne s'est pas soumis à sa tyrannie douce et vigoureuse. Invincible. Il y a des plats qui ne sont pas fait par les hommes, les anges s'en mêlent, la recette de ces mixtures n'est inscrite nulle part, hormis dans le cœur de certains magiciens, et peut-être aux cieux. Mais cela n'est pas sûr. Cette sauce atteignait un au-delà incompréhensible. Il suffisait de l'avoir en bouche pour qu'elle vous bouleverse. Et ce n'est pas un excès de langage, j'en ai vu certains, faire des centaines de kilomètres, uniquement pour elle. Elle arrivait, et c'était un opéra, elle en avait la violence et la profondeur. C'était un chant. Rien que son odeur ouvrait en deux nos poumons, brisait nos certitudes, désarmait nos pouvoirs. Le plus arrogant des hommes devenait le plus simple des humains. Elle déployait, comme un arc-en-ciel qui reliait tous les sens. Océan de goûts et de saveurs. Pluie de bonheur, de sensualité. Elle appelait l'ivresse et le désir. Le désir assouvi, une satiété qui montait comme une marée de plaisir. Généreuse. Opulente. Majestueuse.

 

 

 

Et puis se fut dimanche. Trois cent vingt couverts. Il y en avait partout dans les salles, sous les pergolas, dans la cour. En cuisine Georges se préparait à la messe, à la grande bouffe. Il y avait un long soupirail au bout de la cuisine, lequel donnait sur le parking. Quand Georges entendait les clients arriver, il criait « Fumiers !... Fumiers !... » « Georges, il vont t'entendre ! » « J'espère bien qu'il vont m'entendre tous ces fumiers de lapins...Fumier ! »

Ils venaient de Limoges, d'Angoulême, de Périgueux, de Brive. Le même menu pour tout le monde. Quatre entrées, une volaille, la lotte à l'américaine, la salade, les fromages, les tartes les glaces. Mais il venait surtout pour l'Américaine.

 

 

 

Je l'ai retrouvé assis sur le petit muret derrière la cuisine. Assis. Calme. Le service était fini pour lui. Il soufflait. Il fumait tranquillement une celtique. Dick, son chien, était couché à ses pieds. Au loin on entendait les rumeurs du repas qui se terminait. Les rires, des ventres repus.

« Qu'est-ce que tu fais gringeole !... » Il avait toujours des noms particuliers pour chacun d'entre nous, où il mélangeait le patois, l'argot et des mots de son cru. « Tu as fini, pépé ?... » « Oui... » Et après un long silence. « Elle était encore meilleure que la dernière fois... »

 

 

 

Je crois qu'il était déjà ailleurs. Georges avait ses univers, ses landes pour s'évader. Il avait des rêves. Des tours du monde dans la tête. Des magies dans les yeux.

 

 

 

Je me suis assis à coté de lui. Il m'a tendu son paquet de cigarettes. Du haut de neuf ans je ne me suis pas dégonflé. C'est lui qui l'a allumé. Les celtiques étaient fortes. A chaque fois que je toussais, il riait. J'aimais bien quand il riait, Georges.

 

 

 

A bien y réfléchir, je crois bien que c'est lui qui m'a donné le goût de la poésie. Lui, qui ne lisait jamais. Lui qui ne savait rien hormis le feu, les couleurs, les odeurs. Il avait des rêves, c'est pour cela, qu'il pouvait traverser les flammes, c'est ça aussi la poésie. Il avait des soleils dans les yeux.

 

 

 

Il s'est levé. « Aller ! la natchave, maintenant... ils me font tous chiez, ici... tu viens ? ». Cote à cote sur le chemin de pierre, on devait donner une drôle d'impression, il était aussi corpulent que j'étais chétif. Et je toussais. Et ça le faisait rire. « Non de dieu !...encore meilleure que la dernière fois... ! » Et il lâcha un pet monumental. « Tiens, celui-ci aussi était réussit... »

Franck.

12 avril 2009

Aller au bout de la jetée.....

Car ce qui compose nos vies est si insignifiant, si négligeable, si futile. Les grands événements sont si rares. Il y a tant d'heures oubliées, vaines. Tant de gestes ternes, inconsistants. Un immense gruyère où ne subsisteraient que les trous, les vides, les riens. Les attentes interminables. Les gestes répétés. Les naufrages dans des sommeils de pierres. Et toutes ces paroles prononcées avec des mots si creux, si absents d'eux-mêmes. Chaque heure se tisse dans la banalité, l'imperfection, la platitude. Chaque heure rejoint le fleuve des jours, des ans, dans la perte et le manque et l'infinie tristesse des flots qui s'écoulent.

Car ce qui composent nos vies c'est le malentendu, c'est l'espérance désenchantée, c'est tous ces cul de sac, ces labyrinthes inextricables, ces occasions gâchées. C'est notre entêtement à vouloir comprendre ce qui n'a pas de sens, à désirer ce qui est hors de notre possible et au bout à se lamenter, ou à se taire. Et continuer.

Et pourtant c'est là au cœur cette piètre et médiocre tragédie, c'est là dans notre dénuement et notre déficience, dans cette langueur, là, au point d'orgue de notre irrésolution que l'écriture déploie sa palette la plus tremblante. Car l'écriture nous vient d'abord d'un creux, d'une insuffisance et de l'hémorragie qui s'en suit, d'une rareté, d'un déficit. Elle vient de nos dernières résistances quand elles cèdent, quand l'être en nous s'abandonne et se perd. Elle vient de notre marche sur la jetée quand celle-ci s'arrête et que l'océan est ici, devant, démesuré et terrifiant, et que tout en nous se projette vers l'infini. L'écriture vient de cet arrêt brutal, et de ce prolongement. De ce saut dans l'immense. De cette marche sur les flots. Quand plus rien ne nous soutient, à part le fil tendu de la langue, une ombrelle de désir dans la main droite et quelques notes de musique dans la main gauche. Pour écrire il ne faut rien puisque l'écriture vient delà. Et puisqu'elle y retournera. Il ne faut rien, sinon se quitter.

L'essentiel de nos vies se construit à l'insu de nos envies, à l'insu de nos rêves. Pour un acte posé, cent stériles ou inoccupés. Pour une rébellion, cent abdications. Pour une aubaine miraculeuse, cent nullités ternes. Accepter la faille comme l'unique possible. La faille qui recueille l'encre, l'encre des mots de l'écriture. La faille qui nous nomme. Interminablement. La faille comme dernière exigences, le lieu des empilements, des étreintes ou des serments ou des éloignements. Le lieu de nos vertiges. Car il nous faut aborder mille fois ces rivages dévastés de la mort, reproduire sans cesse l'agonie de nos jours, affronter à chaque texte l'effrayante nécessité de disparaître. A chaque fois plus loin. A chaque fois plus profond. A chaque fois plus définitif. Comme si chaque mot devait enlever des morceaux de peau, les arracher à leur obstination. Jusqu'aux dernières chairs. Jusqu'au dernier sang. Car l'écriture c'est bien déterrer des ciels vacillants d'étoiles en réveillant les gisants, c'est bien ce creusement de l'ombre ? Et toujours cette avancée sur le fil, comme une entrée dans la cathédrale : de l'arche à l'autel, du soleil au fanal, et tenter le passage impossible du clair au lumineux, du crépuscule à l'aube, des secrets au Mystère. Et accepter l'envoûtement. Et l'appeler. Messe noire pour noce blanche. Toujours. Toujours. Et infiniment recommencer, jusqu'à ce que plus rien ne subsiste de nous. C'est bien ça, hein ? C'est bien cette folie ? C'est bien cet impossible orgueil des vaincus, qui sachant leur défaite se cambrent une dernière fois, face néant ? Cet impossible orgueil des déshérités, des dépourvus, des dépouillés ? Rien. N'avoir rien, que sa langue, que des mots, qu'une musique. Rien d'autre. Et avoir assez de désespoir, de contradictions, de frontières pour pouvoir les déborder, les excéder. C'est bien cela, hein ? Dites-moi que c'est bien cela, parce que sinon il faudra que je brûle chaque mots prononcé, chaque mot écrit, il faudra que le silence ne soit plus le sacre de la parole, mais son unique sépulcre. Il le faudra bien. Et si mon errance me conduit auprès de cet écueil, au tout près de ce croc insolent, il faudra bien que j'aie la force de m'y clouer. Si la pauvreté de nos vies n'est pas assez cher payée le passage de la nuit à la nuit, si notre dénuement ne suffit pas à dédommager Charon ou ses frères, il faudra bien déchirer le pacte et incendier jusqu'à nos plus intimes paroles. Si consentir n'est pas la route, il faudra bien consumer la terre et ses environs.

Puisque pour signifier, j'ai épuisé tous les actes, toutes les routes, tous les chagrins, puisque j'ai osé tous les effleurements, frôlé toutes les peaux, puisque je me suis rassasier à tous les seins, et dormi sur tous les ventres, et caressé toutes les cuisses, puisque tout cela fut fait, puisque je fus chevalier, prince, jardinier, conquérant, puisque j'aurais pu être roi, puisque j'ai tenu des étoiles au creux de mes mains, et puisque j'ai bravé tous les échecs, toutes les abjurations, toutes les reniements, puisque j'ai été courageux et veule, puisque de tout cela il n'en reste que les cendres. Et que demain le vent les effacera. Et qu'au bout de tout, rien ne fut signifié. 

Alors...

Alors, en attendant la révélation, le dévoilement des limbes il faut bien continuer à arpenter la langue qui nous reste, à raboter la parole, et à élargir la faille, et à esquisser des pas de danse sur le fil tendu. Il faut bien risquer l'équilibre pour tenter de le trouver. Il faut bien écrire puisque c'est ça qui nous reste, puisque c'est la seule dignité possible avant la prière. Puisque je n'ai que mon silence à opposer au vacarme du monde, puisque je n'ai qu'une ombrelle de désir dans la main droite et quelques notes de musique dans la main gauche.

Alors...

Alors, il ne me reste que l'incendie des mots, la brûlure de la solitude pour invoquer les dernières heures et les ultimes insignifiances. Et me dire que là, juste là, à cet endroit de ma vie, à l'endroit de la tremblance, commence le plus grand des voyages. Le plus immobile. Et le plus terrible. Puisque tout est exigé, là, dans l'instant du mot. Alors il faut rassembler toutes les forces de l'amour. Aller au bout de la jetée et tenter une autre fois le saut dans l'immense. Au plus nu. Au plus près de l'étoile.

Franck.

29 novembre 2009

Chambre 3 ....

Cela revient par la bande. Par bribes. Des petits morceaux de souvenirs. Une conversation entre les tombes du Père Lachaise. Rien de clair. Rien de net. Une torpeur épaisse et brûlante. Je ne peux rien en dire. Pourtant je sais que c'est là aussi, qu'il faudra dire. Dans cette torpeur d'enfance.

Ma vieille mémoire fait obstacle comme si les circuits n'existaient plus, comme s'ils n'avaient jamais existés d'ailleurs. Coupés. Tranchés dans le vif de l'oubli. Pourtant quelque chose de ma vie tourne autour de ça. De cette torpeur. De cette brûlure des yeux. Des mains. Des mains je ne sais pas... je ne sais plus... Pourtant je le sens dans mes mains aussi. Comme une tragédie. J'ai neuf ans et quelque chose, là, se passe. Quelque chose qui n'appartiendra plus à moi ou à mes souvenirs. Mais qui sera moi. En creux de l'oubli. A l’envers de ma peau. Dans l’angle. En filigrane invisible et silencieux. Je sais que c'est collé à la paroi ; souvenir suspendu en rappel d'un vertige. Lisse comme un verre dépoli et opaque. Le désir collé au verre dépoli de sa prison. Lisse et envahi de torpeur. Un peu comme la mort. L'angoisse de mort quand elle vous submerge. Diffuse et pourtant implacable. L'impossible. L'interdit. Comme le sens. Comme le sang. Infinie volupté de l'hémorragie.
Alors, cela revient par la bande. Toujours. Une bouffée qui monte à l'intérieur, un brasier qui s'enflamme d'un coup, et ça retombe. Toujours. Dans une sorte d'étouffement du sens. Des images. Un mur infranchissable. Un au-delà impraticable, insensé. Alors ça revient, une
conversation, une lecture, une ambiance surtout, ou un espace de solitude trop grand. Un climat, une lumière. Oui, une lumière d'ombres branlantes et rouge. Le feutre d'un silence. Ca revient dans les parties évidées de la chair, par bribes et par la bande. Par derrière. Toujours par derrière. Juste entre la jouissance et la mort. Juste au début et à la fin des choses. Juste comme un déluge. Avec la mer ouverte en deux.
La mère. Blanche dans cette lumière de feutre pourpre. Dans cette chambre des cérémonies. Cette chambre des noces silencieuses et mortelles. Lente liturgie du silence et de l'effondrement. Lent passage vers la mort.
J'ai neuf ans.
J'ai neuf ans. C'est à ce moment là que ça se passe. J'ai des points de repères. A la fin des vacances de noël nous ne sommes pas repartis. Nous sommes restés à l'auberge avec maman. L’auberge des grands parents. Des parents de lui. De l'autre. On m'a expliqué que j'irai à l'école du village. On m'a expliqué que maman ne voulait plus revoir papa. Que ces histoires concernent les grandes personnes. Que ça arrive.  Que c'est la vie. Que maman n'en peut plus de lui. Que c'est ainsi. 

Alors, j'ai été à l'école du village.
Le soir c'est mon grand père Georges qui vient me chercher à la sortie des classes. Je fais mes devoirs dans la salle de bar de l'auberge. L'hiver c'est la saison morte. Peu de passage. Quelques habitués, des représentants de commerces comme on les appelait. L'hiver, il y a toujours du feu dans l'immense cheminée du bar. Ce feu qui me fascine tant. Avec maman on occupe la chambre numéro 3. Au premier étage. Celle au bout du couloir à droite. Celle qui donne sur la cour, juste devant le gigantesque tilleul. Celle... La chambre est petite, mais elle est bien chauffée. Nous sommes les deux seuls occupants de l'hôtel, mes grands parents sont dans un autre corps de bâtiments. Nous sommes seuls. Dans cette petite chambre d'hiver. Une armoire, un lavabo, un bidet, une petite table, deux chaises et un grand lit. Un confort austère. Elle est petite, mais il fait chaud. Et il y a maman.
La journée elle dort beaucoup. Elle pleure aussi. Mais je ne vois pas. A chaque fois que le téléphone sonne, elle sursaute... non, ce n'est pas lui. Lui il appelle une fois par semaine. Toujours le même jour. Toujours à la même heure. Pourtant elle sursaute.
Georges allume exprès ses fourneaux pour elle, il se met en quatre pour la faire manger. Il ressort son Escofier. Ca sent bon dans la cuisine et George à l'œil qui frise quand elle lui demande « Qu'est-ce que vous préparez papa ?.... ». Il ne répond pas. « Allez...dégagez de ma cuisine... » avec son grand sourire coquin. Ils veulent la faire grossir, ils pensent que c'est un bon moyen pour passer cet hiver de solitude.
En hiver on ne veille pas trop tard. Dans ce coin perdu de campagne il y a peu d'imprévu. Peu de clients le soir. Elle est triste. Mais je crois que je ne m'en aperçois pas. Elle est là. C'est suffisant. Le soir, avant de passer à table, ma grand-mère Claire lui dit « Montez vous maquiller Suzette... vous êtes toute pâlichonne.... ». Elle y va. Et quand elle revient c'est comme si la grâce s'invitait à notre table. Légère. Une beauté profonde, intense. Bouleversante. Comme un mystère. Comme ces femmes en noir et blanc que je vois parfois à la télévision. Jean Seberg. Tout le monde le dit. Moi, je n'en sais rien. Les enfants ne savent pas ses choses là. Les enfants savent la lumière, la chaleur, le parfum. Le geste qu'elle fait pour me recoiffer. La main qu'elle pose sur ma main. Depuis qu'on est ici, elle est plus proche. Plus silencieuse. Plus attentive. Plus calme. Plus secrète. Elle ne se sent plus obligée de relever chacun de mes faux pas. Elle ne se sent plus observée par l'autre, Elle est différente, elle est toujours maman, mais elle moins mère. Elle me regarde souvent. Souvent nos regards se croisent. En silence. Elle est là. Et c'est bien. Et c'est suffisant. C'est l'hiver. Et ça pourrait durer une vie, ou mille, ou l'éternité.
Et puis il y a la cérémonie. Chaque soir, ou presque. Avec sa tragédie de lueur opalescente. Comme un bonheur vénéneux. Comme le lent glissement d'un serpent entre les hautes herbes de l'enfance. Quand elle me rejoint, je suis déjà couché. Toujours. Je ne dors pas. Elle ferme la porte. Dehors c'est la nuit du bout du monde. Les craquements des branches du tilleul. Et le bruit de la rivière qui passe l'écluse. Grondement sourd dans la nuit. La rivière parle et crie la nuit. Je jour on ne l'entend pas ; la lumière absorbe le bruit, la vie absorbe le bruit. Mais la nuit, le bruit de l'eau occupe la profondeur des ténèbres. Un mugissement. Une plainte. Un chagrin.
Il n'y a que la petite lampe de chevet qui est allumée. Comme le cierge d'une messe noire. La chambre est petite.  Le parquet craque un peu. Je suis comme un gisant allongé. Sans doute mort déjà.
Chaque soir elle va au lavabo. Pour se démaquiller. Chaque soir elle va au lavabo pour faire son brin de toilette. Et chaque soir se passe cette chose impossible.
Il faut que je me souvienne de tout. Des gestes. L'ordre des gestes. Et de cette pénombre. Et de son corps qui se dénude. Un à un elle enlève ses vêtements. Gestes lents d'un charme bleuté. Elle se déshabille. Je me souviens de la lenteur. De la précision des gestes. Le pull, qu'elle plie et qu'elle dépose sur le dossier de la chaise. Le soutien gorge qu'elle dégrafe en tordant ses bras dans le dos. La jupe qui glisse au sol, et qu'elle ramasse en s'accroupissant. Ses collants avec lesquels elle entraîne sa culotte. Il faut que je me souvienne de son regard perdu dans le fond de la glace devant elle lorsqu'elle se démaquille. Nue. Ses seins qui bougent à chacun d ses mouvements, ses reins qui se cambre. Elle est penchée, souple, légère, délicate et céleste, gracile et pleine à la fois, le visage tendu vers le miroir. Presque sur la pointe des pieds. Il faut que je me souvienne du gant humide qu'elle passe sur sa poitrine sous ses bras. Je ne sais plus qui elle est. Un rêve. Cette première nudité, me fait mal. Je n'ai pas le souvenir de l'avoir vu nue avant. Sauf, là. Devant moi qui gis. Avec ce gant qui passe sur ses seins lourds, durs. L'eau qui coule dans le lavabo. L'eau sur l'écluse qui gronde. Mon ventre qui me fait mal. Un désir en forme de vertige. Comme une chute au ralenti. Elle s'assoit sur le bidet. Toujours cette eau qui coule. Et ses gestes de sorcière en plein sabbat. Le ventre. Plus bas que le ventre. Qui a-t-il plus bas que le ventre ? J'ai l'impression que sa main entre à l'intérieur de son corps. . Elle se relève. Elle s'essuie. Les seins, le ventre, les fesses. Je vois la serviette ébouriffer la crinière de son sexe. Devant. Des poils noirs, incongrus, obscènes. Mon cœur frappe ma poitrine. L'image de ce sexe recouvert de poils noirs s'incruste dans ma rétine. Je sais que je ne suis plus en vie.  L'image de ce corps entièrement nu. Entièrement interdit. Entièrement là. Plus nu que nu, au-delà du nu. Ce corps blanc qui troue l'ombre de la chambre comme un merveilleux poison pour les yeux. Corps blanc de silence vers lequel rampe un désir inconnu, indécents. Corps de chairs chaudes blanchi dans ses mouvements impudiques. Et bientôt c'est la traversée de ce corps blanc dans ma chair d'enfance tendue d'énigmes nouvelles. Révélation du silence sur le vacarme de l'eau de la rivière qui saute par-dessus l'écluse. Jaillissement de silences obscurs. Cérémonie du corps avec ses rondeurs de cuisses ouvertes, avec cette peau d'ombres blanches qui s'offre à mes regards meurtris.
Chaque soir.
La cérémonie.
Chaque soir le même trouble qui monte et me brûle, comme une éventration. Puis elle enfile une chemise de nuit. Presque trop courte. Presque trop transparente. Puis elle se glisse, là, au chaud du lit. Elle se glisse dans le grondement des eaux de la rivière. Dehors. Dans la nuit.
Je ne respire plus. Je suis toujours un gisant la tête fracassé par les images. Maintenant elle est là, allongée. Silencieuse toujours. Je sens son parfum. Je sens sa chaleur. Je ne bouge pas. Je n'ai plus de forme, plus de poids, plus de présence. Mon sexe me fait mal. Et je ne comprends pas, cette douleur de plaisir, cette douleur d'envie, cette soif, cette convoitise. Je suis dans une bulle de torpeur sidérée.
Chaque soir. La cérémonie. Elle lit un peu. Souvent je m'endors à ce moment là. Parfois je la vois éteindre la lumière. Et je sens sa main sur mon front. Et je sens ses lèvres sur ma joue. Et je sens son corps près du mien. Immobile. Dans une bulle étrange, une bulle vaporeuse, inintelligible, inavouable et pourtant délicieuse. Comme le premier péché, comme la première pomme et le premier serpent. Honte douce et sublime. Honte d'avant le déluge. Et souvent je m'endors dans le mugissement de la rivière qui dans la nuit souffle sa plainte. Son chant pour appeler le jour et la paix.
L'hiver est là, et nous recouvre de silence, il tend sa couverture grise sur nos corps d'amants impossibles.
C'est l'hiver, même cette nuit où je me suis réveillé. Où l'air me manquait. Dans cette chambre écrasée de noir. Nos deux corps emmêlés. Et le souffle de son sommeil sur mon front. Et nos jambes entrelacées. Et ma main au chaud de son sexe. Et sa main serrant le mien. C'est l'hiver. Je crois qu'elle est nue. Elle dort dans mes bras. Si petits. Amant suffoquant, amant tétanisé d'angoisses chaudes. Je marche dans la nuit interdite et oppressante. Et Interdite. Et oppressante. Et interdite. Je marche dans cette chair abandonnée. Cette chair ouverte. Fendue. Chair moite qui me brûle la cervelle et le cœur. Nuit de tragédie antique. Nuit de destin. Nuit de l'enfermement, et l'enfantement. Nuit de mort lente, et douce, et bonne, et belle. Nuit sans étoile, sans lendemain. Nuit de l'intime, de l'unique et de la fin. Je sens ses seins s'appuyer contre moi. Même avec mon pyjama je sens ses seins. Et ma main qui touche son ventre. Et ma main sur son sexe qui s'ouvre. Comme l'appel d'un sort maléfique et envoûtant. Cortège de spectres qui parcourt ma nuit, d'enfance, vrille ma tête.  Avec la douceur de sa peau. Sa respiration lente et régulière. Juste son ventre qui ondule comme une mer apaisée. Une mer au repos qui se berce d'elle-même. Il n'y a plus rien. Plus de rivière, plus d'écluse, plus de nuit, plus de chouette. Rien, que cette respiration et ce ventre qui s'ouvre sur ma main, si petite, ce ventre qui pleure et ondule, ce ventre humide qui suce mes doigts. Oui, qui suce mes doigts. Ventre vivant, ventre qui lèche, ventre avec sa langue offerte.
Je ne sais plus le temps. Une seconde, une minute, une heure ? Les nuits du destin durent l'éternité et même au-delà. Je sais qu'elle est nue maintenant. Elle a doucement roulé sur le dos. J'entends le froissement des draps comme un tonnerre assourdissant. Froissement. Crissement. Frôlement.  Et ce petit murmure du fond de sa gorge. A peine des soupirs appuyés. Complainte, qui se faufile. Mince filet de voix. Comme un ruisseau. Comme l'ombre sur un ruisseau. Juste la plainte de l'eau qui ondule lentement dans l'écartement de la lumière. Je ne sais plus le temps. Il n'y a que la torpeur de l'instant qui chavire. Dégringolade sans fin dans l'épaisseur de l'espace noir, au cœur d'une turbulence cotonneuse. On ne chavire qu'une fois dans un naufrage. Une fois. Et vous avez la vie pour couler.
Dans cette chambre il n'y a pas d'image. Que des gestes à peine esquissés, que des sons à peine gémis, que des frottements à peine effleurés. Nuit lourde de cet :« à peine ». Comme cette main qui dort sur mon sexe d'enfant. A peine. A peine sacré dans cette cérémonie célébrée, entre la terreur et l'extase. Lente descente du sacrement dans la nuit. Dans la peur. Dans les morsures. Nuit des goules et des ombres et des loups hurlants. Ventre chaud qui danse légèrement. Et sa main qui se pose sur ma main. Et sa main qui entre dans le corps de son ventre. Et sa main qui tremble sur ses propres chairs. Sa main qui presse ses seins comme si elle donnait du lait à la nuit. Et son ventre qui se creuse de longs soupirs, comme une mer qui danse et qui rend son eau sur le bord d'une plage dévastée. Lent cheminement de la mort et de l'extase. Du sublime et de l'horreur. Jusqu'à la crispation. Jusqu'aux derniers soubresauts. Les cuisses qui se serrent. Ma main prisonnière des chairs brûlantes et poisseuses. Et ce soupir si long, quand elle se retourne et s'éloigne. Rattrapée par son sommeil. Juste ma main posée sur ses fesses. Juste la douceur de cette peau. Juste la douleur d'un mal qui grandit lentement. Juste l'oubli, après. Juste le désespoir.
Nous sommes restés trois mois dans cette chambre. Jusqu'aux vacances de Pâques. Il a fallut qu'on la libère, la saison commençait. Nous nous sommes installés dans l'annexe. La chambre était plus grande, pas chauffée, et il y avait deux lits.
Nous avons vécu trois mois dans ce silence mort et cet oubli. Trois mois de cérémonies. Et une nuit de sacre mortel. Noces impures. Sans voile, sans couronne, simplement la moiteur. La torpeur qui me prend tout le corps. Encore maintenant. Comme si je devais traverser une brume brûlante. Et la stridence...
C'était l'hiver. Nous étions chambre 3. Celle qui se trouve à droite au bout du couloir. Celle qui donne sur le grand tilleul de la cour. La chambre 3, la même chambre où elle agonisera et mourra neuf ans plus tard. La même chambre. Le même lit. La même chaleur. Et la mort entre nous. Depuis toujours, entre nous. Chambre 3, où neuf ans plus tard, une vie plus tard, l'hiver, je regarderai la neige tomber, lente et lourde. Et son souffle rare, rauque couvrir le bruit de la rivière qui saute par-dessus l'écluse. Chambre 3, où elle dira dans ses derniers souffles son « pardonne-moi... » énigmatique...Chambre 3, il y avait un lit, une table, des chaises. Deux. Un lavabo, un bidet. Et la mort cachée dans l'ombre.
Franck

17 mars 2017

-4- Rien ou la parole du silence...

Je me souviens de ce temps de l’analyse. Nous parlions du vide, du rien, surtout du rien, puisque c’est toujours de cela qu’il s’agit. De ce lien que l’on a avec lui. Du badinage que l’on entretient avec lui. De nos nuits d’ivresse avec lui. De nos noces décomposées. Puisque c’est toujours de cela qu’il il s’agit. De cette longue histoire avec ce si peu. Je me souviens. De ce rien que l’on ne sait pas nommer, que l’on reconnait à peine, de ce rien vaste comme un océan, à l’apparence insignifiante, à l’appétit d’ogre, de sa veulerie. De la nôtre plutôt. Oui ! Je me souviens de ce temps de psychanalyse. De ce temps du divan. De ce temps de la parole et du silence. De ce long monologue jeté à un plafond fissuré. Répandu dans une pénombre d’antichambre.

Au départ, tout commence dans une profusion, une exaltation de la parole. Au départ, on se trouve dans l’aisance de l’histoire. Des histoires. On essaye tout, par chronologie, par thèmes. Au départ, on pense que cela ne finira pas, que l’on aura toujours quelque chose à dire.
Avant d’entrer chez la femme de l’ombre, on a préparé tous les pans de notre histoire à révéler, tous les morceaux. On veut expliquer, faire comprendre. Au départ, c’est à elle que l’on parle, que l’on tend sa voix.
Derrière, elle ne dit rien, ou si peu. Parfois, elle pointe un détail, un mot. On s’arrête, on évite, on bifurque. On parle, on raconte. Notre histoire n’est pas très intéressante, pourtant à force de la dire, on pourrait la croire passionnante. Au départ, rien n’est très important, les mots se bousculent. On cherche des vérités qui seraient bonnes à dire, enfin.
Puis des vérités plus douloureuses. Même ces vérités douloureuses se trouvent bonnes à dire, encore. Le temps passe, on est de plus en plus précis. On cherche le détail, on soulève les souvenirs un à un, à la recherche du signe, de la marque qui porte notre nom, qui désigne notre fatalité.

La femme de l’ombre accompagne cette profusion tapie dans son silence, avec l’abandon nécessaire à toute bonne patience. Papa, maman, les sœurs que l’on n’a pas eus, ce que l’on a fait, ce que l’on n’a pas fait, nos femmes, nos enfants, nos amours, le sexe de nos amours, nos masturbations, nos faits d’armes, nos défaites, notre grandeur, notre misérabilité. Il faut tout dire, alors on dit tout, dans l’ordre ou dans le désordre. Nos peines, nos chagrins, nos lâchetés, l’ennui, l’enfant que l’on était, l’enfant que l’on est resté. Au départ, c’est un grand ménage, un grand déballage, on patauge dans nos eaux saumâtres.
La dame de l’ombre attend. Peut-être que si l’on se retournait, on la verrait sourire, ou dormir. Mais au départ, on se moque de tout cela, on se tient seulement dans l’ivresse des mots. Dans ce grand déballage, dans cette braderie. Dans cette délation de nous-mêmes, dans ces aveux de confessionnal. On parle, on paye, comme si l’on allait aux putes, tout est bien ainsi. On se demande parfois à quoi tout cela peut servir, mais on continue. À cause de l’ivresse.

Trois fois par semaine. Les mois passent. Bien sûr, on commence à voir derrière l’histoire de drôles articulations. On voit bien certaines formes, invisibles à l’œil nu de la vie quotidienne. On voit bien d’autres histoires sous les histoires. On voit bien d’autres mots sous les mots. On voit bien des larmes sous les sourires, ou quelques abimes sous les vagues. On devine bien d’autres désirs sous les désirs. À chaque séance, on monte une marée. La mer est sans fin, et le temps de l’océan sans limites. La dame de l’ombre devenait peu à peu mon oreille. Peu à peu mes yeux. Elle était là, sans vraiment être tout à fait là.
Puis, un jour, l’eau des mots commence à se tarir. Le flot devient moins important, de gros cailloux de silence font des remous, où les mots viennent s’enrouler. Tourbillons d’écume blanche, où la parole disparait comme dans une sorte de vortex de la langue. La dame de l’ombre est toujours là. Silence contre silence. Au début, cela n’est pas fréquent. Pour éviter ces écueils, on prépare la séance encore plus à l’avance. Mais le dernier quart d’heure devient difficile à combler. Les mots sont devenus épais, ils raclent la mémoire. Il y a du sable sous la langue. Des cendres dans la voix. Un peu plus de rouge dans les silences. Un peu plus de sang dans l’attente. Un peu plus de peur dans les souvenirs.
Il y a une ivresse du silence. Un vertige. Presque une volupté.
Puis une douleur.
Avec le sentiment du dérisoire. Une vie est faite de si peu de chose au fond. Même bien remplie. Il y a si peu d’évènement. Si peu de rencontres. Si peu à en dire.
Alors, arrive le temps des silences. De ces séances vides. Vides, lourdes, douloureuses. Le temps du rien. Des colères contre la dame de l’ombre. Des colères contre soi.
Il n’y a plus qu’un filet spasmodique d’une eau troublée, tremblante. Si peu assurée de couler vraiment. Il n’y a plus que le lit asséché d’une vie désossée. Avec un limon sombre qui se fendille. Avec ses flaques boueuses.
S’allonger sur le divan pourpre devenait pénible, presque insupportable. Le silence se nourrit de lui-même. Il s’encourage.
Se fortifie. S’additionne. S’engraisse.
S’aggrave.

Il arrive que les couches de silence soient si épaisses, si compactes, qu’il devienne presque impossible de le rompre, de le traverser. Chaque phrase part du plus loin du ventre, remonte avec lenteur tout au long de l’estomac, pour venir peser sur les poumons. Chaque phrase cherche son souffle dans un air raréfié. Les mots prennent des sens bizarres, baroques. Ce sont des mots tiroirs. Des poupées russes remplies de mystères.
La dame de l’ombre est à son œuvre. Elle tient ferme l’autre bout du silence. Elle tend la corde du silence sur laquelle quelques pauvres mots tentent de garder l’équilibre. C’est le temps des larmes, des doutes, des nœuds, des pierres. Sous notre vie, il y a des paysages étranges. Derrière nos souvenirs, existent des plaines venteuses, des landes tristes. L’innommé. De vieilles sensations que les vieux mots n’ont jamais touchées. Des désirs sombres jamais avoués.
De quoi parlons-nous quand nous avons tout dit ? Que reste-t-il à dire ? Au-delà de l’histoire, bien après l’anecdote. Bien avant.
Allongé, je regarde la fissure du plafond. Je ne veux rien dire. Je ne veux plus rien dire. Plus jamais. Cela dure. Des séances entières. Parfois, je sens mon corps envahi de chaleur. Parfois, j’ai froid. Alors, je cède. Aux mots. Aux relents des mots. À leurs spectres.
À ce moment, on ne raconte plus.
Une voix d’avant la vie.
Il ne reste que des lambeaux de phrases. Des bulles qui crèvent le plafond, qui crèvent le lit du torrent asséché, bulles de soufre. Sous le lit, il y a d’autres lits, plus sombres, plus denses.
Bien après, il n’y a plus que des formes. Car peu à peu on entre dans le royaume des ombres. La dame de l’ombre semble bien les connaitre.
Temps du rien. Souvent, j’avais l’impression de construire une muraille invisible, à l’envers du décor. Temps du vide. Lancinant. Épuisant. Temps des redites. De l’usure. Comme si l’on agrandissait le vide. Comme si c’était cela l’important. Comme si à force d’être dans ce rien continuel cela donnait une consistance au vide. Comme s’il était vivant en nous. Longue traversée.
Longue marche de la parole où les silences pèsent plus que les mots prononcés, où le temps vide compte plus que tous les actes posés.
Quatre ans. Quatre ans. Dans le désordre du sens. Quatre ans à être éparpillé dans mes défaites, à flotter dans mes naufrages. À creuser le son de ma voix, à border la parole, comme on borde un enfant malade. À errer. À n’être qu’une errance.

Un jour, on arrête. Plus précisément, on suspend. On accroche son silence au clou de l’amour planté dans la fissure du plafond. Un jour, on suspend. Il ne faudrait pas. Mais on le fait. C’est ainsi.
Après, bien après, on commence à écrire.
Ce sont les mêmes mots. C’est le même silence. C’est la même voix. C’est la même douleur, la même exaltation. C’est aussi vain, mais si essentiel. Comme une errance souveraine. Comme une ultime dignité.

Franck

10 mai 2005

Tes plus grands silences sont mes plus beaux poèmes...

Chaque jour préciser un peu plus le portrait. Affiner les couleurs. S’approcher pour scruter le détail. Se reculer pour faire vivre l’ensemble. Solliciter les mots pour les rendre vivants. Pour qu’ils me laissent vivant.

Vivant. Mon Ange, tes plus grands silences sont mes plus beaux poèmes….

Dans ce coin d’univers où elle est posée, elle nous dit l’attente sombre, et le monde qu’elle voit au balcon de sa maison des morts.
Derrière la vitre on peut la voir, c’est une silhouette ballottée par les remous d’une onde fraîche, une forme frissonnante dans la marge transparente des jours frivoles, figure dénudée et chaste, figure d’horizon dans le reflux des saisons, chaude icône aux cheveux de brouillards à la peau blanchie d’écume.
Ses yeux ont cette brillance singulière, où dans le même mouvement des paupières apparaissent la joie gourmande de la vie et la tristesse, sans laquelle cette joie n’aurait aucun sens.
Des yeux ardents écarquillés sur l’envers du décor.
Un regard ruisselant qui donnent de la lumière au royaume qu’elle habite.
Un sourire la pare souvent, un sourire de perle dessiné avec un souvenir d’enfance, le sourire lunaire des consolations enfantines avec son infinie douceur, son infinie langueur ; oui, l’infini de l’amour fragile prêt à défaillir.
Un sourire la pare, à moins que cela soit des larmes d’une jeunesse arrachée au ciel.
Elle confectionne un paysage de textes avec une incomparable aisance, ainsi elle le ferait d’un bouquet tumultueux de fleurs sauvages.
Chez elle chaque texte est une chrysalide ; de ses seuls doigts elle fait naître les papillons des mots. Parfois sa main glisse sur le clavier, elle caresse les touches comme si elle traversait mille vies.
Chaque jour elle s’embarque pour un voyage qui pourrait la déposer sur les rivages brûlants des passions crépitantes; navigation incertaine, presque hésitante, toujours au bord d’un naufrage. Les textes sont les nuages qui la guide, qui la sauve, ils sont les alizés qui portent sa dérive, les albatros qui lui composent et saisissent l’âme.

Tout le jour elle est dans le mouvement des mots, dans leurs couleurs, leurs cendres, elle est dans le blanc de la page entre le noir des lettres, elle écoute leurs histoires.

Alors elle se sent pénétrée par un grand fleuve.

Chaque texte est fait de sa chair et de l’attente, de l’attente et de l’amour, de cet amour inachevable et son souffle se suspend lorsque survient des réponses inconnues, réponses de blessures ou de solitude claire. C’est un vertige enivrant, car elle connaît leurs folies désarmées, leur transparence secrète, cette part épuisée qu’ils charrient. Elle sait les secourir en les enchantant d’un regard d’amour, en leur prodiguant le geste d’abandon essentiel : ce baiser protecteur qui les éclairent.

Et lorsque le lecteur, ombre de passage, traverse son temple pour cueillir quelques mots, tel le promeneur absent dans un champ de coquelicot, elle n’oublie jamais un dernier frôlement comme elle le ferait sur la joue rose d’un enfant.

Quand vient la nuit dans l’obscurité religieuse de sa petite maison elle entend la voix des textes, leurs chants et le chuchotement des heures, elle est alors un port scintillant qui veille sur le balancement des barques, la sentinelle des mots, la gardienne d’un phare sur l’océan de la langue, une lueur de crépuscule sur nos chemins d’espérance. Elle est assise, attentive, je vois son visage éclatant, sa beauté émouvante par l’évidence de son regard qui dit l’amour dans sa part de murmure, de don, dans sa part la plus effondrée, celle qui gît au plus profond, dans sa part d’enfance ressuscitée presque sauvée de la nuit, des blessures et des souillures.

Je la vois calme et douce, elle ressemble aux souvenirs comme une source, comme une eau gorgée de musique, de nuances étranges, une eau qui laverait le ciel de nos peurs, un baume de vie pour l’errance.

Chaque nuit elle chante, parfois elle vole, et la course des étoiles s’organise autour d’elle avec lenteur et mesure, car elle a le pouvoir d’arrêter le temps, de le suspendre. Mon Ange, mon amie, n’est pas une ombre, son sang est rouge et il coule comme un torrent fier. Mon Ange, mon amie, ne dort jamais, parce qu’il faut veiller sur tous les fantômes de sa maison hantée, ils pourraient envahir la terre. Alors elle surveille, armée de ses mots et ne laisse rien passer. Surtout pas nos faiblesses, nos complaisances. Elle est là, dans la nuit. Elle veille.

Franck.

26 mai 2005

Messaline..... (1)

J’ai toujours aimé les âmes brûlées. Sans doute parce qu’elles interrogent la vie avec véhémence et qu’elles touchent aux extrêmes du bien ou du mal. Parfois il est important d’aller brûler ses mots dans ces contrées obscures et d’affronter les eaux opaques qui gisent en nous. Dans ce qui suivra, tout n’est pas beau, tout n’est pas bon, mais il était important d’explorer des chairs incendiées, notre mémoire, et nos dragons. Et puis je me dis, si la beauté existe, il faut la traquer dans les endroits les plus sombres. La vérité, la pureté ne se nourrit pas que de beaux sentiments. Si je veux être vrai, il faut que j’aille user mes mots dans une parole inconnue, en accepter le trouble, l’ambiguïté ; bref, être sur le fil.

Messaline, je m’appelle Messaline. Je me souviens de mes premières escapades solitaires, la nuit. Toujours la nuit. Seule, toujours seule.

…Après mes ablutions, rapidement je me préparait : un peu de parfum, de poudre sur les joues, du rouge à lèvres, un coup de peigne…Avant quand je me remaquillais c’était pour être belle, pour séduire comme une douce ingénue prête à capturer un regard, un sourire, une reconnaissance, c’était de la coquetterie innocente, un jeu candide où le masque embelli la fête où la parure révèle plus une élégance qu’un aveu…

Ces jours là, il n’était plus question de parure, mais d’un grimage, d’une peinture de combat destinée à masquer la grimace qui gisait tout au fond de moi. J’enfilais une toge blanche telle une armure de soie, légère comme un péché mortel.

Et c’était le moment, d’entrer dans l’arène…

Une femelle, qui n’a rien à voir avec une femme, n’existe que par son sexe, et elle ne veut rien d’autre que le mâle, le rut, et par-dessus tout, la jouissance, cet effondrement des mondes dans lequel le corps et l’âme bouillonnent ensembles, l’instant suprême où l’on est plus rien à force d’être tout.

Petite j’avais une peur panique des serpents, cela ne m’empêchais pas de les rechercher dans trous des remparts de la ville, c’était de la fascination : on a peur, mais on ne s’appartient plus tout à fait. Il y a un vide qu’il faut combler. Fatalement combler. On sait que dans la chute on perdra quelque chose, mais on ne sais pas quoi, et l’on s’en fout d’ailleurs.

On croit que le désir, parce qu’il est une promesse de bonheur à un goût sucré : non, le désir, ça fait mal, c’est d’abord un arrachement du cœur. La volupté, c’est autre chose, elle vient après, pour faire la danse des sept voiles autour d’une dépouille pantelante. Vous comprenez, la volupté c’est les deniers de Judas. Il n’y a pas de volupté sans culpabilité et pas de culpabilité sans châtiment. Dans mon bain de lait et de roses en me caressant les seins, l’entrejambe, les reins bien cambrés, prenant à pleines mains mes fesses et les triturant jusqu’à la douleur, ce n’était pas le bonheur, non…non, loin de là ; je le faisais parce qu’il fallait que je le fasse, parce que mon corps le réclamait, je le faisais et puis c’est tout !

….L’au-delà du plaisir c’est une malédiction…

Je crois que chaque femme, quelle le veuille ou non, connaît assez son corps pour l’utiliser ; elle sait d’instinct l’impression qu’il donne, après c’est une question de nuance ou de talent. C’est vrai, que parfois, la frontière est mince entre la sensualité, l’érotisme et la pornographie. L’érotisme c’est sans doute davantage la promesse ; une femme joue sur le désir de l’autre, de l’homme. Dans la pornographie c’est le besoin qui demande d’être satisfait. L’érotisme met en jeu l’imaginaire des deux, dans la pornographie il n’est plus question d’imaginaire, mais de réel, rien n’est promis : tout est là, donné. Ce n’est plus de la nudité c’est un ventre béant, écorché. Chaque femme le sait, même la plus sage. L’érotisme se situe dans le désir de l’autre ; dans la pornographie l’autre et son désir sont niés, définitivement niés ; en fait anéantis. Au bout de l’érotisme l’amour peut surnager, au bout de la pornographie c’est le masque froid de la mort que l’on voit.

Quant à moi, depuis longtemps j’avais glissé de l’autre coté du miroir ; Janus à deux faces l’une avenante et douce, l’autre carnassière et avide de plaisir, j’aimais être prise, là, dans l’urgence, sans préparation, dans une étreinte brutale, cruelle, déchirante.

Déjà je n’étais plus moi, mais cette autre, avide, assoiffée de sexe, prête à toutes les déchéances, pourvue qu’elles fassent mal, prête à sentir l’inexorable vertige d’une chute sans fin. Une dégringolade vers les ténèbres brûlantes.

Je savais où je voulais en venir…Non, je savais où je voulais aller…

Et je savais que j’irai au bout de ma débauche et que j’en jouirai, je savais, aussi, qu’il y aurait d’autres débauches, que tout ceci serait sans fin. J’étais morte une fois, il ne me restait plus que l’éternité. Seule. Irrémédiablement seule.

Quand l’amour unit deux êtres, deux corps, chacun s’augmente de l’autre, mais quand il n’y a pas d’amour, quand c’est uniquement le sexe, la baise…ça se soustrait, chacun perds quelque chose en route… c’est l’autre que l’on perd, l’autre qui est en soi qui disparaît…c’est pour ça…la solitude…Baiser c’est jamais neutre…

Ce soldat avait de l’appétit, moi j’avait faim.

Cette bouche inconnue se mit à m’embrasser. Langue. Salive. Parodie d’amour. Abdication irréparable. Soupirs. Chocs de dents. Morsures. Sucions. Les mondes se renversent.  " Vas-y Messaline, donne tout ce que tu as, donnes tout se qui te reste : ta bouche, ton sexe béant, ta sève d’amour, ce jus de corps assoiffé, donnes toi, qu’il te bouffe, te lèche, qu’il te tète les seins et tout ce qu’il peut téter, jusqu’à ton sang, jusqu’à plus soif, jusqu’à plus rien. Qu’il tête ta vie jusqu’au dernier soupir, jusqu’au dernier sanglot, même ton âme est une mamelle pantelante : alors, suce soldat ! Téte-moi l’âme cette fumure d’enfer et qu’on en finisse ! "

Une main gaillarde cherchait à passer sous mes fesses, elle aussi voulait son trou. " Prends-le, mon cul ! Tu as raison il est fait pour ça, pour les bites, les doigts ; fouille partout, je suis à toi comme une damnée est à Satan avec le même désespoir et le même entêtement. Je suis une laborieuse de la baise, mieux, une consciencieuse ; ce qu’il y a de bien dans la baise c’est qu’il n’y a pas besoin d’esthétisme, on va droit à l’essentiel. Tu veux mon cul ? Prends-le ! De toute éternité il t’attend. Ne tournes pas autour, ne finasses pas ; enfonces ! Bourres !Non, ça fait pas mal, si tu savais où j’ai mal en ce moment tu irais te pendre à crochet de boucherie. Aller, enfonces-le ton putain de doigt. Dommage qu’il ne soit pas plus long, hein ? Oui quel dommage ! Si tu pouvais y mettre le bras tu le ferais, salopard ! Tu pourrais y mettre la tête, pendant que tu y es ! Et je te garderais dans mes boyaux pour aller te chier, plus tard sur la décharge monstrueuse des siècles passés et en même temps je pisserais des flots de larmes, celles qui n’ont jamais été versées : les caniveaux du ciel en sont pleins ! Il est bon mon cul, hein ? Profites-en ! Si je cris ce n’est pas important, ne t’arrêtes pas. Chaque déchirure m’est douce…si douce… "
Je flambais. Ces débordements de corps, de salives, de sueurs, ces palpations, ces pénétrations, m’emportaient autant que l’ivresse. Je ne contrôlais plus rien. Le vent soufflait dans ma tête. Je résistais, pourtant ; mais ma volonté me désertait comme un lent vol d’oiseau dans un ciel solide, lourd, consistant, plombé ; je vivais dans l’épaisseur ralentie d’un rêve dont on ne se réveille pas. Ecartelée, livrée, fendue, trouée par un soldat insatiable et stupéfait. Et je le voulais…de toutes mes forces…oh oui, je le voulais ! …

………………

Je mettrais la suite demain, enfin je l’espère. Il faut que je finisse de l’écrire. Il y à quelque chose d’éprouvant à écrire cela, d’éprouvant et de troublant. Gênant. Bon, j’ai commencé, il faut que je finisse.

Franck

30 juin 2005

Puisqu'à la fin il ne doit rien rester.......

L’errance est un chemin de cailloux. Un chemin sans borne, sans destination. Ce n’est pas un retour en arrière, non, cela serait trop simple. L’errance vous fera passer par un temps écrasé et des lieux désossés. C’est un long apprentissage que de défaire sa vie. Mais l’errance exige de tout défaire. Puisqu’à la fin il ne doit rien rester. Rien. Il y a ceux qui veulent marquer la terre, laisser la trace d’un passage, quelques pierres, quelques argents et les errants. Les errants ne marqueront pas la terre, les seules traces qu’ils laisseront iront se perdre entre deux nuages, ou plus loin encore.

Un jour j’ai su que je ne pourrais pas tout traîner avec moi. La question pratique est venue percuter de plein fouet celle existentielle. C’est souvent comme ça. C’est la pierre contre laquelle vous buttez qui vous parle du chemin.
C’était, il y a six ans de cela. J’étais à l’âge où normalement on accumule, on acquiert, on se pose plus ou moins définitivement, l’âge où si vous avez été sage et respectueux des normes et des conventions vous pouvez commencer à espérer récolter les dividendes de votre abnégation. Je n’ai jamais été très sage, sans pour autant être un rebelle. J’ai toujours eu le sentiment de marcher à coté, jamais très loin, mais à coté. Donc il a six ans j’avais de quoi meubler trois appartements. Mes meubles, augmentés des récupérations, des héritages. Tous ces meubles racontaient plusieurs vies ; ils étaient beaux, émouvants pour certains. Je m’y trouvais bien dans ces meubles. Il y avait les meubles, et puis les bibelots, les tableaux, certes pas de maîtres, mais dont chacun avait une histoire.

Ca serait le moment de dire : " Objets inanimés avez-vous donc une âme, qui s’attache à…. " Mais je ne le ferais pas. Pas comme ça.
Parce que dans l’errance on ne peut pas se déplacer avec un semi-remorque de meubles et de souvenirs. Il faut choisir. L’errance est exigeante.

J’ai dit au gars : " Je garde ça, ça et ça… vous prenez tout le reste. " Le dixième antiquaire a compris ce que je disais. Il était jeune, des yeux pétillant d’intelligence, le front haut. Une belle prestance. Sa voix était calme, plutôt douce. Il parlait peu, mais toujours avec gentillesse. On s’est assis à mon bureau :  " Voilà, je garde uniquement de quoi meubler un petit studio, de quoi coucher, mes livres, et les ustensiles de cuisine, pour le reste faites-moi un prix.. " Lui, il a compris. On s’est mis d’accord sur le principe, et il a commencer à faire l’inventaire. Trois pages. En face de l’objet quelques signes connus de lui seul.
Une des pire journée de ma vie.
La bibliothèque Empire, celle que ma mère avait achetée chez un petit antiquaire de Cassis, lorsque nous habitions Marseille. Beau meuble entièrement chevillé, qu’il fallait démonter comme un puzzle à chaque déménagement. Le secrétaire second empire-lui aussi, en acajou, avec ses petits tiroirs mystère, que ma mère avait acheté au village Suisse à Paris. Le bureau Napoléon premier, avec son tapis vert, le petit secrétaire anglais, ou je pouvais installer plein de bibelots, la table chinoise, véritablement chinoise, sur laquelle, petit, je faisais parfois mes devoirs. Les bergères Louis Philippe, dont ma grand-mère Simone était si fière. Les fauteuils crapaud. L’armoire en bois de rose, l’armoire Louis XIV, la vendéenne, le lit bateau, le coffre espagnol, le buffet en acajou, la table ronde qui se dépliait, on pouvait y manger à dix, douze en serrant, des ménagères, de la porcelaine, du cristal, des lustres à pampilles, des lampes, des lits capitonnés de broderies…

Trois pages, d’objets hétéroclites, d’objets de chair et de sang. A chaque fois qu’on arrivait devant un objet, il me regardait d’un œil interrogateur, pour savoir s’il l’inscrivait sur la liste. Je faisais oui de la tête, en silence, on est passé devant le moindre des bibelots, toujours avec le même cérémonial. Et à chaque fois j’avais l’impression de faire un crime. Trois pages de crimes. La visite n’en finissait pas. J’en voulais à la terre entière. Non, pas ça, ça je le garde…. Non Franck, tu ne gardes rien. Tu comprends l’errance… c’est, ne rien garder. Oui, mais ce petit truc… rien, rien du tout….Tu comprends, Franck, l’errance ce n’est pas qu’un concept littéraire, l’errance c’est n’avoir rien, pour commencer. Après, l’autre étape, c’est n’être plus rien. Mais pour cela il faut grandir.

Il a fait trois voyages avec son camion. Au fur et mesure de nos rencontre douloureuse nous avons sympathisé. Il avait de la culture et de la sagesse. Il aimait la poésie, les livres, à dix neuf ans il était entré au séminaire, et puis il avait abandonné. Peut-être que j’y retournerais, m’a-t-il dit. Il m’a dit aussi : je vois l’arrachement que c’est pour vous, ces meubles… mais cela marque aussi le début d’autre chose, d’une autre vie. A chaque fois qu’il venait, on s’arrangeait pour déjeuner ensemble. C’était un mec bien.

Quand tout fut fini, que je fus seul, et que je me suis retrouvé face à ce vide, j’ai éclaté en sanglots. J’avais mal au plus profond, mal jusqu’à l’os, là où ça racle. Cette décision de vendre, engageait plus que ma vie, plus que moi et je me sentais un salaud d’avoir fait ça. Vendre de l’intime. Pas pour l’argent, mais pour être plus mobile. Voilà, pour être plus léger, on commence par se séparer des choses, des objets. Ce fut mon premier grand pas d’errance, de véritable errance. Il faut commencer par un arrachement brûlant.

Je sais qu’il y a des choses plus grave dans l’existence, mais c’est un long apprentissage que de défaire sa vie. Il ne reste que cette page blanche, pour continuer à défaire, à défaire sans cesse, jusqu’à la dernière maille, le tricot de ma vie.

Franck

3 juin 2005

Quand le ciel vous écrit......

Changer de lieu, c’est aussi changer de regard, presque changer de mots. Ce matin je ne suis plus dans mon petit appartement parisien, mais en pleine campagne verdoyante. Changer de lieu, c’est changer de regard, mais ce n’est pas changer de cœur… C’est une banalité de le dire. Le mien aujourd’hui est fissuré. Je suis dans le doute et la contradiction. Alors j’ai pris une petite bouteille, j’ai glissé à l’intérieur quelques mots foudroyés, pour les faire parvenir à celle qui s’habille de lumière, celle au cœur de feu, celle à la parole de torrent, aux yeux d’orages. Elle entend les bruissements les plus ténus, dès qu’il s’agit de frottement d’âme. C’est un vrai talent. Pour le posséder, il faut être à vif, être au sang, il faut vouloir, tous les jours, être dans le déchirement des chairs sans jamais se plaindre ou se complaire. Alors j’ai envoyé ma petite bouteille chargée de mes fragilités du jour à Angeline. Elle devait avoir entendu chaque mot au moment où je les tapais sur le clavier. On aurait dit qu’elle m’attendait.

C’est pour ça que je mets sa réponse ici. Parce que je souhaite à tout le monde d’avoir au près de soi tant de lumière pour s’opposer à tant de ténèbres. Je souhaite à tout le monde de connaître une personne à l’âme si vigoureuse, si généreuse.

Merci mon Ange, je te laisse la parole :

" Bon, du joint dans tes fissures, il n'y a rien de tel lorsqu'on s'attaque à son carrelage de salle de bains fissuré.

Ce changement d'endroit tu le sais mieux que moi il va falloir t'habituer. Il faut s'habituer, le temps que tu prennes d'autres rythmes et peut-être en profiter pour arrêter avec les mauvais, les anciens.

Effectivement être mieux dans mon coeur et ressentir de l'amour ça ne m'a pas calmé question écriture, Jean le déplore, il s'attendait à moins de...de rigidité. Tu sais, tu me fais rire, tu dis que tu ne sais pas quelle couleur donner à ton blog, tu crois que moi je le sais avec le mien ? Les périodes de doutes sont salvatrices : ce n'est qu'en période de pression qu'on peut donner à l'art ses plus belles lettres de noblesse. Mais nous, Franck, on est bien au dessus de l'art. Tu vas dire : quelle prétention ! mais ce n'est pas en terme de niveaux que je parle. Je veux dire : si on écrit, des fois on ne sait pas pourquoi on écrit, des fois on sait. Mais si on écrit, on sait au moins que même sans avoir rien à dire, c'est pour de bonnes raisons. Etre juste face à son écriture implique d'être juste face à sa vie. Peu de gens, d'écrivains diraient : je doute de ce que j'écris. Il faut être quelqu'un de fort dans la fragilité, tu comprends ? Donc si tu n'as rien d'autre que tes doutes, écris-les.

Ici il fait chaud comme en août. Je n'aime pas ce mois d'août, ma naissance, le Portugal, les vacances, mon Oncle. L'angoisse revient quand vient l'été, je prends des médicaments pour tenir. J'écris et ça va mieux pendant les petits moments.

Tu dis : je suis envahi de doutes, de contradictions. Tu remarqueras que la forme de mon blog est posée sur des bases de doutes et de contradictions. Tu remarqueras que je donne souvent de fausses infos sur des gens réels pour ensuite donner les vraies, lorsque j'ai leur accord. Ou pas. Lorsque tu te sens découragé, écris surtout là. Quand on me demande : tu trouves où l'inspiration ? : je réponds que je n'ai jamais été inspiré par les écrivains ni par les écritures d'eux : c'est le moyen qui m'intéresse, pas son histoire. Personne n'est jamais vraiment inspiré. En revanche, être avec ses amis, manger ensemble à quatre heures de l'après-midi, quels qu'ils soient, morts ou vivants, ou de la race des survivants, comme toi et moi sommes, cela se voit à nos écrits, être avec eux, répondre à quelqu'un d'honnête et d'entier dans son amitié pour toi comme tu l'es, mon tendre, être avec celui qu'on aime, être avec son animal de compagnie, toutes ces choses sont des instants magiques qui valent tous les chefs-d'oeuvre de la littérature. SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS y compris. Ce livre dans mon adolescence m'a tellement marqué, j'ai détourné le sens en l'appuyant pour qu'ils correspondent à mes délires intérieurs. Donc si tu es seul et que tu n'as que les vacances où la nature pour te promener, sache que tu n'es pas seul tant que tu peux respirer. Tant que tu es survivant dans le monde. Tant que tu sais, malgré les doutes et les contradictions, que l'écriture sera toujours là pour que tu puisses l'utiliser. Toujours. Et que mille choses infinies t'attendent dans l'avenir. Le soleil brille comme la nuit sensuelle est sanglante la nuit. Tu sais, je vais te dire, cela me rassure que tu sois plein de doutes et de contradictions. Le contraire m'aurait inquiété. Tu es un survivant, pas un mort, donc mon frère je t'enlace tendrement pour ce cadeau de ce que tu es.

On me reproche souvent de revenir sans cesse sur les mêmes choses. Je réponds : et que font les autres si ce n'est revenir sur eux, au moins je prends la chose avec distance, c'est mieux, moi comme sujet, entre autres êtres qui ont des histoires.

Moi je ne prépare rien à l'avance, si je n'ai rien à dire, je le dis quand même (amusant).

Sinon ce matin avec ton message j'ai reçu un message d'un type qui me traite de grosse pute parce que j'ai dit que les skinheads étaient de sales pédés. Il me dit aussi qu'il me souhaite de crever. Aucun pédé n'est venu me dire qu'il allait porter plainte contre mon blog sous prétexte que je dégrade les homosexuels pour l'instant. Sinon il y a les gens intelligents comme toi, pleins de doutes, qui voient vraiment ce que quelqu'un de sensible à outrance a besoin de dire parfois. Pour caresser l'intime et le sensible des gens, au moins une fois.

En fait, malgré le soleil je provoque des réactions contradictoires parmi les gens qui me lisent. Cela aussi ça me rassure. Comme dans la vie, je provoque des réactions contradictoires.

On reste au fond tout le temps fissuré, lézardé, l'année dernière en Ardèche après avoir fui mon ex-mari, dans la maison, la piscine, j'enlevais les petits lézards morts, dans ma main, ces petits corps, ces petites pattes, ces torses, alors que j'ai peur des reptiles, là, pas peur des lézards. Ce sont les seuls avec les tortues qui ne me dégoûtent pas. Tu vois, être égoïste ce n'est pas grave, tant que c'est tourné comme un moyen de donner aux autres, tu vois, je n'aime pas les égoïstes des associations, tu vois je n'aime pas l'égoïsme social.

Des fois on devrait se réjouir de ce qui est autour de nous. Mais je ne suis jamais dans la réjouissance, même si être entre amis en été à quatre heures de l'après-midi, ou seule en promenade en hiver à la recherche de feuilles d'automne pour mes peintures, j'arrive à y prendre du plaisir.

Il y a dessiné comme ça, quatre grands types de personnes. Les morts, se sont les plus nombreux. On les reconnaît assez facilement même si certains font tout pour le cacher et vous trompe. Il y a les vivants, les plus rares, les plus précieux, j'en ai croisé un ou deux dans ma vie. Un. Il y a les survivants, dont je fais partie, nombrse moyens, font tout pour se pardonner à eux-mêmes les erreurs que maman nature leur a pardonné, tu sais. Ils sont la plupart du temps explosifs, originaux, ils n'ont pas peur de penser ce qu'ils disent contrairement aux morts qui ne savent pas trop. Et il y a les Sans-Noms, qui sont juste là pour planter le décor. Si seulement nous étions vivants. Mais les catégories n'existent pas. On peut en changer comme on veut, il faut travailler pour ça (le travail, quelle grande valeur sociale).

Généralement, et même sans le savoir, les morts comme les vivants, surtout les survivants, ont besoin d'amour.

Comme moi qui te donne une partie du mien là tout de suite.

Angeline. "

27 mai 2005

Messaline.... (Fin)

(Suite)….

Maintenant je recevais ce flot de vulgarités avec lassitude et trouble, écartelée entre la révolte et la honte. Une honte, issue de sensations encore inconnues, qui me serrait le cœur en le faisant battre plus intensément, j’aurais pu y reconnaître une autre forme du désir qui provenait de l’intérieur de mon corps, un désir mystérieux, trouble qui me brûlait le sexe et l’âme. Plus rien de la raison n’affleurait à ma conscience, je n’étais qu’un corps, je ne voulais être que ce corps douloureusement habité d’un appétit impérieux et brutal. Jusqu’à mon sexe qui se contractait en cadence, au rythme des ondulations qui berçait mon ventre. Mon sexe respirait et se laissait gagner par une marée terrifiante qui l’inondait en vagues successives, toujours un peu plus loin, toujours un peu plus profond.
Rejetée hors du temps des hommes je n’étais rien ; plus rien, seulement un corps, une écorce. Un corps prêt à tout, même à la jouissance.

Quelque chose qui me parcourait tout le corps et me faisait frissonner. Ma bouche était restée entrouverte et laisser passer de petits râles ténus, à peine audibles, parfois le bout de ma langue sortait pour humidifier mes lèvres et ma tête roulait lentement de gauche à droite accompagnant les vagues divines qui me creusaient le ventre et gonflaient ma poitrine. Je m’abandonnais à ce bercement surnaturel qui peu à peu m’engloutissait. Tout en moi était pris par une houle venue des profondeurs de mon être, une houle qui à tout moment pouvait me submerger. Mon bassin s’était mis lui aussi à danser souplement, flottant avec une douce mollesse. Mon sexe maintenant allait à la rencontre des doigts et de la main qui le possédait. Je me sentais m’ouvrir de plus en plus, je devinais la moiteur qui m’inondait. A chaque fois que les doigts s’enfonçaient en moi ils allumaient une source vive, débordante. Je mouillais. Le soldat, lui, glissait dans ce bain de cyprine et se laissait griser par les senteurs poivrées qui s’exhalaient de ce sexe apprivoisé. Le mien. Je ne comprenais plus rien de ce qui se passait, à la fois j’avais honte et envie de cette honte, comme si la honte elle-même me préparait au plaisir : comme si cette honte était le plaisir lui-même. Je ne désirais rien d’autre que ma jouissance à venir, mon salaire de néant et de mort, l’obole à Charon pour un dernier passage.

Alors une vague sortie des profondeurs de terre me dévasta. Mon corps se cabrait sous l’orgasme qui déferlait ; je hoquetais cherchant l’air, mon visage se métamorphosait, la jouissance transfigurait mes traits, ma figure se tordait sous l’extase et il n’était plus possible de savoir si j’exprimais la douleur ou la joie. Mes mains s’étaient saisies du membre qui me possédait et le poussait au plus loin de moi-même, tout en serrant les cuisses qui furent prises d’un étrange tremblement.
La bouche grande ouverte, je laissais échapper un long râle voluptueux ; et quand la vague s’écrasa sur la grève dans un jaillissement somptueux, je crus sombrer délicieusement dans ces eaux primordiales qui éclaboussaient tout mon être. Alors je pus m’abandonner à l’ivresse magique d’un instant éternel...

J’étais pleine à nouveau. Un autre soldat, un autre inconnu. Je ne sais plus. Je n’étais plus qu’un sexe que le membre de l’homme remplissait complètement. Maintenant… seulement maintenant, je désirais l’éternité…Que tout continue irrémédiablement. Vivre une éternité dans cette flamboyance surnaturelle. Je me consumais d’une joie démesurée, singulière et terrifiante : extase sublime et vertigineuse qui entraînait tout mon être dans un abîme sans fond, un océan constellé de nébuleuses tournoyantes et féeriques.

L’air me manquait, je suffoquais, j’ai cru être emportée dans une sorte d’ouragan dévastateur, soudain grisée comme on peut l’être quand le vent fouette votre corps et que l’on craint qu’une chose, c’est de décoller et de se perdre dans les nues. Des rafales secouaient mon corps, et puis… C’est venu : je suis partie droit dans le ciel, comme un trait de lumière. J’aspirais une dernière bouffée d’air dans un cri que je ravalais, tous mes muscles se crispèrent, mon buste se redressa tendu par un spasme. Haletante, j’ai resserré mes cuisses emprisonnant ce sexe d’homme, puis je me suis relâchée. Au bout d’un long moment j’ai à nouveau ressentis la nuit sur ma peau… l’espace d’une seconde, je crois que je fus heureuse.
J’avais l’impression d’avoir le corps traversé par des éclairs lumineux. J’étais par-delà la vie, au-delà des mots dans un lieu où rien ne pouvait plus m’atteindre… alors, il me sembla toucher à ce moment précis, quelque chose de fondamental, d’essentiel, quelque chose de définitif… Peu a peu j’allais au bout de l’extase par une pente vertigineuse, rebondissant d’orgasme en orgasme de plus en plus foudroyants, de plus en plus profonds. Ce plaisir inouï qui m’irradiait, m’entraînait vers des régions inconnues. Je me sentais en marche d’un voyage ineffable, jalonné de plaisirs douloureux mais infiniment nécessaires. L’enfer.

Quand il répandit son sperme dans mes entrailles je crus m’évanouir.
Il me semblait en avoir partout du sperme, jusque dans ma mémoire.
Je me suis mise à crier d’une joie désemparée les poings crispés sur ma jouissance.

Le temps n’avait plus d’épaisseur. Je n’attendais rien, pas même la lumière du jour. J’étais là, simplement là, coincée dans l’instant, dans une succession d’instants. Je ne pouvais plus m’imaginer ailleurs que là. Tout se résumait à ce lieu sordide, à cette nuit interminable et à mon corps nu, prêt à être possédé par quiconque le voudrait…

Comme un automate, un pantin délicat, je m’enfonçais dans ce qui restait de nuit. Ma silhouette livide et fragile s’engouffrait dans l’ombre encore souveraine. Malgré l’aube montante le chemin descendait encore vers l’obscurité, vers les ténèbres irréductibles d’un chaos primordial, l’ombre inanimée d’avant la vie.

Et puis les larmes irrépressibles... je les sentais venir du plus profond de mes tripes. Quelque chose en moi pleurait. Je trébuchais une fois de plus dans mon vertige, je tombais, crucifiée dans un néant absolu.

Voilà….."

………….

Il faut imaginer cette étrange apparition d’une blancheur insolite, on aurait pu croire à quelques tristes madones, ou quelques sorcières revenant d’un primitif sabbat.

Je crois que c’est à ce moment là qu’elle eut froid, jusque dans ses os.

Au-delà de la souffrance il y a un autre pays. Etrange. Ce n’est ni la vie, ni la mort, ni rien de ce que l’on connaît. Un beau jour on s’y retrouve exilé, pauvre et désarmé, seul, incertain, orphelin de sa propre âme, orphelin et pourtant survivant d’un cataclysme. Ni vivant, ni mort : désespéré seulement.

J’ai toujours aimé les âmes brûlées, ces astres de cristal, parce qu’elles nous parlent de nous, de nos déserts, de nos fleurs noircies, de ces lieux étranges qui le plus souvent nous effraient. Les âmes brûlées ne sont plus encombrées, elles sont dévastées soit par le bien, soit par le mal, mais dévastées.
Imaginons un grand champ de blé écrasé de soleil et dans les chaumes calcinés quelques coquelicots, chacun a un nom : Antigone, Médée, Marie Madeleine, Nerval, Rimbaud, Corbière, Artaud, Emily Dickinson, Thérèse Neumann, Le Curé d’Ars, Van Gogh, Modigliani, Chopin, Camille Claudel, T.E.Lawrance, Philippe Léotard, Romy Schneider…. à chaque fleur, un nom et à chaque nom, une marche de plus sur l’escalier du ciel.

Franck.

27 juillet 2006

Rupture........

Il y a des lieux de nous-mêmes dont on ne revient pas. On les arpente la vie durant comme un aveugle, se cognant et trébuchant aux mêmes endroits, n’évitant rien des obstacles mille fois connus. Jusqu’à user nos guenilles. Jusqu’à l’épuisement du moindre désir. Il y a    des lieux de nous-mêmes, clôt comme une île perdue, une île usée par les mêmes vents, rongée par les mêmes embruns, brûlée par les mêmes astres. Il y a sous la peau nos déserts, et derrière nos yeux les mêmes images, et dans l’oreille la même musique, et dans nos mains cette même attente inutile, cette même distance infranchissable.

Le baiser c’est égaré, abîmé, il a sombré dans l’espace trop grand des jours, il est resté collé aux lèvres devenues trop sèches. Et la caresse a refluée, c’est reprise, comme une mer qui se retire, arrachant dans son retrait jusqu’au goût de la chair, pour ne laisser qu’une saveur fade d’os blanchi. Comme si tous les départs étaient des retours. Et toutes les fins d’immondes recommencements.

Il y a des lieux de nous-mêmes qui ne nous abandonnent jamais, ils sont la route, et l’unique lumière noire, notre lieu d’éternité terrestre. Le sans fin de notre vie. Les ventres se sont séparés, les cuisses se ont refermées, les sexes se sont cachés, les seins ont durcis pris dans glace du marbre. Les corps sont devenus pierres anguleuses aux arrêtes tranchantes aux paroles acerbes et crues. Les corps ont perdus leurs formes, leur tiédeur, leurs secrets et le mystère de leurs odeurs. A chaque geste un silence en surplomb. A chaque heure un gouffre en partage. Cascade lancinante et dévastée d’ombres sauvages et cruelles. Une à une les portes du langage se sont refermée. Un bruit sec et mat. Mots ravalés, qui viennent s’empiler les uns sur les autres. Murs lourds en parpaing de silence, dressés sur les frontières de l’absence, qui arrivent au grand galop. Déferlante d’indifférence bouillonnante et avide de nouveaux naufrages.

Il y a des lieux de l’autre qui nous dépossèdent. Ou pire, qui nous rendent à nous-mêmes. Lieux néants, lieux vides d’espace où la rencontre n’est plus possible.

J’ai simplement fermé la porte. Un bruit sec et mat. J’ai simplement roulé dans la nuit fabriquant à chaque kilomètre une nouvelle distance. J’ai simplement voulu aller loin, rejoindre mon île perdue. Celle qui gît, là, au fond de mon ventre. J’ai simplement voulu défaire le tricot des mots, des gestes, défaire le temps lourd et lents, défaire les brumes et les landes qui nous entouraient, défaire la citadelle creuse qu’on osait plus habiter.

Alors j’ai roulé. Longtemps.

Cela fait si longtemps que je roule mon errance. Caboteur mélancolique qui cherche sur les rives qu’il frôle le phare. Le phare.

J’ai simplement fermé la porte. Et je ne me suis pas retourné. Il n’y a jamais rien derrière. Il n’y a jamais rien devant. Il n’y a que l’instant, celui-là, celui qui suce le sang. Là, maintenant et qui nous écrase. J’ai les mains vides, même les prières s’en échappent. Et les souvenirs s’écoulent comme du sable au vent.

Comme du sable au vent.

Et les espérances s’éteignent comme des nuits sans lune.

Un lait noir et froid.

Poison silencieux de l’errance.

Infiniment longue, infiniment tenace.

Franck.

28 février 2006

Chambre 3.......

Cela revient par la bande. Par bribes. Des petits morceaux de souvenirs. Une conversation entre les tombes du Père Lachaise. Rien de clair. Rien de net. Une torpeur épaisse et brûlante. Je ne peux rien en dire. Pourtant je sais que c’est là aussi, qu’il faut dire. Dans cette torpeur d’enfance. Ma vieille mémoire fait obstacle comme si les circuits n’existaient plus, comme s’ils n’avaient jamais existés d’ailleurs. Coupés. Tranchés dans le vif de l’oubli. Pourtant quelque chose de ma vie tourne autour de ça. De cette torpeur. De cette brûlure des yeux. Des mains. Des mains je ne sais pas… je ne sais plus… Pourtant je le sens dans mes mains aussi. Comme une tragédie. J’ai neuf ans et quelque chose, là, se passe. Quelque chose qui n’appartiendra plus à moi ou à mes souvenirs. Mais qui sera moi. En creux de l’oubli. A  l’envers de ma peau. En filigrane invisible et silencieux. Je sais que c’est collé à la paroi ; souvenir suspendu en rappel d’un vertige. Lisse comme un verre dépoli et opaque. Le désir collé au verre dépoli de sa prison. Lisse et envahi de torpeur. Un peu comme la mort. L’angoisse de mort quand elle vous submerge. Diffuse et pourtant implacable. L’impossible. L’interdit. Comme le sens. Comme le sang. Infinie volupté de l’hémorragie.
Alors, cela revient par la bande. Toujours. Une bouffée qui monte à l’intérieur, un brasier qui s’enflamme d’un coup, et ça retombe. Toujours. Dans une sorte d’étouffement du sens. Des images. Un mur infranchissable. Un au-delà impraticable, insensé. Alors ça revient, une
conversation, une lecture, une ambiance surtout, ou un espace de solitude trop grand. Un climat, une lumière. Oui, une lumière d’ombres branlantes et rouge. Le feutre d’un silence. Ca revient dans les parties évidées de la chair, par bribes et par la bande. Par derrière. Toujours par derrière. Juste entre la jouissance et la mort. Juste au début et à la fin des choses. Juste comme un déluge. Avec la mer ouverte en deux.
La mère. Blanche dans cette lumière de feutre pourpre. Dans cette chambre des cérémonies. Cette chambre des noces silencieuses et mortelles. Lente liturgie du silence et de l’effondrement. Lent passage vers la mort.
J’ai neuf ans.
J’ai neuf ans. C’est à ce moment là que ça se passe. J’ai des points de repères. A la fin des vacances de noël nous ne sommes pas repartis. Nous sommes restés à l’auberge avec maman. Celle des grands parents. Des parents de lui. De l’autre. On m’a expliqué que j’irai à l’école du village. On m’a expliqué que maman ne voulait plus revoir papa. Que ces histoires concernent les grandes personnes. Que ça arrive.  Que c’est la vie. Que maman n’en peut plus de lui. Que c’est ainsi.  Alors, j’ai été à l’école du village.
Le soir c’est mon grand père Georges qui vient me chercher. Je fais mes devoirs dans la salle de bar de l’auberge. L’hiver c’est la saison morte. Peu de passage. Quelques habitués, des représentant de commerces comme on les appelait. L’hiver, il y a toujours du feu dans l’immense cheminée du bar. Ce feu qui me fascine tant. Avec maman on occupe la chambre numéro 3. Au premier étage. Celle au bout du couloir à droite. Celle qui donne sur la cour, juste devant le gigantesque tilleul. Celle… La chambre est petite, mais elle est bien chauffée. Nous sommes les deux seuls occupants de l’hôtel, mes grands parents sont dans un autre corps de bâtiments. Nous sommes seuls. Dans cette petite chambre d’hiver. Une armoire, un lavabo, un bidet, une petite table, deux chaises et un grand lit. Un confort austère. Elle est petite, mais il fait chaud. Et il y a maman.
La journée elle dort beaucoup. Elle pleure aussi. Mais je ne vois pas. A chaque fois que téléphone sonne, elle sursaute… non, ce n’est pas lui. Lui il appelle une fois par semaine. Toujours le même jour. Toujours à la même heure. Pourtant elle sursaute.
Georges allume exprès ses fourneaux pour elle, il se met en quatre pour la faire manger. Il ressort son Escofier. Ca sent bon dans la cuisine et George à l’œil qui frise quand elle lui demande « Qu’est-ce que vous préparez papa ?.... ». Il ne répond pas. « Allez…dégagez de ma cuisine… » avec son grand sourire coquin. Ils veulent la faire grossir, ils pensent que c’est un bon moyen pour passer cet hiver de solitude.
En hiver on ne veille pas trop tard. Dans ce coin perdu de campagne il y a peu d’imprévu. Peu de clients le soir. Elle est triste. Mais je crois que je ne m’en aperçois pas. Elle est là. C’est suffisant. Le soir, avant de passer à table, ma grand-mère Claire lui dit « Montez vous maquiller Suzette… vous êtes toute pâlichonne…. ». Elle y va. Et quand elle revient c’est comme si la grâce s’invitait à notre table. Légère. Une beauté profonde, intense. Bouleversante. Comme un mystère. Comme ces femmes en noir et blanc que je vois parfois à la télévision. Jean Seberg. Tout le monde le dit. Moi, je n’en sais rien. Les enfants ne savent pas ses choses là. Les enfants savent la lumière, la chaleur, le parfum. Le geste qu’elle fait pour me recoiffer. La main qu’elle pose sur ma main. Depuis qu’on est ici, elle est plus proche. Plus silencieuse. Plus attentive. Plus calme. Plus secrète. Elle ne se sent plus obligée de relever chacun de mes faux pas. Elle ne se sent plus observée par l’autre, Elle est différente, elle est toujours maman, mais elle moins mère. Elle me regarde souvent. Souvent nos regards se croisent. En silence. Elle est là. Et c’est bien. Et c’est suffisant. C’est l’hiver. Et ça pourrait durer une vie, ou mille, ou l’éternité.
Et puis il y a la cérémonie. Chaque soir, ou presque. Avec sa tragédie de lueur opalescente. Comme un bonheur vénéneux. Comme le lent glissement d’un serpent entre les hautes herbes de l’enfance. Quand elle me rejoint, je suis déjà couché. Toujours. Je ne dors pas. Elle ferme la porte. Dehors c’est la nuit du bout du monde. Les craquements des branches du tilleul. Et le bruit de la rivière qui passe l’écluse. Grondement sourd dans la nuit. La rivière parle et crie la nuit. Je jour on ne l’entend pas ; la lumière absorbe le bruit, la vie absorbe le bruit. Mais la nuit, le bruit de l’eau occupe la profondeur des ténèbres. Un mugissement. Une plainte. Un chagrin.
Il n’y a que la petite lampe de chevet qui est allumée. Comme le cierge d’une messe noire. La chambre est petite.  Le parquet craque un peu. Je suis comme un gisant allongé. Sans doute mort déjà.
Chaque soir elle va au lavabo. Pour se démaquiller. Chaque soir elle va au lavabo pour faire son brin de toilette. Et chaque soir se passe cette chose impossible.
Il faut que je me souvienne de tout. Des gestes. L’ordre des gestes. Et de cette pénombre. Et de son corps qui se dénude. Un à un elle enlève ses vêtements. Gestes lents d’un charme bleuté. Elle se déshabille. Je me souviens de la lenteur. De la précision des gestes. Le pull, qu’elle plie et qu’elle dépose sur le dossier de la chaise. Le soutien gorge qu’elle dégrafe en tordant ses bras dans le dos. La jupe qui glisse au sol, et qu’elle ramasse en s’accroupissant. Ses collants avec lesquels elle entraîne sa culotte. Il faut que je me souvienne de son regard perdu dans le fond de la glace devant elle lorsqu’elle se démaquille. Nue. Ses seins qui bougent à chacun d ses mouvements, ses reins qui se cambre. Elle est penchée, souple, légère, délicate et céleste, gracile et pleine à la fois, le visage tendu vers le miroir. Presque sur la pointe des pieds. Il faut que je me souvienne du gant humide qu’elle passe sur sa poitrine sous ses bras. Je ne sais plus qui elle est. Un rêve. Cette première nudité, me fait mal. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu nue avant. Sauf, là. Devant moi qui gît. Avec ce gant qui passe sur ses seins lourds, durs. L’eau qui coule dans le lavabo. L’eau sur l’écluse qui gronde. Mon ventre qui me fait mal. Un désir en forme de vertige. Comme une chute au ralenti. Elle s’assoit sur le bidet. Toujours cette eau qui coule. Et ses gestes de sorcière en plein sabbat. Le ventre. Plus bas que le ventre. Qui a-t-il plus bas que le ventre ? J’ai l’impression que sa main entre à l’intérieur de son corps. . Elle se relève. Elle s’essuie. Les seins, le ventre, les fesses. Je vois la serviette ébouriffer la crinière de son sexe. Devant. Des poils noirs, incongrus, obscènes. Mon cœur frappe ma poitrine. L’image de ce sexe recouvert de poils noirs s’incruste dans ma rétine. Je sais que je ne suis plus en vie.  L’image de ce corps entièrement nu. Entièrement interdit. Entièrement là. Plus nu que nu, au-delà du nu. Ce corps blanc qui troue l’ombre de la chambre comme un merveilleux poison pour les yeux. Corps blanc de silence vers lequel rampe un désir inconnu, indécents. Corps de chairs chaudes blanchis dans ses mouvements impudiques. Et bientôt c’est la traversée de ce corps  blanc dans ma chair d’enfance tendue d’énigmes nouvelles. Révélation du silence sur le vacarme de l’eau de la rivière qui saute par-dessus l’écluse. Jaillissement de silences obscurs. Cérémonie du corps avec ses rondeurs de cuisses ouvertes, avec cette peau d’ombres blanches qui s’offre à mes regards meurtris.
Chaque soir.
La cérémonie.
Chaque soir le même trouble qui monte et me brûle, comme une éventration. Puis elle enfile une chemise de nuit. Presque trop courte. Presque trop transparente. Puis elle se glisse, là, au chaud du lit. Elle se glisse dans le grondement des eaux de la rivière. Dehors. Dans la nuit.
Je ne respire plus. Je suis toujours un gisant la tête fracassé par les images. Maintenant elle est là, allongée. Silencieuse toujours. Je sens son parfum. Je sens sa chaleur. Je ne bouge pas. Je n’ai plus de forme, plus de poids, plus de présence. Mon sexe me fait mal. Et je ne comprends pas, cette douleur de plaisir, cette douleur d’envie, cette soif, cette convoitise. Je suis dans une bulle de torpeur inepte.
Chaque soir. La cérémonie. Elle lit un peu. Souvent je m’endors à ce moment là. Parfois je la vois éteindre la lumière. Et je sens sa main sur mon front. Et je sens ses lèvres sur ma joue. Et je sens son corps près du mien. Immobile. Dans une bulle étrange, une bulle vaporeuse, initelligible, inavouable et pourtant délicieuse. Comme le premier péché, comme la première pomme et le premier serpent. Honte douce et sublime. Honte d’avant le déluge. Et souvent je m’endors dans le mugissement de la rivière qui dans la nuit souffle sa plainte. Son chant pour appeler le jour et la paix.
L’hiver est là, et nous recouvre de silence, il tend sa couverture grise sur nos corps d’amants impossibles.
C’est l’hiver, même cette nuit où je me suis réveillé. Où l’air me manquait. Dans cette chambre écrasée de noir. Nos deux corps emmêlés. Et le souffle de son sommeil sur mon front. Et nos jambes entrelacées. Et ma main au chaud de son sexe. Et sa main serrant le mien. C’est l’hiver. Je crois qu’elle est nue. Elle dort dans mes bras. Si petits. Amant suffoquant, amant tétanisé d’angoisses chaudes. Je marche dans la nuit interdite et oppressante. Et Interdite. Et oppressante. Et interdite. Je marche dans cette chair abandonnée. Cette chair ouverte. Fendue. Chair moite qui me brûle la cervelle et le cœur. Nuit de tragédie antique. Nuit de destin. Nuit de l’enferment, et l’enfantement. Nuit de mort lente, et douce, et bonne, et belle. Nuit sans étoile, sans lendemain. Nuit de l’intime, de l’unique et de la fin. Je sens ses seins s’appuyer contre moi. Même avec mon pyjama je sens ses seins. Et ma main qui touche son ventre. Et ma main sur son sexe qui s’ouvre. Comme l’appel d’un sort maléfique et envoûtant. Cortège de spectres qui parcourt ma nuit, d’enfance, vrille ma tête.  Avec la douceur de sa peau. Sa respiration lente et régulière. Juste son ventre qui ondule comme une mer apaisée. Une mer au repos qui se berce d’elle-même. Il n’y a plus rien. Plus de rivière, plus d’écluse, plus de nuit, plus de chouette. Rien, que cette respiration et ce ventre qui s’ouvre sur ma main, si petite, ce ventre qui pleure et ondule, ce ventre humide qui suce mes doigts. Oui, qui suce mes doigts. Ventre vivant, ventre qui lèche, ventre avec sa langue offerte.
Je ne sais plus le temps. Une seconde, une minute, une heure ? Les nuits du destin durent l’éternité et même au-delà. Je sais qu’elle est nue maintenant. Elle a doucement roulé sur le dos. J’entends le froissement des draps comme un tonnerre assourdissant. Froissement. Crissement. Frôlement.  Et ce petit murmure du fond de sa gorge. A peine des soupirs appuyés. Complainte, qui se faufile. Mince filet de voix. Comme un ruisseau. Comme l’ombre sur un ruisseau. Juste la plainte de l’eau qui ondule lentement dans l’écartement de la lumière. Je ne sais plus le temps. Il n’y a que la torpeur de l’instant qui chavire. Dégringolade sans fin dans l’épaisseur de l’espace noir, au cœur d’une turbulence cotonneuse. On ne chavire qu’une fois dans un naufrage. Une fois. Et vous avez la vie pour couler.
Dans cette chambre il n’y a pas d’image. Que des gestes à peine esquissés, que des sons à peine gémis, que des frottements à peine effleurés. Nuit lourde de cet :« à peine ». Comme cette main qui dort sur mon sexe d’enfant. A peine. A peine sacré dans cette cérémonie célébrée, entre la terreur et l’extase. Lente descente du sacrement dans la nuit. Dans la peur. Dans les morsures. Nuit des goules et des ombres et des loups hurlants. Ventre chaud qui danse légèrement. Et sa main qui se pose sur ma main. Et sa main qui entre dans le corps de son ventre. Et sa main qui tremble sur ses propres chairs. Sa main qui presse ses seins comme si elle donnait du lait à la nuit. Et son ventre qui se creuse de longs soupirs, comme une mer qui danse et qui rend son eau sur le bord d’une plage dévastée. Lent cheminement de la mort et de l’extase. Du sublime et de l’horreur. Jusqu’à la crispation. Jusqu’aux derniers soubresauts. Les cuisses qui se serrent. Ma main prisonnière des chairs brûlantes et poisseuses. Et ce soupir si long, quand elle se retourne et s’éloigne. Rattrapée par son sommeil. Juste ma main posée sur ses fesses. Juste la douceur de cette peau. Juste la douleur d’un mal qui grandit lentement. Juste l’oubli, après. Juste le désespoir.
Nous sommes restés trois mois dans cette chambre. Jusqu’aux vacances de Pâques. Il a fallut qu’on la libère, la saison commençait. Nous nous sommes installés dans l’annexe. La chambre était plus grande, pas chauffée, et il y avait deux lits.
Nous somme restés trois mois dans ce silence mort et cet oubli. Trois mois de cérémonies. Et une nuit de sacre mortel. Noces impures. Sans voile, sans couronne, simplement la moiteur. La torpeur qui me prend tout le corps, encore maintenant. Comme si je devais traverser une brume brûlante. Et la stridence…
C’était l’hiver. Nous étions chambre 3. Celle qui se trouve à droite au bout du couloir. Celle qui donne sur le grand tilleul de la cour. La chambre 3, la même chambre où elle agonisera et mourra neuf ans plus tard. La même chambre. Le même lit. La même chaleur. Et la mort entre nous. Depuis toujours, entre nous. Chambre 3, où neuf ans plus tard, une vie plus tard, l’hiver, je regarderai la neige tomber, lente et lourde. Et son souffle rare, rauque couvrir le bruit de la rivière qui saute par-dessus l’écluse. Chambre 3, où elle dira dans ses derniers souffles son « pardonne-moi… » énigmatique…Chambre 3, il y avait un lit, une table des chaises, deux. Un lavabo, un bidet. Et la mort cachée dans l’ombre.
Franck

 

 

 

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